Chapitre 51
Montmeyran. Samedi, 1 h 30.
– Que cherches-tu, Alex ?
Darlan et la journaliste se retournèrent brusquement. Anne, la mère d’Alex, les observait du bas de l’escalier, les sourcils froncés. Le sourire qui avait animé son visage depuis leur arrivée avait disparu. Alexandra, réagissant comme un enfant pris en faute, reposa machinalement les clés sur le porte-clés mural qu’elle avait toujours connu à cette place. Anne, vêtue d’une robe de chambre usée, s’approcha d’eux et demanda d’une voix pleine de reproches :
– Que comptez-vous faire avec mes clés ?
Darlan observa pendant un instant le duel muet entre Alexandra et sa mère. Bien que la journaliste s’en défende, elles se ressemblaient beaucoup. Anne portait certes ses vingt-cinq ans de plus, mais les traits du visage, les yeux, cette expression de défi trahissaient leur filiation. Darlan se demandait s’il devait intervenir, ou, au contraire, laisser les deux femmes s’expliquer, comme elles semblaient en avoir envie.
– J’en ai besoin, nous en avons besoin pour entrer à la mairie, c’est important, bafouilla Alex en essayant de maîtriser sa voix.
– Important ? Plus important que d’essayer de me tromper pendant que je dors ? Ça t’aurait été difficile de simplement me demander ? Qu’est-ce que vous cherchez, à la mairie ?
– Tu aurais certainement refusé, comme chaque fois que je t’ai demandé quelque chose d’important.
– Et c’était quand, la dernière fois que tu m’as demandé quelque chose que je t’ai refusé ?
Au moment où elle prononçait ces mots, Anne sut qu’elle n’aurait jamais dû poser cette question. L’éclair qui passa dans le regard de sa fille lui fit comprendre que les heures qui venaient de passer n’étaient qu’illusion.
– Tu oses me demander ça ? explosa la journaliste. Tu ne te souviens pas ? C’était juste là, dans la cuisine, et tu t’es contentée de donner raison à l’abruti qui te servait de mari. Ne me dis pas que tu as oublié quand même ?
À mesure qu’elle parlait, la voix d’Alexandra se cassait, pour finir entre cris et sanglots.
– C’était il y a vingt ans, ma chérie, se défendit Anne dont les yeux se remplissaient également de larmes, tu ne peux pas m’en vouloir encore. Je n’ai pas d’excuses, j’étais amoureuse, je suis désolée, mais c’était il y a si longtemps...
– Désolée ? C’est tout ce que tu as à me dire ? cria-t-elle. Tu es juste désolée, je t’ai aidée et tu m’as trahie. Tu crois qu’on peut être juste désolée après ça ?
Darlan assistait à l’échange, mal à l’aise d’être le témoin de cette situation familiale à laquelle il se sentait complètement étranger. Il voulait être ailleurs, il se tourna vers la porte, sans se décider pourtant à partir. Il devait trouver un moyen de désamorcer le conflit. Il avait eu dans sa jeunesse un talent certain de conciliateur dans sa cité. Cela lui avait valu beaucoup de bons résultats, quelques échecs aussi. Une petite cicatrice, sur le menton, cachée sous la barbe courte, lui rappelait de temps en temps les bagarres auxquelles il avait été mêlé. Il se demanda s’il saurait encore faire, désamorcer un conflit, réconcilier les protagonistes.
Alexandra continuait à parler, criant une rancœur contenue depuis tant d’années. Darlan s’approcha d’elle, il ne pouvait rester sans rien faire. Pourquoi lui avait-elle demandé de l’accompagner, si ce n’est pour qu’il essaie de la réconcilier avec sa mère, pour l’aider à pardonner ? Il posa la main sur son épaule, doucement. Pendant un instant, il crut que ce contact allait enrayer la spirale de colère qui envahissait la jeune femme. Mais elle fit volte-face et écarta sa main d’un geste brusque :
– Tu ne pourrais pas m’aider au lieu de rester planté là ? Je t’ai raconté ce que j’ai subi et tu ne dis rien ! T’es bien un homme !
Agressé, Darlan eut tout d’abord juste envie de quitter la maison pour ne jamais revenir. Il ne comprenait pas qu’elle puisse lui en vouloir à lui maintenant, qu’elle lui parle sur ce ton ; il ne lui devait rien. Il recula et se dirigea vers la porte, bien décidé à partir. Il tourna la poignée et se retourna machinalement, dans l’intention de signifier d’un geste à Anne qu’il était désolé, mais qu’il partait.
