Chapitre 34
Route de Batz-sur-Mer. Vendredi, 3 h 45.
Frédéric Berthoin conduisait la BMW de Darlan et roulait rapidement. Il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une réelle inquiétude pour son ami.
Il avait dû soutenir Darlan pour parcourir les derniers mètres jusqu’à la voiture. Alexandra venait de constater qu’il saignait abondamment sur le côté de l’abdomen. Le policier avait beau répéter que ce n’était qu’une égratignure, que la balle n’avait fait que l’effleurer, il préférait qu’un professionnel s’en assure. Il s’apprêtait à se diriger vers les urgences de l’hôpital de Guérande lorsque Darlan insista pour qu’il retourne chez lui :
– Nous ne pouvons pas nous permettre d’être arrêtés maintenant, alors ne discute pas et retour à la maison. J’ai juste besoin d’un pansement et d’un antalgique. Nous avons à parler de ce que j’ai découvert et à continuer notre action, pas autre chose.
Au moment de monter dans la voiture, Alexandra remarqua les traits de Darlan, marqués par la douleur, alors qu’il s’efforçait de prendre une attitude désinvolte. « Pourquoi les hommes cherchent-ils à prouver qu’ils vont bien alors qu’ils souffrent ? » se demanda-t-elle, renonçant à trouver une explication.
Elle s’installa sur le siège arrière et insista pour que le policier s’allonge, la tête posée sur ses genoux. Elle pressait une vingtaine de mouchoirs en papier trouvés dans la boîte à gants sur sa blessure. Une tache sombre ne tarda pas à apparaître sur la compresse improvisée. Avec le peu de lumière dont elle disposait, elle ne savait pas dire si effectivement la blessure était bénigne, mais elle le voyait souffrir. Elle s’en voulait terriblement d’avoir fait prendre autant de risques aux deux hommes. Sur le moment, elle avait été certaine de neutraliser le chasseur du premier coup. Elle n’imaginait pas que quelqu’un puisse encaisser, même partiellement, un coup pareil, son prof de taekwondo lui ayant souvent répété que ce geste, porté avec force, pouvait être fatal. Elle avait mis toute son énergie lorsqu’elle avait frappé, sans clairement envisager les conséquences. Elle avait failli tuer le type et Darlan avait pris une balle. « Belle réussite. Encore une manifestation de ta vanité ! » crut-elle entendre dans sa tête avec la voix de sa mère.
La lune éclairait le visage de Darlan, par intermittence, au rythme des espaces entre les arbres qui défilaient avec la route. Il la regardait, comme il ne l’avait jamais fait. Leurs regards se croisèrent longuement. Alexandra détourna les yeux un instant, croyant lire des reproches dans ceux du policier, puis décida d’assumer.
– Je suis vraiment désolée, dit-elle, maîtrisant avec peine sa voix. Je ne voulais pas ça, excuse-moi. Ça m’a semblé une bonne idée sur le moment.
Elle passa sa main libre sur le front du policier, un geste plus léger qu’une caresse. Darlan laissa passer quelques secondes avant de répondre, appréciant l’instant, observant le visage penché sur lui, des traits fins, le teint pâle, rendu blafard par l’éclairage lunaire, des grands yeux bleus aux pupilles dilatées. Il aurait voulu dire quelque chose de gentil, traduire l’instant par des phrases. Mais d’autres mots se bousculèrent dans sa bouche :
– Ne t’excuse pas, un peu de sang, ce n’est rien comparé au plaisir de faire ce voyage avec ma tête sur tes genoux.
À peine avait-il prononcé ces mots qu’il les regrettait déjà. Sa difficulté à exprimer les choses le rattrapait. Alexandra retira sa main et reporta son regard sur le paysage qui défilait.
Il aurait pu dire n’importe quoi d’autre, simplement la remercier de prendre soin de lui, lui dire qu’il ne lui en voulait pas, mais ce n’était pas ce qu’il avait dit. Il avait fait comme toujours : une boutade à la légèreté douteuse. Combien de fois cette attitude, ces réflexions, lui avaient-t-elles valu des regrets après coup ? Cette impossibilité de communiquer sérieusement, dès qu’il commençait à éprouver quelque chose pour une femme, semblait faire partie de lui comme un bras ou une jambe composait une partie de son corps. Il espérait depuis longtemps que l’âge et la maturité lui apporteraient le courage de communiquer différemment. Il savait très bien que Flora, la dernière femme qu’il avait aimée, l’avait quitté aussi pour ça. Le chapitre sur sa passion pour les ordinateurs et le hacking, n’avait été qu’un prétexte. Il l’avait laissée partir, sans pouvoir, même cette fois-là, lui dire ce qu’il ressentait. Une copine lui avait dit un jour méchamment qu’il était « handicapé des sentiments » et qu’il devrait demander une pension d’invalidité. Il laissa la voiture le bercer, cherchant une fois de plus un moyen pour changer ce qu’il était. Ses réflexions l’amenèrent à constater qu’il appréciait la présence, le contact, d’Alexandra, et que cela réveillait en lui un sentiment qu’il avait soigneusement enfoui après le départ de Flora.
