Chapitre 13
Lyon. Mercredi, 21 h 55.
Alexandra raccrocha son téléphone. Pas de réponse. Juste le répondeur. Elle était sidérée que son amie ait pu lui poser un lapin. Elle regarda une nouvelle fois sa montre. Elle attendait devant l’entrée de l’immeuble depuis plus d’un quart d’heure maintenant. Françoise aurait dû être arrivée depuis un bon moment déjà. Si elle avait eu un contretemps, elle lui aurait téléphoné. Elle se demanda un instant si le fait que sa chef ne soit pas venue ne devait pas l’inciter à laisser tomber et à rentrer chez elle.
La journaliste ne voulait pas rester plus longtemps à faire les cent pas devant l’entrée. Une dame âgée avait pénétré dans l’immeuble quelques minutes plus tôt en la regardant de façon insistante, comme pour lui signifier qu’elle avait remarqué sa présence devant la porte, sans entrer ni sortir.
Elle sortit les clés de Fallière de la ceinture et soupesa le trousseau, comme si ce geste pouvait lui souffler la décision à prendre. Hésitant encore, elle appuya sur le bouton de la sonnerie de l’interphone par acquit de conscience. Elle savait que l’ingénieur était divorcé, sans pour autant être certaine qu’il vivait seul. Elle en avait juste l’intuition, mais elle préférait s’assurer de ne pas tomber nez à nez avec un occupant une fois qu’elle serait entrée dans l’appartement.
Elle appuya sur l’interphone une seconde fois. Toujours pas de réponse. Elle regarda son téléphone, comme s’il allait spontanément se mettre à sonner et la mettre en communication avec Françoise et ainsi lui fournir une solution à son indécision. Elle releva la tête, regarda alternativement vers le haut puis le bas de la rue, puis se résolut à placer la clé estampillée « Entrée bas » dans la serrure et ouvrit la porte. Elle se dirigea sans hésiter vers l’ascenseur et appuya sur le bouton du quatrième étage.
La montée rapide ne lui laissa pas le temps d’imaginer la suite. Elle décida de continuer à l’instinct. Sur le palier du quatrième, Alexandra repéra rapidement l’appartement de Fallière parmi les quatre possibles. À nouveau, elle hésita devant la porte. Se lancer dans le vide depuis un pont avec un élastique attaché aux pieds ou sauter d’un avion lui paraissait à présent beaucoup plus facile que de pénétrer chez un quasi-inconnu. La journaliste se sentait en faute, terrorisée à l’idée de se faire prendre.
Un bruit l’alerta. Derrière elle, l’ascenseur redescendait. Il n’en fallut pas plus pour la décider.
Une des clés du trousseau correspondait à la serrure de sûreté de la porte d’entrée. Elle referma celle-ci derrière elle et resta un instant la main sur la poignée, pour se rassurer, le temps que ses yeux s’habituent au peu de lumière que la rue apportait à la pièce où elle venait d’entrer.
La relative fraîcheur de l’appartement contribua à la calmer. Sans s’en apercevoir, elle avait ouvert, était entrée et avait refermé sans respirer. Alex resta ainsi pendant un moment puis se décida à bouger.
Elle repéra un interrupteur à sa droite et appuya sans hésiter. Un plafonnier s’alluma, éclairant progressivement, à mesure que l’ampoule électronique chauffait, une entrée sur laquelle s’ouvrait un grand salon. Sur la droite, du courrier s’entassait sur un guéridon en noyer. Alexandra y déposa les clés sans même réfléchir, comme si elle venait de rentrer chez elle.
Avant de pénétrer dans la pièce principale, elle décida de commencer par l’exploration de l’entrée. Elle découvrit à droite une petite salle de bains. Au vu des produits disposés au-dessus du lavabo et autour de la baignoire, il était clair qu’aucune femme ne vivait avec Fallière depuis longtemps. Son intuition ne l’avait pas trompée. Elle reposa un flacon d’après-rasage bon marché, exactement à sa place, marquée par une trace de poussière. Pas de décoration particulière, la salle de bains était avant tout fonctionnelle, et triste.
