Chapitre 19
Lyon. Mercredi, 23 h 55.
– Vous êtes malade ? hurla Alexandra en se relevant. Qu’est-ce qui vous prend ?
Un instant plus tôt, Darlan s’était brutalement levé de sa chaise en jurant, et, bousculant Alex, s’était précipité pour éteindre un gros interrupteur général à deux mètres de là.
Le policier revint à sa place, sans se soucier de la jeune femme qu’il avait renversée de sa chaise, et remit ses équipements sous tension. Alexandra le regarda comme on regarde un fou, s’attendant à le voir au minimum s’excuser, l’aider à se relever, se comporter comme quelqu’un de normal. « Ce type est dingue », pensa-t-elle. Elle décida de quitter immédiatement l’appartement, avec comme seule envie de mettre beaucoup de distance entre elle et cet homme violent et visiblement dérangé. Elle fit quelques pas vers la sortie en, contournant les bureaux agencés en fer à cheval. Au moment de sortir de la pièce, elle jeta un dernier coup d’œil vers lui. Elle croisa son regard et y lut une détresse et un affolement qu’elle ne comprit pas. Elle se radoucit un peu, hésita, puis lui fit face.
– Ça vous embêterait de me dire ce qui vous arrive ? répéta-t-elle en se massant le coude sur lequel elle était tombée. Vous m’avez bousculée comme si je n’existais pas.
– Désolé… répondit-il distraitement, mais nous avons failli avoir un gros problème. C’est impossible pourtant…
Il se tut pendant dix secondes puis ouvrit la bouche comme pour continuer, mais resta muet.
– Vous savez, si on m’explique lentement je suis capable de comprendre certaines choses, dit-elle. Elle finit en haussant la voix dans le mode aigu. Et j’estime que vous me devez des excuses.
– Désolé, répéta-t-il. Je crois que je viens de me faire traquer par un programme que j’ai moi-même mis au point.
– Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ?
– Les seuls à utiliser cette application de cette façon sont mes collègues de travail de la DCRI. Et s’ils l’ont utilisée, c’est qu’ils consultaient également les mails de Fallière. J’ai constaté que la base était en cours de blocage, pour justement m’empêcher de lire les mails, j’ai pensé à un mécanisme de protection des fichiers sur le serveur. Ce n’est pas courant, mais ça peut arriver. J’ai contre-attaqué pour bloquer l’accès à ce qui était encore disponible, pour avoir le temps de copier les fichiers qui nous intéressent. C’est là que j’ai remarqué la signature du tracker et que j’ai dû tout débrancher pour éviter qu’ils ne remontent jusqu’à moi.
– La signature de qui ?
Darlan la regarda comme si elle venait de prononcer une énormité. Il répondit :
– Pas de qui, de quoi. Un tracker, c’est un logiciel qui remonte les communications à travers le réseau Internet. L’avantage du mien, c’est qu’il contourne toutes les protections connues et qu’il apprend dès qu’il en rencontre de nouvelles. C’est ça la signature, je suis averti chaque fois qu’il est utilisé et je récupère son évolution après chaque utilisation. L’inconvénient, c’est que même moi je n’ai pas de protection contre lui.
– Vous n’auriez pas pu me demander de couper l’interrupteur plutôt que de m’envoyer valser comme si je n’étais pas là ? C’est dans mes cordes, vous savez.
– Non, je n’avais pas le temps. Nous n’avons pas été repérés, j’en ai la certitude, mais ça s’est joué à quelques secondes. J’aurais dû penser que le risque existait. Que mes collègues allaient chercher à en savoir plus sur Fallière. Je suis sûr que c’est un coup de Pietri.
– Vous avez pu récupérer quelque chose au moins ?
Darlan se replongea dans son système :
– J’ai pu sauvegarder une cinquantaine de mails. Avec un peu de chance, nous trouverons ce que nous cherchons.
Calmée et à nouveau curieuse de trouver des indices, Alexandra revint vers le policier. Ils parcoururent ensemble les mails. La plupart n’apportèrent aucun élément nouveau. Heureusement, Alexandra reconnut un des derniers pour l’avoir déjà lu chez Fallière :
– Celui-là, je l’ai déjà vu ! s’exclama-t-elle. Là, regardez, le nom de la société qui utilise les composants : Eltrosys !
– Super, déclara Darlan, à nouveau tout sourire. Les affaires reprennent. Nous savons où chercher, je vous ressers une bière ?
– Je veux bien, seulement si vous ne la balancez pas sur la moquette, en même temps que moi.
Il la regarda dans les yeux :
– Je suis vraiment désolé de vous avoir poussée, dit-il avec sérieux, juste avant de se replonger dans ses écrans.
