Chapitre 44
Le Pouliguen. Vendredi, 14 h 30.
Fred remonta le canal du port du Pouliguen à une vitesse très supérieure à celle autorisée pour l’entrée dans le chenal. Fort heureusement, il ne croisa aucune embarcation. Les touristes avaient déjà amarré et préparé leurs bateaux en prévision de la tempête. Malmenée par la houle, la frêle embarcation passa à quelques mètres seulement des bateaux de plaisance au mouillage le long des pontons. Manœuvrant avec dextérité, Fred aborda son propre ancrage en quelques minutes seulement.
Il lui avait fallu tout son talent de pilote pour diriger le Zodiac, si près de la côte. Les trois passagers avaient dû s’accrocher fermement pour éviter de passer par-dessus bord. À plusieurs reprises, le bateau avait décollé sur les vagues pour retomber lourdement sur l’eau. Tous avaient bien supporté la traversée. Darlan fut néanmoins très heureux quand il put descendre sur le quai. Il commençait sérieusement à ressentir les effets du mal de mer. Alex, qui, au contraire, avait apprécié le côté mouvementé du trajet, sauta à terre et amarra le Zodiac d’un geste d’habituée. Marie fit un signe à un homme qui regardait les bateaux au mouillage, depuis le parking situé plus haut, au niveau de la route.
– Gilles, nous sommes là. Ne bouge pas ! On arrive.
Ils montèrent rapidement l’escalier et Fred fit les présentations :
– Les amis, je vous présente Gilles Deligne, le seul homme que je connaisse qui pêche la sardine le matin et qui donne des cours de pilotage l’après-midi.
Alex et Darlan furent d’emblée impressionnés et conquis par la personnalité de ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix pour cent dix kilos, taillé comme une armoire à glace et doté d’un sourire charmeur. Son teint hâlé contrastait avec ses cheveux grisonnants bouclés, pas vraiment coiffés. Il devait avoir la cinquantaine passée, peut-être même soixante ans. Il serra la main de la journaliste qui constata que les paumes du pilote devaient être deux fois plus grandes que les siennes. De son côté, Darlan espérait que les avions qu’il pilotait étaient plus grands que les coucous d’aéroclub dans lesquels il lui était arrivé de monter.
– Merci d’être venu, Gilles, commença Fred, notre départ a finalement été plus mouvementé que prévu et nous avons besoin de disparaître très vite.
– Dans ce cas, nous pouvons partir tout de suite, ma voiture est juste là, au-dessus. Mais dis-moi, vous vous êtes battus avec qui pour avoir ces têtes-là ?
Il s’approcha de Marie et l’enlaça tendrement :
– Et toi, comment tu vas ? Tu as l’air toute pâle, tu ne supportes plus la façon dont ton Fred pilote son bateau ?
Marie s’efforça de respirer à fond pour étouffer le sanglot qu’elle sentait monter en elle :
– C’est pas ça, il se trouve que je viens de tuer un homme.
Gilles dévisagea son amie et se tourna vers Fred pour lire une confirmation sur son visage tuméfié.
– On y va et vous me raconterez tout ça dans la voiture.
Ils montèrent tous dans le monospace du pilote qui aussitôt prit la direction de La Baule.
Fred expliqua à son ami dans les grandes lignes les événements qu’ils venaient de traverser.
– Si tu peux nous planquer pour la nuit, termina Fred, Philippe et Alex pourront partir avec toi dès demain matin pour Valence.
– Désolé les amis, mais ça risque d’être difficile. La tempête qui approche est de celles où on ne sort pas en mer. Autant vous dire que demain, il va falloir oublier le voyage en avion. La météo annonce plus de cent kilomètres-heure de vent pour cette nuit et ce sera pire demain toute la journée. J’ai bien peur que vous soyez contraints de prendre un autre moyen de transport.
Il s’interrompit, le temps de regarder sa montre, puis reprit, tout en réfléchissant :
– À moins que…
– À moins que ?
– À moins qu’on décolle dans la demi-heure qui vient. C’est jouable, on pourra encore distancer la tempête. Mais après, aucune chance.
– Est-ce qu’on a d’autres choix ? demanda Alex, enthousiaste à l’idée de continuer sa journée par la traversée de la France en avion de tourisme pour devancer la tempête. Le temps joue contre nous. Je dis que nous ne devons pas hésiter.