***
Dans le grand salon des Berthoin, les quatre amis discutaient avec animation.
Une demi-heure plus tôt, Darlan avait insisté pour sortir de la voiture et entrer dans la maison sans aide. Néanmoins, il avait failli rater la dernière marche de l’escalier et tous s’étaient précipités pour le soutenir. Marie était parvenue à arrêter les saignements et à suturer avec des strips ce qui n’était, au final, qu’une belle estafilade.
Avec ces soins et une bonne dose d’antalgiques, Darlan se sentait à présent beaucoup mieux. Un verre de cognac, que Fred avait présenté comme un remède, complétait la thérapie.
Chacun s’efforçait d’apporter les éléments de ce qu’ils avaient appris en visitant Eltrosys. Malgré l’heure avancée de la nuit, aucun d’entre eux ne manifestait la moindre envie de dormir. Fred, Alex et Darlan avaient chacun à leur tour expliqué ce qu’ils avaient découvert. Le policier tentait de synthétiser à présent ce que tous avaient exprimé :
– D’un côté, ce que nous savons : Eltrosys fabrique des cartes mères qui utilisent le composant de Fallière comme base du système. Le document qu’Alex a découvert est formel : ces cartes sont le cœur des machines à voter.
– Le brevet de Fallière est clair : ce composant peut être reprogrammé à la volée, compléta Fred. Cette carte, et donc la machine à voter, est capable, a priori, de changer de programmation sans que personne n’en soit informé ni puisse même détecter la fraude.
– Nous savons également que ce travail est organisé, supervisé et surveillé par un organisme qui dépend du Conseil national du Renseignement, ajouta Alexandra qui avait troqué son justaucorps contre un pantalon de jogging et un tee-shirt large.
Elle s’était installée, assise en tailleur, dans un des confortables fauteuils qui faisaient face à une cheminée assez large pour faire griller un mouton entier.
– Ma première question est : qu’est-ce que le Conseil national du Renseignement, un organisme, qui doit, en principe, coordonner les services de renseignements français et plus précisément le contre-terrorisme, vient faire dans la surveillance des procédés de fabrication et de sécurité de l’élément principal des machines à voter ?
Darlan regarda ses amis alors qu’il s’apprêtait à répondre :
– Si on ne savait rien du fonctionnement des machines, on pourrait se dire que, précisément, cet organisme est chargé de contrôler que les machines à voter fonctionnent de façon légale. Mais avec ce que nous connaissons, la seule conclusion possible, c’est que ces machines à voter sont volontairement truquées pour falsifier les résultats.
Marie en était arrivée à la même conclusion, mais ne pouvait le concevoir :
– Vous pensez vraiment que quelqu’un puisse avoir monté toute cette affaire pour une fraude électorale ? Ça me paraît énorme. Comment est-ce possible ? Je ne vois pas, dans ce pays, des responsables politiques jouer à cela, nous ne sommes pas en dictature, que je sache.
– C’est vrai, répondit Fred, mais depuis le début de la Ve République, jamais un président et un gouvernement n’étaient tombés aussi bas dans les sondages. Dans un certain sens, c’est l’attentat du TGV qui leur a permis de commencer à remonter. Les résultats du premier tour ont été suffisants pour qu’ils se maintiennent au deuxième et bien que les derniers sondages publiés pour le scrutin de dimanche soient mitigés, je reste persuadé que le pouvoir en place a encore un gros retard.
– À se demander si l’attentat du TGV n’a pas été perpétré dans ce but, s’interrogea Darlan.
– Ne dis pas n’importe quoi, souffla la journaliste. Les gogos qui voient partout des complots du genre 11 Septembre, j’en ai ma claque. J’en ai dix par semaine au téléphone. Et quand au retard présumé de la majorité actuelle, je ne suis pas d’accord, les sondages peuvent bien raconter ce qu’ils veulent, les Français ne mettront jamais l’extrême droite à la tête du pays.
– J’espère que tu as raison, mais dans ce cas, pourquoi se lanceraient-ils dans une fraude électorale s’ils en étaient certains ?
– Dans ces conditions, nous devrions peut-être les laisser faire...
– Tu rigoles ?
Puis, revenant à la question de Marie :
– Tu sais, Marie, techniquement, nous savons que la fraude est réalisable. Maintenant, il y a ce que nous ignorons : nous n’avons pas la moindre idée du moyen utilisé pour activer le programme caché des machines, ni même pour mettre en place le logiciel pirate. Nous n’avons pas non plus compris de quelle façon les commanditaires de cette opération communiquent à la machine le nom qui doit sortir comme gagnant. Nous ignorons également qui est réellement derrière tout ça. Et je suis comme toi, je ne peux pas concevoir qu’un parti politique puisse user de ces méthodes pour se maintenir au pouvoir. Les questions auxquelles nous devons répondre sont encore trop nombreuses pour trancher.
