Chapitre 37
Saint-Nazaire. Vendredi, 13 h 20.
Après avoir roulé une quinzaine de kilomètres dans la direction de Saint-Nazaire, Darlan commençait enfin à apprécier la Bluecar, pour la plus grande satisfaction d’Alexandra. Sa première réaction, lorsqu’il avait découvert la voiture de Marie, avait été de se moquer du « pot de yaourt » qu’elle lui proposait, pour remplacer sa BMW, « grillée » dans la région.
Alexandra, pour sa part, était tombée en admiration devant la petite voiture aux lignes pures et au design affirmé. Enfin une voiture vraiment écolo qui avait une certaine allure ! Du tableau de bord futuriste au toit tapissé de panneaux solaires, la petite voiture affichait clairement son avance dans le domaine des voitures électriques. Elle avait accepté que le policier prenne le volant uniquement dans le but d’arriver à le convaincre qu’il existait autre chose que les grosses cylindrées. Une fois installé, Darlan avait dû reconnaître que le confort était au rendez-vous. Dès que Marie eut terminé de lui expliquer le fonctionnement de la voiture électrique construite par les groupes Pininfarina et Bolloré, Darlan s’était montré très dubitatif quant au fait qu’un véhicule électrique pût réellement mériter le nom de voiture. Habitué aux grosses cylindrées, il ne se montrait intéressé que si le moteur dépassait les cent cinquante chevaux.
– Bon, je retire ce que j’ai dit. Ce gadget se traîne moins que ce que j’avais imaginé. Mais apparemment, pas possible de dépasser le cent trente, dit-il en appuyant désespérément sur l’accélérateur. J’ai l’impression que le moteur est bridé à cette vitesse.
– C’est le cas, si tu avais écouté ce que Marie nous a expliqué au lieu de te plaindre. Et concernant la vitesse, c’est amplement suffisant, surtout sur cette voie rapide où elle est limitée à cent dix ! Ralentis, ce n’est pas le moment de se faire flasher, et puis c’est là qu’il faut sortir.
Darlan s’exécuta en acquiesçant :
– Bien, chef !
– Tu sais que tu es vraiment bête quand tu t’y mets ?
Darlan regarda Alex, cherchant dans son regard si le ton de la plaisanterie était toujours de mise ou pas. Avec sa perruque blonde et ses lunettes de soleil, son tailleur chic, le tout prêté une fois de plus par Marie, Alexandra lui semblait toujours aussi jolie, juste différente, comme une actrice qui se fond dans son rôle. De son côté, Darlan n’avait rien voulu sacrifier à son look et s’était contenté d’une casquette rasta et de lunettes de soleil. Alexandra lui trouvait ainsi un look de bad boy attirant, mais se garda bien de faire le moindre commentaire à ce sujet.
Avant de partir, le policier avait téléchargé le fichier des caméras de surveillance et était parvenu à mettre à jour la base de données de l’application « Coyote » de son iPhone, qu’il utilisait pour y ajouter la position des caméras. Chaque fois qu’ils allaient devoir passer devant l’une d’entre elles, ils seraient avertis comme s’il s’agissait d’un radar et ils s’arrangeraient pour baisser la tête ou mettre la main devant leur visage. Ainsi que l’avait précisé le policier, les logiciels de repérage étaient performants tant qu’on restait dans des attitudes « normales ».
– Tu me laisseras le volant au retour ? J’ai hâte de conduire cette petite merveille. Je comptais bientôt changer de voiture, je crois que j’ai trouvé.
– Comme tu voudras… C’est moins pire que ce que je craignais, mais il me manque quand même une bonne centaine de chevaux pour m’amuser. Et puis ce silence, ça m’angoisse. Quant au faux bruit, on est très loin du ronflement de mon V6, franchement ils auraient pu mettre quelque chose de plus pêchu. Ça fait jouet pour gosse.
– Vois-tu, pour mes trajets dans Lyon, c’est amplement suffisant, et puis l’idée de brancher la voiture sur une simple prise en arrivant chez moi, ça me plaît. Pour tout dire, j’adore la forme, l’intérieur, tout, quoi. Je crois bien que j’en suis tombée amoureuse.
Darlan laissa passer quelques secondes, puis lança, d’une voix qui ne lui ressemblait pas :
– Et ça t’arrive de tomber amoureuse d’autre chose que d’une voiture ?
Alexandra le regarda fixement, n’étant pas certaine du sens de sa question. Sous sa maladresse désarmante, essayait-il réellement de lui faire passer un message ou était-ce une boutade supplémentaire ? « Et on dit que les femmes sont compliquées », pensa-t-elle. Elle se mura dans le silence en espérant arriver rapidement à destination.
Obtenir un rendez-vous avec le responsable du bureau de l’APAVE de Saint-Nazaire dès le début de l’après-midi n’avait pas été une mince affaire, mais Alexandra avait tenu à relever le défi lancé par Darlan. Elle avait dû longuement insister sur l’intérêt que le public porterait à l’action de l’organisme de contrôle et à sa contribution à la bonne marche de la démocratie. Elle avait également avancé que ses lecteurs considéraient pour beaucoup que les organismes de contrôle pouvaient être défaillants, un des exemples marquants ayant été le scandale des prothèses PIP. Le responsable de l’APAVE avait finalement accepté ce reportage afin d’avoir l’occasion de rétablir la vérité auprès de la presse.