De l’autre côté, dans l’entrée, la porte qu’elle poussa s’ouvrit sur une chambre à coucher. Le lit défait, quelques vêtements posés à la hâte sur une chaise. L’odeur de renfermé indiquait que la pièce était restée fermée depuis le matin au moins. Les doubles-rideaux étaient tirés et aucune lumière de l’extérieur ne pénétrait dans la chambre. Elle alluma et s’approcha d’une commode sur laquelle était posée une lampe baroque probablement achetée dans une brocante. À côté était placé un cadre photo, orienté pour être visible du lit. Elle y reconnut l’ingénieur, de dix ans plus jeune au moins, en compagnie d’une femme assez forte et de deux adolescents, dans un restaurant en bord de mer. Ils semblaient tous heureux, figés dans le souvenir de papier. Manifestement une photo de vacances. « Sa femme et ses enfants, se dit-elle, divorcé comme tant de monde ».
Pendant un instant, la vision de sa propre enfance, la souffrance de la disparition de son père et des années de cauchemar qui avaient suivi s’imposèrent à elle. Perturbée, elle dut faire un effort pour chasser ses souvenirs et se concentrer sur la mission qu’elle se devait d’accomplir. Elle reposa le cadre comme s’il lui brûlait les mains.
Elle fit rapidement le tour de la pièce. Plusieurs livres reposaient sur la table de chevet. Un roman, qu’il ne finirait jamais, posé en haut de la pile. Elle jeta un coup d’œil à la couverture : un thriller policier, le dernier Grangé, quelle ironie ! Alex l’avait terminé depuis plus d’un mois. Le marque-page était placé juste avant le dernier chapitre. « Il ne connaîtra jamais la fin, quel dommage ! » se dit-elle en pensant elle-même au roman qui l’accompagnait tous les soirs depuis une semaine et dont elle savourait l’histoire.
La journaliste ouvrit l’armoire, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Peut-être avant tout à connaître un peu cet homme qu’elle n’avait pas eu le temps de rencontrer, sauf pour assister à son assassinat. Le contenu du meuble ne lui apprit rien.
Alexandra quitta la chambre et se dirigea vers la pièce principale. Le grand salon donnait d’un côté sur une petite cuisine ouverte, juste séparée de la pièce par un comptoir devant lequel étaient placés deux tabourets hauts. Simple et fonctionnelle, la cuisine ne semblait pas servir souvent, si l’on en croyait le rangement impeccable de tous les ustensiles et la mince pellicule de poussière qui recouvrait le plan de travail.
De l’autre côté du salon, une porte fermée vers laquelle Alex se dirigea instinctivement. Elle traversa la pièce, meublée d’un canapé et d’un fauteuil en cuir crème plus très jeunes, disposés autour d’une table basse. Le reste de la pièce ne brillait pas par son originalité. Un buffet bas, deux lampes abat-jour sur pied qui apportaient un éclairage fade à l’ensemble. Le papier peint qui couvrait les murs devait dater des années quatre-vingts. En face du canapé et seule originalité du salon, voire de l’appartement : pas une immense télévision à écran plat comme chez la plupart des gens, mais une bibliothèque en bois sombre qui occupait tout le pan de mur, et qui encadrait même la porte vers laquelle elle se dirigeait. Elle devait contenir plusieurs milliers d’ouvrages.
Alexandra prit un moment pour parcourir les titres. Passionnée de lecture, elle aimait passer du temps chez les libraires et ne pouvait s’empêcher de consulter le contenu des bibliothèques de ceux chez qui elle allait. Elle y trouvait un moyen de définir la personnalité et même d’entrevoir la face cachée de leurs propriétaires. Les goûts de Fallière en la matière étaient très éclectiques. Alexandra retrouva pêle-mêle des romans allant de Jules Verne à Amélie Nothomb en passant par Isaac Asimov et Dan Brown. Quelques essais et prix littéraires plus ou moins récents, dont un Michel Tournier, côtoyaient des ouvrages techniques d’électronique, d’informatique ou de mécanique. Elle trouva même quelques romans « jeunesse » qui avaient dû appartenir aux enfants de Fallière.
Regardant le fauteuil encore plus usé que le canapé, la journaliste s’imagina sans peine l’ingénieur assis là, dévorant un bon bouquin comme il avait dû le faire si souvent.
La porte incluse dans la bibliothèque donnait sur un petit bureau très encombré. Lorsqu’elle pénétra dans la pièce, elle fut accueillie par une bouffée de chaleur. La fenêtre, orientée plein sud, sans rideaux ni volets associée à l’exiguïté de la pièce fermée, avait transformé l’endroit en four.