Il croisa alors le regard d’Alex et fut incapable de détacher ses yeux des siens. Il eut l’impression de plonger dans sa détresse. Il comprit l’appel au secours. Il lâcha la poignée et s’avança doucement.
– Alexandra, commença-t-il d’une voix forte en la fixant de ses yeux noirs, pour reprendre l’ascendant. Tu ne peux pas refaire le passé, tu dois accepter, pardonner. Tu as encore de merveilleuses choses à partager avec ta mère. Si tu ne le pensais pas, pourquoi es-tu revenue ?
La journaliste recula d’un pas, coincée à égale distance de sa mère et du policier. Elle se sentait agressée, prête à se battre, serrant les poings, terrorisée aussi à l’idée qu’il parte. Ce besoin d’en découdre qui bouillonnait en elle l’empêchait de raisonner. Cette confusion de sentiments lui faisait mal, dans la poitrine, dans le dos, dans le ventre.
Les mots de Darlan tournaient dans sa tête, sans pour autant s’accrocher à sa pensée consciente. Son cœur battait la chamade et elle sentait son sang cogner contre ses tempes. Les idées, les mots qu’elle aurait voulu dire ne sortaient pas et s’entrechoquaient dans son esprit, lui occasionnaient une violente migraine.
Darlan s’approcha et posa à nouveau une main sur son épaule en prononçant son prénom avec une douceur qu’elle ne reconnut pas, comme s’il s’adressait à une femme aimée :
– Alexandra… s’il te plaît… je suis là pour toi, pour t’aider…
Elle posa sa main sur celle du policier, décidée à lui faire lâcher prise une nouvelle fois, peut-être même à l’envoyer valser dans la pièce. Lorsque le contact s’établit, elle ne put détacher sa main, le laissant se prolonger. Elle sentit sa colère fondre en même temps que les larmes la submergeaient. Elle se cacha le visage dans les mains et se laissa envahir par les sanglots. Anne s’approcha et prit sa fille dans ses bras sans dire un mot. Darlan les regardait sans intervenir, ne sachant pas très bien comment il avait obtenu la reddition de la jeune femme. Il souriait.
Une heure avait passé. Installés autour de la petite table de la cuisine recouverte d’une nappe fleurie, ils n’avaient cessé de parler. Alexandra avait séché ses larmes et discutait avec Anne de toutes les choses qu’elle avait voulu lui dire depuis si longtemps, ses joies, ses peines, ses bonnes fortunes et ses échecs. Darlan restait volontairement neutre, se contentant de faire du café et de servir les deux femmes. Il attendait patiemment que la discussion revienne sur la préoccupation du moment : entrer dans la mairie et voler une machine à voter. Il jeta un coup d’œil discret sur la pendule, au-dessus du réfrigérateur : 2 h 30. Le policier écoutait d’une oreille distraite lorsque Anne prononça son nom :
– Si tu me disais comment vous vous êtes rencontrés, avec Philippe…
Un silence gêné s’installa. Alexandra chercha le regard de Darlan et sourit :
– Maman, il faut que je t’avoue quelque chose… nous ne sommes pas ensemble.
Anne resta interloquée puis prononça doucement :
– Comment ça, pas ensemble ?
– Nous ne sommes pas fiancés. À vrai dire, nous ne nous connaissions pas il y a deux jours.
– J’ai beaucoup de mal à le croire, et c’est dommage, je vous trouvais bien assortis. Mais bon, je comprends mieux certaines choses. Philippe, je vous trouvais un peu distant avec Alex, pas assez attentionné… Ma fille vaut la peine qu’on s’occupe d’elle, vous savez.
– Maman !
– Heu ! oui… Si tu me disais vraiment pourquoi tu es venue avec lui ?
– Je voulais revenir depuis si longtemps ! Je n’ai jamais pu me résoudre à franchir le pas. Philippe et moi enquêtons sur une possible fraude électorale et je me suis dit que sa présence me donnerait une bonne excuse pour revenir ici.
– Une fraude électorale ? Ici ? À Montmeyran ?
– Non, maman, pas qu’à Montmeyran, une fraude à l’échelle nationale pour le deuxième tour des présidentielles. Nous sommes convaincus que les machines à voter sont truquées et vont permettre au pouvoir en place de gagner à nouveau.
– C’est une grave accusation, vous avez des preuves ?
– Malheureusement pas assez. Il nous faut une machine pour vérifier nos hypothèses.