En moins de dix minutes, le policier avait recueilli toutes les informations accessibles présentes sur la toile. Il parlait à voix haute, comme pour lui-même, ses remarques n’attendant pas de réponse :
– C’est bien tout ça, mais les infos qu’on trouve ne nous apportent pas grand-chose. Eltrosys est un fabricant de cartes électroniques, notamment pour des applications d’automatisme et de contrôle. Je ne vois pas de rapport avec le secteur militaire.
– C’est quand même bizarre que cette société intègre un composant militaire dans des cartes grand public, non ?
– Je ne trouve rien sur cette activité précise sur leur site. Laissez-moi encore dix minutes, je devrais facilement pouvoir pénétrer leur serveur s’ils utilisent les mêmes protections que la plupart des entreprises.
Pendant que le policier jouait sur ses ordinateurs comme un virtuose au piano, Alexandra en profita pour faire un petit tour de l’appartement, autant pour se dégourdir les jambes que pour ne plus rester assise gentiment à le regarder. La fatigue des émotions de la journée lui pesait sur les épaules. Elle aurait aimé pouvoir rentrer chez elle, se changer, prendre une douche ou mieux, un bain... se détendre… mais c’était impossible. Darlan lui avait expliqué, pendant le trajet, que son appartement, sa voiture, son téléphone et même son compte en banque étaient sous surveillance. Au moindre faux pas, la DCRI la localiserait en quelques secondes. Le tueur étant manifestement informé par quelqu’un de l’intérieur, sa vie serait à nouveau en danger. Sur le moment, elle avait accepté l’explication, mais maintenant, la fatigue aidant, elle ne savait plus. Qui croire ? Son intuition lui dictait cependant de faire confiance au policier, même si son attitude lui pesait et qu’elle devait prendre sur elle pour supporter ses extravagances.
Le vaste salon, à la décoration spartiate, était majoritairement occupé par le « bureau » de Darlan. Les seuls meubles un peu utiles dans la pièce, aux yeux d’Alexandra, se limitaient à un canapé de chambre d’étudiant et un meuble télé, sans télévision, sur lequel la journaliste découvrit quelques cadres photos.
Sur le premier, un couple d’un certain âge, endimanché, posait devant une maison toute simple qui semblait pourtant être leur fierté : une femme noire aux traits fins, qui avait dû être très belle dans sa jeunesse, tenait la main d’un Européen, grand et sec, au visage émacié. Très certainement les parents du policier. À côté, un autre cadre contenait une photo qui avait été déchirée puis recollée soigneusement. Une belle métisse au teint café et aux yeux bleus envoyait un baiser de la main au photographe.
– C’est votre amie ? demanda Alex, curieuse, tenant le cadre à la main.
– Pardon ? répondit Darlan, s’arrachant avec peine à ses écrans.
– Je demandais si c’était votre amie.
Darlan étouffa un soupir d’exaspération, se leva, reprit le cadre et le reposa exactement à sa place, identifiée par une trace où la poussière ne s’était pas déposée :
– Ex-petite amie, et ex-fiancée pour tout dire. Mais si vous pouviez éviter de toucher à tout pendant que je travaille, ça m’arrangerait.
– Pourquoi conserver cette photo si c’est votre ex ?
Le policier la regarda, les sourcils froncés et visiblement très agacé par la remarque :
– Est-ce que je vous demande pourquoi vous prétendez être mariée sur les sites de rencontres que vous fréquentez ?
Alexandra reçut cette remarque comme un coup de poing dans l’estomac.
– Comment osez-vous fouiller dans ma vie privée comme ça ? explosa-t-elle.
– Lorsqu’on traque un suspect, il faut tout savoir, c’est notre boulot, et pas de chance pour vous, j’ai été chargé de votre fiche. Mais rassurez-vous, nous restons très discrets. Je peux retourner travailler maintenant ? Et arrêtez de toucher à tout, si c’est possible.
Alexandra le regarda rejoindre sa place devant l’orgue d’ordinateurs. Jamais personne n’avait autant pénétré dans son intimité, dans ses secrets, que cet homme. Pour tous, même ses amis, elle s’était construit une personnalité qui lui convenait. De savoir qu’aujourd’hui un policier relié à des machines pouvait ainsi violer sa vie privée la déstabilisait. La remarque sur les sites de rencontres ne la touchait pas vraiment. Elle avait juste joué un soir à se construire une personnalité autre que la sienne. Elle avait été sidérée du nombre de réponses. Près de cinquante messages le premier jour. Elle s’était prise au jeu, pour voir où cela pouvait mener, entre la curiosité de la journaliste et son désir de femme d’être agréablement surprise. Un rendez-vous d’un soir l’avait guérie des sites de rencontres. L’homme qu’elle avait rencontré était très loin de la description flatteuse qu’il faisait de lui-même. Non qu’il soit repoussant, au contraire, il était looké en conséquence, et beaucoup trop artificiel pour que son objectif soit autre chose que d’avoir une femme de plus à son tableau de chasse. Il ne voulait qu’une chose. C’était tellement évident. Elle l’avait éconduit brutalement lorsqu’il s’était montré trop entreprenant. Au moins, Darlan ne connaissait pas la fin de l’histoire, c’était déjà ça. Elle se demanda un instant si, là aussi, le policier possédait un moyen d’en savoir plus, peut-être une caméra dans le restaurant ou sur le parking… Elle commençait à être convaincue que ses moyens d’investigation étaient illimités.
