Chapitre 1
Deux ans plus tard.
Lyon. Direction Centrale du Renseignement Intérieur. Direction C. Centre opérationnel.
Mercredi, 16 h 56.
– J’ai un contact sur la localisation de son portable !
En un instant, la salle de surveillance de la brigade antiterrorisme fourmilla comme une ruche.
Une multitude d’écrans panoramiques recouvrait le mur principal de la salle du poste de commandement opérationnel, donnant à l’endroit un air de régie de télévision. Mais là s’arrêtait la ressemblance. La tension palpable des six policiers présents transparaissait dans leurs actions. Tous étaient appliqués à réagir aux événements avec célérité et précision. Cinq d’entre eux se concentraient sur leur console. Ils suivaient les images retransmises et s’efforçaient d’exécuter les ordres de leur chef qui dirigeait la manœuvre :
– Affichez les caméras, il me faut un contact visuel. Pelletier, qui avons-nous dans le quartier ? demanda-t-il à un des policiers qui peinait à suivre les demandes qui s’enchaînaient sans répit.
– Personne, monsieur. Il nous a bien baladés, on l’attendait à Villeurbanne, de l’autre côté du périphérique, il devait se sentir surveillé.
– Vous vous apitoierez plus tard. Qui avons-nous dans le quartier pour l’intercepter ?
– Personne. Nous avions prépositionné le gros des troupes pour l’embuscade. Je peux réassigner deux voitures et je les envoie sur place.
– O.K., faites ça ; combien de temps ?
– Elles y seront dans… huit minutes.
– C’est trop long !!
– On peut demander au commissariat local d’envoyer une voiture ? hasarda un autre fonctionnaire.
– Non ! ordonna le commissaire divisionnaire Pierre-Étienne Giraud, directeur des opérations de cette cellule antiterroriste de la DCRI. Je vous l’ai déjà expliqué, cette affaire ne doit pas sortir du service. Dites-leur de foncer.
L’agent pianota sur son clavier et le changement de mission se fit sans besoin d’aucun message radio.
Sur le mur, l’écran principal affichait une vue cartographique d’un quartier de la ville de Lyon. Cette image présentait un mélange de photos satellites et d’informations vectorielles, précisant notamment le nom des rues, des enseignes des boutiques... Un point clignotant, entouré d’un cercle dont le diamètre variait chaque seconde, progressait sur l’image le long d’une rue. Il marquait la localisation du téléphone portable de la cible et la zone de précision. Des symboles présentant des caméras et leur zone de couverture enrichissaient la carte affichée. Les images de ces caméras s’affichaient en direct sur une multitude d’écrans annexes. Un des policiers s’occupait, tel un réalisateur de direct, à sélectionner celles qui devaient être affichées sur les trois écrans principaux situés à droite de la carte numérique.
– On l’a sur la trois… et sur le panoramique.
L’homme marchait d’un bon pas. Sur l’écran, on distinguait seulement le haut de son crâne dégarni et les pans de sa veste de costume qui s’agitaient au rythme de sa marche. La caméra, située sur un immeuble dans la rue, était pilotée par un des opérateurs du centre. Il pouvait à sa guise effectuer un suivi en manuel ou en mode automatique. Dans ce dernier cas, un logiciel de reconnaissance d’image et d’anticipation de mouvement permettait, en théorie, de suivre un piéton ou un véhicule, même s’il passait derrière une haie d’arbres, un Abribus ou autres masques. Pour l’instant, le policier aux commandes pilotait la caméra en manuel, plus confiant en son jugement et en son expérience que dans les automatisations d’un logiciel.
Sur les autres écrans, deux images vidéo suivaient maintenant le déplacement de l’homme.
– On va le perdre, il va passer sous les arbres, annonça un des opérateurs.
– C’est pas grave tant qu’on le localise avec son portable, dans cette zone, on est à moins de vingt mètres en triangulation, corrigea un de ses collègues.
– Je vous rappelle que nous cherchons son contact, de savoir où il est ne nous suffit pas, et nos agents en ville ne seront là que dans sept minutes, coupa Giraud d’un ton sec.
Effectivement, l’homme fut masqué par une rangée d’arbres et les deux caméras le perdirent de vue. Seule une vue panoramique lointaine, où l’on distinguait, en haut de l’image, la basilique Notre-Dame de Fourvière se détacher sur fond de ciel bleu, permettait aux agents de suivre encore la cible, et de corréler ces informations avec la cartographie.
– Il tourne à droite ; il va vers la place Bellecour, on va le récupérer dans cinquante mètres.
Les policiers présents dans la salle principale avaient tous été recrutés pour leurs compétences en informatique, en communication, en décryptage, en langues… Ils avaient à leur disposition le matériel et les moyens qui leur permettaient en théorie de surveiller et de suivre tous les suspects, en fait n’importe qui, avec une efficacité redoutable. L’accès illimité à de nombreux fichiers et bases de données leur donnait également un avantage très important.
Sur un écran à part, la fiche de l’homme sous surveillance donnait toutes les informations utiles : nom, prénom, âge, profession, téléphone, mail, adresse. On y trouvait également beaucoup d’autres informations que le commun des mortels considérait comme strictement privées et confidentielles, mais qui étaient bel et bien accessibles aux agents présents dans la salle. Tous ces renseignements représentaient une synthèse et une compilation des données issues notamment des fichiers Cristina, Edvige et des bases d’un projet qui n’était pas censé avoir vu le jour : Hérisson. Ce projet, au départ une simple étude de faisabilité, visait à permettre une analyse à très grande échelle de tous les flux informatiques transitant par Internet et par les réseaux téléphoniques : une sorte d’Échelon à la française. Le projet avait été officiellement enterré après que la presse et des associations s’étaient emparées du sujet, dénonçant une atteinte manifeste aux libertés individuelles.