Juste en face de la porte, un bureau en bois sur lequel Alex repéra immédiatement le boîtier vertical disgracieux d’un ordinateur doté d’un écran plat. Une imprimante, un scanner et l’habituel enchevêtrement de fils et de cordons qui en permettaient l’utilisation complétaient l’équipement. Une fois de plus, la journaliste se félicita de posséder un Mac, qui en plus d’une esthétique avantageuse, ne comportait que très peu de fils. Le reste du local était encombré de cartons, de piles de papiers et de boîtes de dossiers d’archives. Deux rangées d’étagères accueillaient beaucoup de revues techniques et scientifiques. Dans un coin se trouvaient remisés des rouleaux de plans qui devaient certainement servir à construire quelque chose. Autour de la chaise, la surface au sol ne devait pas excéder trois mètres carrés.
Alexandra s’installa devant l’ordinateur. Elle écarta une pile de papiers où s’entassaient pêle-mêle des factures, des articles de journaux, des notes manuscrites et quelques brochures publicitaires, puis posa à la place les objets qu’elle avait extraits de la ceinture de Fallière. Trouver l’interrupteur de l’ordinateur lui prit quelques secondes. Le système commença à se lancer.
Patientant devant l’écran, elle souleva les premiers papiers en haut de la pile. La journaliste remarqua rapidement une coupure de journal où la typographie de Jour de Lyon, le quotidien qui l’employait, lui sauta aux yeux. Elle sortit le feuillet de la pile et arrêta son geste, stupéfaite. Devant ses yeux, l’article qu’elle avait rédigé quinze jours plus tôt sur la théorie du complot concernant les événements du 11 septembre 2001. Cet article lui avait fait découvrir que beaucoup de monde était convaincu que ce drame avait en fait été orchestré par le gouvernement américain afin de justifier l’intervention des États-Unis en Iraq. Les nombreux messages qu’elle avait reçus après la parution de l’article témoignaient de l’intérêt de ses lecteurs pour le sujet.
Alexandra se releva et entreprit de séparer les coupures de journaux des autres papiers. Elle découvrit ainsi pas moins de huit articles portant sa signature, tous parus au cours des trois derniers mois.
« Un fan ? » se dit-elle, presque amusée. Plus sérieusement, elle se demanda ce que Fallière pouvait bien trouver de suffisamment passionnant dans ses articles pour aller jusqu’à les collectionner. Elle n’ignorait pas que certains de ses lecteurs prenaient ses écrits pour de l’information au premier sens du terme alors que le seul but était au contraire de montrer comment, à partir des informations disponibles, les croyances populaires pouvaient fabriquer une réalité alternative à laquelle beaucoup adhéraient. Nombre de lecteurs qui lui écrivaient semblaient persuadés qu’elle avait effectivement mis à jour un complot et certains se proposaient même de l’aider pour faire « éclater la vérité ». Les avertissements qu’elle s’évertuait à écrire en début et fin d’articles pour insister sur le fait que les soupçons de complots relatés n’étaient en fait que l’expression de légendes urbaines contribuaient même, selon des lecteurs, à démontrer le contraire.
Alexandra passa sa main dans ses cheveux mi-longs. Elle répétait souvent ce geste lorsqu’elle était plongée dans ses réflexions.
Elle n’imaginait pas Patrick Fallière dans ce rôle d’illuminé, prêt à croire qu’un gouvernement pouvait décemment et en toute discrétion, décider de telles actions. Elle gardait de leurs quelques échanges l’image de quelqu’un de posé et factuel. Et puis, il voulait qu’elle l’aide à dénoncer un complot, c’était le mot qu’il avait employé. Il en était mort.
L’ordinateur termina de se lancer sans qu’Alexandra ait à entrer un mot de passe. Les icônes, sur l’écran, étaient remarquablement bien organisées, rien à voir en tout cas avec le rangement de la pièce. Alexandra décida en premier lieu de consulter les informations du disque dur, ainsi que le lui avait conseillé son collègue Jérôme du service informatique. Il lui avait montré également comment accéder aux fichiers cachés. Elle parcourut rapidement les interminables listes de fichiers et de répertoires. Les données personnelles de l’ingénieur étaient toutes regroupées dans un seul dossier. Des courriers administratifs, des photos de familles, des relevés de compte ; rien de bien intéressant : dix ans de stockage de données privées qui n’intéresseraient plus personne aujourd’hui, même pas sa famille… Celle-ci avait déjà dû être prévenue à cette heure, peut-être sa femme ou ses enfants allaient-ils venir jusqu’à l’appartement, elle devait faire vite.