Au fond, elle s’en fichait un peu qu’il ait découvert ses activités sur Internet. Sa vie sentimentale traversait un désert abyssal depuis deux ans et sa rupture avec le seul homme qui ait compté dans sa vie. Presque trois ans de vie commune, des projets de mariage, d’enfant. Jusqu’au jour où il était rentré tard d’une soirée arrosée, sans avoir donné signe de vie alors qu’elle s’inquiétait. Elle s’était emportée, le ton était monté. L’alcool aidant, son compagnon l’avait giflée pour la faire taire. Elle aurait pu pardonner beaucoup, mais pas ça. Elle l’avait quitté dès le lendemain.
La voix de Darlan la tira de ses pensées :
– Vous aimez la Bretagne ?
– Pourquoi cette question ? répondit-elle émergeant difficilement de ses souvenirs.
– Parce que c’est là que se situe Eltrosys. Malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à entrer dans l’espace sécurisé de leur réseau informatique. Je me demande même s’ils n’ont pas une coupure physique entre les systèmes.
– Et ça veut dire ?
– Deux choses, répondit Darlan en observant la journaliste. La première est que cette société cache quelque chose. Personne ne s’amuse à découpler les serveurs à ce point sans une très bonne raison. C’est très compliqué à gérer, c’est cher et ça fait perdre énormément de temps.
– Et la deuxième ?
– Que pour continuer notre enquête et découvrir ce qui se cache derrière cette série d’assassinats et le complot de Fallière, nous devons aller sur place. La bonne nouvelle, c’est que j’ai un excellent ami dans la région. Je suis sûr qu’il nous aidera.
Alexandra réfléchit un moment. D’un côté, elle avait surtout envie que sa vie reprenne son cours normal, comme avant le coup de téléphone de Fallière, le matin même. Tant de choses s’étaient passées en si peu de temps. De l’autre, elle sentait qu’elle ne trouverait jamais le repos si elle abandonnait son enquête maintenant. Elle se sentait redevable envers Fallière. Par ailleurs, dans un coin de son esprit, la perspective de quitter la ville, la région, même pour quelques jours, lui enleva un poids qu’elle n’avait pas eu la sensation de porter jusque-là.
– On part quand ?
Philippe Darlan ne put s’empêcher de sourire. Cette femme le surprenait. Il abandonna d’un coup toutes les justifications qui lui venaient à l’esprit pour essayer de la convaincre de poursuivre les investigations chez Eltrosys et se contenta de répondre :
– Demain matin. J’ai pas mal de choses à régler d’ici là.
– J’ai moi aussi des choses à régler. J’aimerais donner un coup de fil. Je peux utiliser votre téléphone ?
– Non.
– Pardon ?
– Ne téléphonez à personne, même pas à votre petit copain.
– Je n’ai pas de petit copain, s’énerva-t-elle, mais j’ai quand même besoin de téléphoner.
– Toujours non. Même si vous n’avez pas de petit copain, vous n’appelez pas non plus votre petite copine ou votre chien ou je ne sais qui. Ils sont parvenus à me tracer pendant quelques secondes, ils peuvent très bien m’avoir déjà mis sous surveillance et…
– Vous faites toujours des réflexions aussi stupides ou vous faites un effort juste pour moi ?
– C’est bizarre… dit-il en la détaillant avec un petit sourire.
– Qu’est-ce qui est bizarre maintenant ? souffla-t-elle en haussant les épaules.
– Vous n’avez pas une tête à aimer vivre seule.
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Qui vous dit que je n’aime pas vivre seule… En ce qui vous concerne, ce qui est surprenant, c’est que quelqu’un ait pu supporter de vivre avec vous.
Darlan se replongea dans ses machines en grommelant :
– Vous devriez aller vous coucher, j’ai encore du travail et vous me perturbez avec vos histoires, alors bonne nuit.
Alex hésita entre continuer la dispute, ce qui paradoxalement lui procurait une certaine satisfaction, ou obéir à cet homme et prendre un peu de temps pour s’occuper d’elle avant d’aller se coucher. La perspective d’une bonne douche pour enlever cette odeur de fumée qui semblait être incrustée dans sa peau acheva de la convaincre.