Alex était satisfaite d’avoir obtenu gain de cause. Ils allaient pouvoir faire avancer l’enquête sur ce point avant de reprendre le chemin du sud-est dès le lendemain.
Lorsque Darlan était venu frapper avec insistance à la porte de sa chambre quelques heures plus tôt, elle sortait de la douche et l’avait d’abord accueilli avec froideur sans ouvrir, lui parlant derrière la porte.
***
– Alex ! ouvre, il y a du nouveau.
– Je sors de la douche, alors t’es gentil, tu restes dehors.
Elle entendit distinctement le policier souffler de l’autre côté de la porte.
– Au cas où ça pourrait t’intéresser, je sais où les machines à voter sont assemblées.
– Super, j’imagine que tu vas me dire que c’est à l’autre bout de la France.
– Tu es dans le vrai, nous retournons en Rhône-Alpes. L’usine Nidap se situe à côté de Valence, dans un village qui s’appelle Chabeuil.
Elle ne répondit pas tout de suite. Il entendit la clé tourner dans la serrure. La porte s’ouvrit et il découvrit la journaliste, l’air stupéfaite, juste enveloppée dans une serviette bleue trop courte pour cacher ses cuisses :
– Tu plaisantes ?
– Heu ! non. Qu’est-ce qu’il y a qui te met dans cet état ?
Elle le regarda sans vraiment le voir, assaillie par les images du passé.
– Il y a que j’ai grandi à Montmeyran, un petit village à une dizaine de kilomètres de Chabeuil. C’est incroyable que nous devions précisément retourner là-bas.
Darlan ne comprenait rien de l’émoi de la jeune femme. Il la laissa parler, de peur de lancer une fois de plus une remarque déplacée. Elle alla s’asseoir sur le lit et continua. Il resta dans l’encadrement de la porte.
– Ma mère habite toujours là-bas, mais je ne l’ai pas revue depuis des années. Je m’étais jurée de ne plus y mettre les pieds.
– C’est peut-être un signe qu’il est temps d’y retourner, hasarda Darlan d’une voix calme.
Elle le fixa, sans savoir quelle réponse lui donner. Se pouvait-il que cet homme rustre, sans aucune finesse, puisse avoir raison ? Elle décida de ne pas se confier davantage, certaine d’être capable d’assumer, seule, comme toujours :
– Je crois que cette décision m’appartient. Quand partons-nous ?
– Dès demain, en avion. Fred a un copain qui tient l’aéroclub de La Baule-Escoublac. Il est d’accord pour nous emmener jusqu’à l’aéroport de Valence-Chabeuil en avion de tourisme. J’espère que tu ne crains pas les petits avions.
– Et pour le saut en parachute, tu crois qu’on utilise quoi ? Bon, laisse-moi maintenant, je dois m’habiller.
***
Bien qu’elle n’en ait rien laissé paraître, Alex avait passé le reste de la matinée et l’essentiel du déjeuner à se remémorer les circonstances qui l’avaient amenée à fuir le domicile de ses parents, à se souvenir de ces moments difficiles, de ces souffrances. De l’effort consenti pendant toutes ces années, pour oublier, pour vivre avec. À cette époque, elle s’était juré de ne jamais revenir, de ne jamais pardonner, d’être forte. Elle n’avait jamais failli à sa promesse. Darlan avait-il raison ? Le moment était-il venu d’oublier, de pardonner ?
La sonnerie du téléphone de Darlan retentit dans le silence de l’habitacle de la voiture. Il décrocha d’une main et reconnut instantanément la voix de Fred.
– Darlan, ramène-toi rapidement à la maison, y a un changement de plan.
– Que se passe-t-il ?
– Pas par téléphone, c’est bien toi qui m’as dit de faire attention avec ces engins. Bon, arrive… Dépêche.
– O.K., on revient.
Alex comprit au ton de sa voix que quelque chose le préoccupait.
– C’était Fred ?
– Oui, il nous demande de rentrer tout de suite. Mais il y a quelque chose qui cloche ; il m’a appelé Darlan.
– Mais tout le monde t’appelle comme ça, au moins de temps en temps, c’est ton côté flic, non ?
– Sauf que précisément Fred m’a toujours appelé par mon prénom et je me souviens même qu’il m’a dit que le jour où il m’appellerait Darlan, ce serait parce qu’il s’adresserait à moi en tant que flic.
– Tu crois qu’on doit rentrer ? C’est dommage, on est presque arrivé, et vu le mal que j’ai eu pour obtenir ce rendez-vous, ça m’étonnerait qu’ils apprécient qu’on leur pose un lapin.
– Désolé, Alex, mais là, je sens qu’il faut qu’on rentre, fais-moi confiance, tu veux ?
La journaliste eut l’intention d’insister pendant un instant, puis renonça devant l’air réellement inquiet du policier. Sans attendre davantage, il exécuta un demi-tour rapide et accéléra pour reprendre la N171 vers Batz-sur-Mer.