Chapitre 38
Paris. Salle de crise, niveau – 5. Rue des Saussaies. Vendredi, 13 h 30.
– Où en êtes-vous ?
– Mon agent est sur place. Nous devrions savoir très rapidement ce qu’il en est.
– Sera-t-il en mesure de gérer la situation ?
– Sans aucun doute. Il est toujours très efficace.
– Vous ne savez pas encore si le problème s’est propagé ?
– Non, monsieur, mais je le saurai très rapidement.
– Pourquoi appelez-vous, alors ? Je croyais avoir été très clair sur les communications.
La voix au bout du fil hésita. Puis elle reprit :
– J’ai découvert ce que nous couvrons, monsieur. Je suis au courant pour les machines à voter… Je comprends mieux certaines choses, maintenant, et je suis convaincu que nous aurons beaucoup de difficultés à conserver le secret bien longtemps.
– Nous ne vous payons pas grassement pour entendre vos états d’âme. Nous prenons les décisions et vous les exécutez. Cela vous pose-t-il un problème ?
– Non, monsieur. Je me demandais juste si tout cela avait encore un sens. L’info est maintenant sur Internet, sur des blogs et depuis peu, la rumeur se répand également sur Facebook et Twitter. Vous devez prendre conscience qu’à un moment, si la fuite est hors contrôle, vous devrez arrêter les frais et penser à une autre option.
Bien que la salle soit climatisée, le haut fonctionnaire transpirait. Il s’essuya le front avec un mouchoir d’un blanc immaculé. Sa main tremblait régulièrement. Sans doute l’excès de café, ou le manque de sommeil. Il regarda les trois autres personnes qui venaient de le rejoindre dans la pièce, après que chacun eut reçu le code d’appel de l’agent de la DCRI. Tous avaient les traits tendus, crispés, fatigués. Ils assistaient, impuissants, au dérapage qu’ils avaient évoqué au début de l’affaire comme étant une hypothèse d’école, intéressante à envisager, mais qui ne pouvait en aucun cas se réaliser. Il n’osait imaginer les conséquences en cascade si la fraude était réellement rendue publique. Il se demandait à présent s’il n’avait pas péché par orgueil, sûr de son fait, sûr de son organisation, sûr de son impunité. Tout avait été prévu : « Les différentes tâches sont découplées de sorte que personne ne pourra jamais avoir une vue d’ensemble. » avait dit le responsable technique. Il l’avait cru, comme les autres. Il était tellement tentant d’utiliser tous ces instruments que le pouvoir leur donnait, sans que les limites en soient clairement établies. Il était à ce point attirant de s’approprier une parcelle de ce pouvoir, dans le seul but de prolonger encore pendant cinq ans cet état extatique, cette sensation de puissance par rapport aux simples citoyens dont les rues étaient remplies. Il ne pouvait pas laisser tout ça disparaître, il ne pouvait pas faire marche arrière. C’était vaincre ou mourir, pas de place pour l’échec. Il reprit la parole, plus résolu que jamais :
– Quels que soient les éléments que vous avez pu découvrir, je vous rappelle vos engagements de secret absolu sur toute cette affaire. Vous n’avez pas à vous soucier du fond, contentez-vous d’appliquer nos ordres, sans discussion. Votre objectif est toujours le même. Faire en sorte d’étouffer dans l’œuf cette croisade ridicule. Quel qu’en soit le prix.
– Cette famille a des enfants, dois-je comprendre que nous devons également les éliminer ? répondit la voix dans le téléphone, manifestement en proie à une vive émotion.
– Puis-je vous demander ce qu’il vous prend d’employer ce langage ? intervint le conseiller du haut fonctionnaire. Nous sommes toujours convenus de ne jamais aborder ces sujets. Avez-vous la moindre idée du risque que vous nous faites courir à tous ?
– Oui monsieur, je sais, s’énerva la voix, mais je sais également qu’il n’a jamais été question de faire ce que vous me demandez aujourd’hui, avec vos mots feutrés et vos paraboles. Répondez à ma question : jusqu’où devons-nous aller pour étouffer l’affaire ? Je vous rappelle que le groupe d’intervention de la DCRI est en route. Mon agent doit avoir des ordres clairs, et rapidement.
Les cinq membres présents dans la salle de crise se regardèrent. Rien ne les avait préparés à gérer cette situation. D’habitude, dans les moments difficiles, chacun disposait de suffisamment de conseillers, de collaborateurs, pour les assister. Toute une hiérarchie leur permettant de diluer les responsabilités. Mais à l’instant présent, ils se sentaient directement connectés à la réalité, presque au niveau de l’exécutant. Leur stratégie visant à limiter le nombre de maillons humains dans la boucle décisionnelle montrait ses limites. Ils devaient maintenant donner les ordres directs que leur correspondant réclamait pour qu’il agisse en conséquence.
Le haut fonctionnaire s’approcha de l’ancien militaire, son conseiller en sécurité, le seul qu’il jugeait apte à donner les ordres nécessaires :
– Donnez-lui les ordres qui conviennent et qu’on en finisse, dit-il à voix basse avant de quitter la pièce, pour ne surtout pas entendre ce qui allait être dit. Un goût de bile remontait dans sa bouche.
– Et pour les rumeurs sur la toile ? demanda un des hommes. Vous n’imaginez pas à quelle vitesse ce genre d’infos se déplace dans les réseaux sociaux. Il ne se passe pas une semaine sans qu’on y retrouve une théorie du complot.
– Quel genre de complot ?
– Souvent ça part d’une blague d’un internaute et ça dégénère. Parfois on annonce que Facebook deviendra payant, la fois d’après que ce même réseau permet de vous espionner à distance, ce genre de choses.
– Dans ce cas, faites en sorte d’en rajouter, que ça devienne tellement gros que personne de sensé ne puisse y croire.
– Je vais voir comment on peut faire ça. Ça ne devrait pas poser de problèmes.