Beaucoup plus prudent et n’aspirant qu’à rester un long moment sur le plancher des vaches pour calmer son estomac, Darlan se montra beaucoup moins intéressé par la proposition de Gilles :
– On pourrait y aller en voiture, on l’a déjà fait à l’aller, ça prendra plus de temps, mais d’un autre côté, on est sûr d’arriver.
L’imposante carrure de Gilles se retourna un instant et il regarda Darlan d’un air sérieux.
– Dis donc, fiston, tu ne serais pas en train de dire que c’est moins risqué d’aller à Valence en voiture qu’avec moi en avion ?
Alex intervint en posant la main sur le bras du policier qui s’apprêtait à répondre :
– De toute façon, nous n’avons pas le choix. Le temps nous est compté. Nous avons moins de trente-six heures pour trouver et réunir les preuves qui nous manquent puis tenter d’empêcher la fraude.
– La fraude ? Quelle fraude ?
– Nous t’expliquerons dans l’avion. Fred et Marie nous ont dit que tu es un très bon pilote et ça me suffit.
Gilles retrouva le sourire :
– C’est vrai ? Tu as dit ça, Marie ?
– Mais je le pense, Gilles, répondit-elle avec un grand sourire. Toutes ces balades que nous avons faites avec ton avion ! Nous avons toujours eu confiance. Et les enfants, je n’en parle même pas. Ils sont fans.
Darlan suivait les conversations sans réagir, pas vraiment convaincu ni enthousiaste à l’idée de rester enfermé dans un cockpit minuscule pendant des heures. Il se garda bien d’exprimer sa pensée, de peur de laisser transparaître l’angoisse qui lui serrait le ventre.
– Combien de temps de vol ? demanda Alex, tout en souriant devant l’air dépité de son compagnon de voyage.
– Avec le vent qu’on va avoir, on y sera en deux heures trente avec le Cessna 182. Si ça vous va, on met le cap sur le terrain. Le temps de préparer tout, on sera en l’air dans…vingt minutes. J’ai déjà préparé la nav.
– Comme je vois que je n’ai pas mon mot à dire, répondit Darlan. Allons-y… c’est pour la bonne cause.
– Super. J’appelle le club pour qu’on prépare l’avion. Avec ce qui arrive derrière nous, chaque minute compte. Vous devriez également passer par le bar et prendre la trousse à pharmacie pour vous redonner une figure humaine. Là, franchement, vous êtes à faire peur !
Après un passage éclair par le bar, ils pénétrèrent dans le hangar de l’aéroclub de la Côte d’Amour, situé sur le terrain de La Baule-Escoublac. Deux permanents finissaient de préparer l’avion et s’apprêtaient à le sortir.
– Aidez-les à sortir l’avion, demanda Gilles. Fred, tu viens avec moi au club.
Darlan s’avança et fit le tour du Cessna. L’allure du petit avion à aile haute ne lui inspirait pas confiance. Pourtant, cet avion comptait parmi les plus sûrs de sa catégorie. Son moteur de deux cent trente chevaux lui assurait une vitesse de croisière de plus de deux cent cinquante kilomètres-heure et une autonomie de huit heures.
– C’est la première fois que tu montes dans ce genre d’engin ? demanda Marie qui l’observait depuis un moment et qui venait de le rejoindre à l’arrière de l’avion.
– En fait non, mais jamais pour traverser le pays. Les avions que je prends d’habitude sont franchement plus gros que celui-là. Je pense même qu’il y a plus de place dans ma voiture qu’à l’intérieur de ce coucou, et certainement presque autant de puissance.
– Nous sommes souvent allés nous promener sur la côte ou voir les îles. Quand il fait beau, c’est un régal.
– Et un jour comme aujourd’hui ?
– Je pense que ça va secouer.
Elle regarda attentivement le policier et comprit qu’en fait, il était perturbé à l’idée d’être malade, mais ne voulait pas l’exprimer devant eux, et surtout pas devant Alexandra. Elle ouvrit son sac à main pour en sortir une boîte de médicaments :
– Si tu veux passer un voyage sans histoire, je te suggère de prendre deux comprimés de ça. J’en ai toujours dans mon sac, Amaury est assez sensible en bateau ou même en voiture. Tout ce que tu risques, c’est qu’avec ça et les antalgiques que tu viens déjà d’avaler, c’est de dormir pendant tout le vol.
– J’aime autant ça !