– Je commence à comprendre pourquoi tu voulais les clés de la mairie. Ça t’aurait bien avancé, vous n’auriez jamais trouvé les machines, même en y passant la nuit.
– Tu veux dire qu’il nous est impossible d’emprunter une machine pour la démonter ?
– Tu appelles ça un emprunt ? C’est du vol…
– Madame Decaze, coupa Darlan, ce que nous avons à faire est important. Alexandra a failli être assassinée deux fois ces dernières quarante-huit heures, simplement parce qu’elle a découvert par accident ce qui aurait dû rester secret. Si nous ne parvenons pas à trouver ces fameuses preuves, non seulement la fraude aura lieu, mais nous continuerons à risquer nos vies.
Anne ne cacha pas son effroi, observant sa fille, cherchant à comprendre…
– Mon Dieu… C’est vrai ? Ce n’est pas ici que vous devriez être, mais sous la protection de la police.
– Le problème, madame, c’est que certaines instances policières sont aux ordres de ceux qui sont derrière tout ça. Notre seul moyen d’action est d’empêcher la fraude. Je pense que sans elle, le président actuel sera battu. Et dans ce cas, dès dimanche, nous pourrons prévenir les médias. Si nous échouons, qui sait ce qu’il adviendra de notre pays.
– J’ai bien l’impression que quelqu’un s’est déjà chargé de faire courir le bruit.
– Comment ça ? intervint Alex.
– Hier, sur Facebook, j’ai reçu une invitation à rejoindre un groupe qui milite pour le retour au vote papier. Effectivement, une rumeur se répand disant que les machines sont truquées…
– Tu es sur Facebook ?
– Bien sûr, ma chérie, qu’est-ce que tu crois ? Je vis avec mon temps ! J’espère que tu m’accepteras comme amie.
Darlan apprécia le sourire radieux qu’il découvrit sur le visage d’Alexandra :
– J’ai l’impression que Fred et Marie ont bien fait leur travail, lança-t-il. Mais ça ne suffira pas. Toutes les semaines, les réseaux sociaux véhiculent des rumeurs de complots plus fantaisistes les uns que les autres et personne n’y attache vraiment d’importance, surtout pas les médias ni les politiques.
– Ce sont des amis, compléta Alex devant le regard interrogatif de sa mère. Ils nous aident et nous ont permis de découvrir la vérité sur les machines à voter.
– Je ne peux pas croire qu’une telle chose puisse arriver chez nous, c’est tout bonnement impossible.
– Sauf qu’aujourd’hui, la technologie l’a rendue possible. Il a suffi d’une volonté politique. Crois-moi, maman, les tueurs qui nous pourchassent ne font pas semblant. Ils veulent nous faire taire pour maintenir le secret.
Anne les regarda tous les deux, hésitante, puis demanda :
– Que comptez-vous faire de la machine, si vous arrivez à en obtenir une ?
– Je veux la démonter et lui arracher ses secrets. Je suis persuadé qu’en cherchant bien, nous comprendrons comment elles sont commandées à distance.
– Commandées à distance ?
– Oui, les machines sont vérifiées régulièrement et nous savons qu’un dernier test est effectué juste avant l’ouverture des bureaux de vote. Le moyen le plus évident pour contourner ces contrôles est de passer la machine en mode fraude juste après l’ouverture des bureaux de vote, et de retourner au mode standard quelques minutes avant la fermeture. Ce que nous ignorons, c’est comment ça fonctionne et quel est le moyen utilisé. Je suis convaincu qu’il s’agit d’une commande à distance.
Anne le regarda intensément et se leva :
– Je vous trouve bien courageux et déterminé, jeune homme. En cela, vous allez bien avec ma fille.
– Maman… je t’ai dit que nous ne sommes pas…
Anne leva la main pour couper court à la conversation puis continua :
– Je vais vous aider, je sais où les machines se trouvent et je sais où est la clé du local.
– Maintenant ?
– Eh bien oui, maintenant. On ne va pas y aller demain matin, à l’ouverture des bureaux… Déjà que ça va mettre une sacrée pagaille.
– Tu ne risques pas d’avoir des ennuis, maman ?
– Ne t’inquiète pas. Personne ne sait que je connais l’endroit où sont rangées les clés du local. Et puis, pour tout dire, je suis assez contente de voir la tête que fera l’adjoint qui en est responsable lorsqu’il s’apercevra qu’il lui manque une machine. Il va certainement arrêter de prendre tout le monde de haut. Ça lui fera les pieds !