Pourtant, dans ces locaux de la DCRI, une batterie d’ordinateurs puissants animait le logiciel. Les traitements automatisés effectuaient des recoupements entre les différentes bases de données et réalisaient des synthèses. Ils étaient capables, par exemple, de reconnaître un visage sur n’importe quelle source vidéo ou photo envoyée par Internet ou par téléphone, de l’associer au propriétaire de l’appareil, aux coordonnées géographiques si l’appareil était équipé d’un GPS. Le système récupérait également instantanément tout le carnet d’adresses, l’historique des appels, des mails. Il enregistrait et décodait à la volée toutes les conversations, tous les SMS… Ces outils offraient aux policiers, dans cette salle, un accès sans limites aux données privées des présumés terroristes, ou de toute personne que l’enquête en cours pouvait amener à surveiller. Dès qu’ils avaient ciblé un suspect, les agents pouvaient ainsi facilement écouter ou réécouter l’enregistrement des conversations téléphoniques des postes fixes et des mobiles, lire et enregistrer la totalité du contenu des comptes mails privés et professionnels, consulter les relevés bancaires ou la liste des pages Internet consultées ces deux dernières années.
La DCRI, née du regroupement de la Direction de la Sécurité du Territoire et des Renseignements Généraux, n’avait jamais rêvé d’avoir un jour un tel outil de travail. Le décret, voté dans l’urgence après l’attentat du TGV Paris-Lyon, qui avait fait plus de cinq cents victimes deux ans plus tôt, avait enfin offert aux agents des moyens illimités d’investigation pour mener à bien leurs enquêtes et déjouer les nouvelles menaces. La plupart des outils existaient déjà auparavant, mais ne pouvaient réglementairement être utilisés. L’existence de tels moyens de surveillance restait bien entendu confidentielle. Les policiers du service étant, quant à eux, soumis au secret le plus absolu.
Philippe Darlan, l’expert analyste du centre opérationnel, avait notamment la charge de fournir et compiler les données, de paramétrer les filtres de recherche et de trouver des listes de mots clés. Il appliquait ses connaissances à fouiller toutes les sources possibles afin d’informer sa hiérarchie de toutes convergences de données pouvant alerter les services sur une activité terroriste. L’informaticien, considéré comme un des plus doués de sa promotion, passionné de hautes technologies, pratiquait son métier davantage comme une passion que comme une profession. Si l’affaire actuelle trouvait un dénouement favorable, ce serait, très certainement et une fois de plus, grâce à ses travaux.
Toujours suivi à son insu par la position de son téléphone portable et par les caméras de surveillance, l’homme pénétra sur la place Bellecour. Il passa à côté de la statue équestre de Louis XIV, dont la légende raconte que son auteur, ayant oublié les étriers, se serait suicidé (les vrais passionnés d’histoire savaient qu’il n’en était rien et que Louis XIV était représenté montant son cheval à cru, sans selle ni étriers.)
L’homme pressa le pas, se retournant fréquemment, comme s’il craignait d’être suivi.
– On n’a pas mieux comme image ? pesta Giraud devant la vue panoramique prise depuis une caméra éloignée de plus de deux cents mètres du suspect qui marchait au milieu de la place. Les tremblements de l’air dus à la chaleur qui montait du sol accentuaient encore la médiocrité de l’image.
– Non monsieur, aucune caméra sur la place, mais on devrait avoir une vue meilleure dans quelques secondes avec celle qui est installée au-dessus de chez Decitre.
Effectivement, au même moment, une autre caméra, installée sur l’immeuble qui abritait un des magasins de la célèbre librairie lyonnaise, capta l’image de l’homme. Celui-ci arrivait à l’extrémité ouest de la place, face au café Bellecour qui se situait de l’autre côté de la rue. L’agent manipula la caméra en rotation, regrettant une fois de plus que celle-ci ne soit pas équipée de zoom. Depuis plus d’un an, l’augmentation des crédits alloués aux communes pour la surveillance urbaine avait permis de remplacer les anciennes caméras par d’autres, beaucoup plus modernes. Ces derniers modèles, qui devraient à terme remplacer tous les anciens, étaient équipés de zooms capables de lire un numéro de téléphone sur un mobile ou un article de journal à cinquante mètres. Certaines caméras filmaient également en proche infrarouge et offraient une qualité remarquable même la nuit, à la lumière de l’éclairage urbain.
Sur l’écran panoramique, le suspect s’arrêta au niveau des arbres. Il agita la main.
– Il fait un signe de la main ! Son contact est dans ce café ou en terrasse. Réorientez la caméra et scannez les visages.
– Nous n’aurons pas assez de résolution pour lancer la reconnaissance de visage.
– Filmez quand même, on verra après pour la reconnaissance. On est à combien de temps de l’intervention ?
– Quatre minutes, monsieur, peut-être un peu moins.
– Alors, il n’y a plus qu’à souhaiter qu’il aille s’asseoir à la terrasse avec son contact pour nous laisser le temps d’arriver.