Darlan se saisit de la boîte et avala directement trois comprimés, tout en s’assurant qu’Alex n’avait rien suivi de leur discussion, puis claqua une bise sonore sur la joue de Marie :
– Tu es une mère pour moi, dit-il en souriant.
– Tu le mérites. Et quoi qu’il arrive, prends bien soin d’Alexandra. C’est vraiment quelqu’un de bien et j’ai le sentiment que vous êtes à l’aube d’une belle histoire.
– Toujours cette envie de marier tes amis, n’est-ce pas ? rigola le policier, sans doute un peu trop fort pour être crédible.
Il continua :
– Écoute, Alex est sympa, c’est vrai, mais franchement, nous n’avons rien en commun, c’est une emmerdeuse de première. J’ignore si je serais capable de la supporter au quotidien. Je suis un solitaire casanier et elle passe son temps à faire des sports extrêmes et autres trucs déments avec d’autres sportifs. Elle ne respecte rien, réagit à l’instinct, sans réfléchir. Non, c’est franchement pas mon truc.
– Mais elle te plaît, non ?
– Je t’en prie, arrête avec ça, ce n’est pas la question.
– Si tu veux un conseil, essaie de comprendre pourquoi elle pratique ces sports dangereux, c’est la clé de son cœur.
Darlan pouffa de rire et enlaça son amie :
– Fred a raison, t’es vraiment une marieuse.
Alexandra regardait du coin de l’œil le policier en pleine discussion avec Marie. Elle ne put s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur en voyant Darlan presser Marie contre lui. Elle s’en voulut aussitôt de ce sentiment qu’elle savait être de la jalousie, mais s’approcha néanmoins d’eux pour se mêler à la conversation. Une pointe de curiosité, peut-être. Elle fut interrompue par une voix derrière elle.
– Vous nous aidez à sortir le taxi ?
Alex se retourna vers le plus petit des deux hommes qui venaient de terminer la préparation de l’avion. Marie et Darlan s’avancèrent également pour aider.
Dix minutes plus tard, l’appareil avait pris place sur le parking, face au vent. Prêt à partir. Fred et Marie s’approchèrent de Darlan et Alex.
– Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous vous laissons affronter seuls la suite des événements, commença Fred. Mais ce qui s’est passé aujourd’hui, c’est vraiment trop pour nous. Marie est morte de trouille pour les enfants. Nous allons nous cacher jusqu’à la fin de cette affaire. Et je n’exclus pas de demander la protection de la police.
– Mais pas pour l’instant, compléta Marie en forçant la voix, pour couvrir le bruit du vent, les yeux pleins de larmes qu’elle peinait à refouler. Vous devez avoir les mains libres au moins jusqu’à dimanche.
– Ce n’est pas un problème, répondit Darlan. Vous nous avez aidés plus que vous ne l’imaginez.
– Vous pouvez toujours compter sur nous pour vous aider à distance, continua Fred. Nous allons faire en sorte que cette affaire devienne publique. Nous avons beaucoup d’amis, de relations. Plus nous serons nombreux et plus nous serons protégés.
– Je vais également mettre à contribution tous les électroniciens de notre réseau d’anciens élèves de Supélec, annonça Marie. Nous communiquons régulièrement à travers des forums en nous lançant parfois de petits défis. J’ai créé et j’anime un de ces blogs et je suis assez influente sur un autre. Je ferai en sorte que nous puissions unir nos efforts pour vous aider. Il nous suffira d’un schéma, ou à défaut, de photos. Nous serons votre base arrière, n’hésitez pas. Je suis certaine que je parviendrai à les intéresser.
– Restez cachés avec les enfants au moins jusqu’à lundi. Vous savez où aller ?
– Je suis issue d’une famille de résistants, plaisanta Marie, et tu as vu notre maison. Nous avons plein d’amis dans la région, personne ne nous retrouvera.
Fred s’approcha et tendit une enveloppe à Darlan :
– Prends ça. Tu ne pourras pas retirer d’argent sans être immédiatement repéré. Avec ça, vous aurez au moins de quoi voir venir, louer une voiture et tout, quoi !
Darlan ouvrit l’enveloppe :
– Mais tu es cinglé, il y a au moins dix mille euros là-dedans !
– Neuf mille cinq cents, pour être précis, compléta Gilles. C’est tout ce que j’avais dans le coffre.