Patrick Fallière devait avoir caché les informations quelque part dans l’ordinateur ou dans la clé qu’il lui avait confiée. Suivant son intuition, elle introduisit la clé USB dans un des ports disponibles.
Après quelques secondes, une petite fenêtre apparut, réclamant un code à vingt caractères. L’idée de la clé était la bonne. Il fallait maintenant trouver le code.
Alexandra examina le reste du contenu de la ceinture. Un seul élément n’avait pas encore trouvé son utilisation : le ticket imprimé d’un code-barres. Pas de chiffres ou de caractères. Juste ces traits. C’était forcément le moyen d’accéder aux données sinon Fallière n’aurait pas transporté ce ticket en même temps que la clé USB. Comment utiliser ce code-barres pour découvrir la séquence de caractères demandés pour accéder au contenu de la clé ? Elle regarda attentivement en dessous des barres, espérant y lire des chiffres comme sur les étiquettes des magasins, en vain.
La journaliste passait en revue les possibilités qui s’offraient à elle. Elle regrettait de ne pas avoir demandé à l’administrateur informatique du journal de l’accompagner, il aurait certainement déjà trouvé la solution. Pour elle, l’informatique demeurait un simple outil. L’idée même de devoir paramétrer quelque chose dans un fichier de configuration la révulsait. Certains de ses collègues se targuaient de savoir accéder à des ressources cachées de l’ordinateur à grand renfort de lignes de codes et de programme spéciaux. Elle ne comprenait pas comment on pouvait trouver passionnant d’acheter un équipement qui nécessitait tant de connaissances et de travail pour en obtenir le comportement normal.
Tourner et retourner dans les listes de fichiers la mettaient mal à l’aise. Elle souffrait de la chaleur étouffante. Elle déboutonna le haut de son chemisier sur dix centimètres et joua avec l’encolure élargie pour créer un courant d’air. La vague sensation de fraîcheur générée par le mouvement ne dura que le temps du geste. Elle se leva pour ouvrir la fenêtre du bureau qu’elle parvint à atteindre en enjambant une rangée de cartons de déménagement. Elle se dirigea ensuite vers le salon où elle ouvrit en grand une porte-fenêtre. Un courant d’air s’établit aussitôt, lui permettant de recouvrer un semblant de bien-être. Elle resta un instant à observer la rue et profiter de la relative fraîcheur.
Elle regarda à droite et à gauche, espérant voir son amie se diriger vers l’immeuble. Personne.
Alexandra consulta son téléphone, pas de message. Elle appuya sur le raccourci du dernier appel. Elle raccrocha dès que le message de la boîte vocale eut commencé, agacée. Elle savait que la rédactrice en chef pouvait parfois se montrer imprévisible, ce qui l’amusait souvent et la déroutait parfois. À présent, elle imaginait la remarque qu’elle ne manquerait pas de lui faire dès le lendemain matin.
Elle retourna dans le bureau où la température s’était stabilisée à une valeur supportable. Elle commença à fouiller dans tous les tiroirs, sur toutes les étagères, ne sachant pas vraiment quoi chercher, mais convaincue que le ticket lui permettrait de rendre lisibles les données cachées. Peut-être avec une machine, un lecteur. Elle marqua une pause pour réfléchir. La solution devait être devant elle. Elle regarda attentivement l’ordinateur et remarqua dans la barre de tâches en bas, le clignotement d’une icône symbolisant une caméra qui s’animait régulièrement. Relevant la tête, son regard se posa sur une petite ouverture circulaire en haut de l’écran : une webcam. Elle bougea la main devant l’objectif et constata que l’icône bougeait de bas en haut, au rythme du mouvement.
Saisie d’une intuition, elle présenta le ticket devant la caméra. Instantanément, les vingt cases se remplirent de petites étoiles et une fenêtre d’exploration des fichiers cachés s’afficha.