Darlan s’apprêtait à rendre l’argent à son propriétaire, mais Gilles stoppa son geste et prit un air sérieux :
– N’essaie même pas. Vous avez besoin de cet argent... Vous faites ça pour une cause qui en vaut la peine. Par ailleurs, je ne sais pas si on t’a dit, mais je pilote beaucoup moins bien quand on me met en pétard. Alors, vous prenez cet argent et on n’en parle plus.
Fred compléta :
– Tu m’as suffisamment expliqué ce que tes potes de la DCRI sont capables de découvrir à partir d’un retrait par carte, d’un paiement, ou simplement en reconnaissant ta tête sur une caméra de distributeur, alors ne viens pas m’expliquer que tu vas y arriver tout seul.
– Merci, c’est gentil, mais on n’a pas besoin de tout ça. J’ai appelé une connaissance de Lyon. Il va venir nous récupérer à l’aéroport et nous pourrons compter sur sa logistique, voire sur une aide musclée au besoin.
– Je vois que tu as gardé des bonnes relations, Philippe. Effectivement, ça devrait aider. S’il te plaît, ne refuse pas cet argent. Ne me prive pas du plaisir de te rendre une toute petite partie de ce que tu nous as permis de récupérer sur l’héritage de Marie. Tu sais très bien que ça ne nous manquera pas.
Une rafale plus forte fit osciller l’avion sur ses amortisseurs.
– Bon, les amis, intervint Gilles, je ne voudrais pas vous presser, mais si on reste là plus longtemps, on ne pourra plus décoller. Le front arrive et cet avion n’est pas équipé pour voler là-dedans.
– Embrassez les enfants pour nous ; et dites-leur bien que je reviens dès cet été, termina Darlan.
Après une dernière effusion, Alexandra monta à l’avant avec Gilles, tandis que le policier s’installait tant bien que mal sur le siège arrière en ronchonnant à propos de l’exiguïté de l’habitacle.
Gilles mit en marche le moteur après avoir déroulé la check-list. Il connaissait par cœur les procédures et vérifications à réaliser pour la mise en route et le pilotage de l’appareil, mais, en tant qu’instructeur pilote, il se faisait un devoir de lire la check-list pour se conformer à ce qu’il demandait à ses élèves. Alexandra, assise sur le siège de droite à l’avant, observait avec attention les différentes manœuvres, essayant de suivre et de comprendre. Gilles remarqua l’intérêt de la journaliste :
– Là on n’a pas trop le temps, mais dès que nous sommes sortis de la région, je t’explique tout.
– Super ! Ça fait un moment que l’idée de prendre des cours me trotte dans la tête.
– C’est amusant, fit remarquer Darlan depuis la place arrière, c’est bien un truc qui ne me serait jamais venu à l’idée.
– Eh bien, j’espère que ce vol arrivera à te convaincre du contraire, termina Gilles au moment où le moteur commençait à vrombir et l’hélice à tourner.
Les vibrations résonnèrent dans l’habitacle et le bruit enveloppa les passagers.
Fred et Marie s’étaient positionnés à dix mètres de là, se tenant par la taille, serrés l’un contre l’autre. Au moment où le pilote montait la manette des gaz pour faire rouler le Cessna vers la piste d’envol, ils agitèrent le bras en guise d’au revoir. Alexandra leur souffla un baiser dans la main. À cet instant, elle aurait aimé être à leur place, pas pour voir des amis partir, mais parce qu’elle enviait leur complicité, leur amour que rien ne semblait pouvoir altérer.
Gilles passa devant la manche à air, figée en position horizontale sous l’effet du vent, puis remonta le taxiway et aligna son avion en bout de piste 29, face au vent. Il passa son message à la radio pour annoncer son décollage. La réponse de la tour de contrôle ne se fit pas attendre :
– Fox Sierra Juliette, le décollage, vent du deux cent cinquante pour trente nœuds, attention aux turbulences en bout de piste. Rappelez en sortie de zone. Bon voyage !
Le pilote poussa la manette des gaz et, après un temps de roulage très court qui surprit Darlan, l’avion s’éleva au-dessus de la piste. Les rafales le secouaient et Gilles luttait pour maintenir la ligne de vol. Dès qu’il eut atteint une hauteur suffisante, il vira par la droite et fila vers le sud-est, poussé par le vent du large. Les deux passagers eurent néanmoins le temps d’admirer la côte toute proche, qui semblait être mangée par l’ombre des nuages qui déferlaient.