– C’est pourtant ce qui se passe dans beaucoup de pays pseudo-démocratiques, compléta Alex. Tout le monde sait que la fraude existe, et le pouvoir en place est systématiquement reconduit. Mais je reste persuadée que c’est impensable au pays des Droits de l’homme.
– Je vais me faire l’avocat du diable, coupa Marie… Dans tout ce que vous venez d’exposer, je comprends que les machines sont potentiellement capables d’abriter un programme de triche. Rien ne dit que ceux qui en sont les commanditaires ont réellement l’intention de tricher.
– D’un certain point de vue, tu as raison, répondit Alex, reprenant pour un instant son analyse critique de journaliste. Nous n’avons rien trouvé de tel. En revanche, le fait que tous ceux qui tentent d’en savoir plus sur cette affaire trouvent une mort brutale me laisse à penser qu’il y a une vraie intention d’utiliser ces machines sur le mode fraude.
Marie acquiesça d’un hochement de tête.
Darlan, plongé dans son raisonnement, avait à peine écouté l’échange entre les deux femmes :
– J’ai la conviction qu’Eltrosys ne sait pas que les cartes qu’ils fabriquent permettent de réaliser des machines à voter capables de modifier les résultats des élections.
– Qu’est-ce qui te fait penser qu’ils ne savent pas ?
– Bien sûr, là non plus je n’ai pas de preuves, ce n’est qu’une intuition, mais ça semble logique. Pour que ça fonctionne, il faut qu’un tout petit nombre de personnes soient dans la confidence. Les commanditaires de l’opération ont certainement fait en sorte que ce soit le cas. Je n’ai rien trouvé dans les fichiers du serveur sur le fonctionnement exact du composant de Fallière. Les ingénieurs d’Eltrosys ne savent probablement pas quelle est son utilisation précise. Tout est réalisé en utilisant des mesures de sécurité dignes de systèmes militaires. Je pense qu’ils n’ont pas besoin d’en connaître le fonctionnement précis pour l’intégrer. La conception morcelée est une technique bien connue pour protéger des systèmes militaires. Chaque industriel réalise une partie d’un tout sans connaître les autres éléments. L’intégrateur final ne connaît pas non plus les détails. Comme on dit dans notre jargon, il faut que la main droite ignore ce que fait la gauche.
Darlan fit une pause et regarda ses amis :
– Mais nous qui savons, nous pouvons affirmer qu’il existe une possibilité de malversation, et elle profite obligatoirement à quelqu’un qui fait tout pour protéger le secret.
Fred se leva, son verre à la main, et commença à parler en se déplaçant dans la pièce :
– Je ne peux pas croire que nous soyons les seuls, ici, à savoir ce qui se trame. Soyons sérieux, nous ne sommes pas plus intelligents ni plus doués que tous ceux qui travaillent à la conception de ces machines. Même si je suis d’accord à 100 % sur le fait que nous devons dévoiler le complot, je doute que nous soyons les mieux placés pour ça.
– Tout ce que je sais, intervint Alex en haussant la voix, submergée par l’émotion, c’est que des gens sont morts pour avoir voulu révéler ce secret. Quelqu’un est prêt à tuer pour ça. Fallière m’a demandé… nous demande de tout faire pour empêcher cette fraude. Cette image me hantera jusqu’à ma mort. Le deuxième tour est après-demain. Nous avons le devoir d’intervenir ! C’est vrai, nous ne sommes pas plus doués que d’autres, c’est le hasard, peut-être la chance, qui nous ont lancés dans cette quête. Personne d’autre ne découvrira ce que nous savons si nous n’intervenons pas.
– Nous devrions peut-être avertir la presse, hasarda Marie, tous les scandales sont un jour ou l’autre révélés par la presse. Celui-là en vaut bien un autre, je pense que les médias vont se jeter sur cette information.
– Tu as raison, mais justement, seule la presse à scandales aura à cœur de publier l’info. Concernant les médias sérieux, c’est irrecevable. Nous n’avons pas assez d’éléments! répondit Alex, et ils sont trop techniques. La veille des élections, ça m’étonnerait que nous trouvions une rédaction prête à aborder le sujet. Sauf si, bien sûr, nous présentons des preuves évidentes, mais c’est loin d’être le cas. Aucune rédaction ne prendra le risque d’être accusée d’avoir incité des électeurs à renoncer à voter. Par ailleurs, vous devez savoir qu’avant, pendant et après des élections importantes, les médias reçoivent un nombre important d’informations selon lesquelles telle ou telle fraude a été commise. Le fait est que, la plupart du temps, ces infos sont fantaisistes, ou diffusées à dessein, justement pour influer sur le résultat. Vous n’avez pas idée du nombre de personnes qui voient des complots, des arrangements, des cooptations, des réseaux dans les résultats d’une élection.
Darlan buvait les paroles d’Alexandra, dont les yeux bleus pétillants reflétaient la résolution sans faille. Il aimait bien quand elle s’emportait, quand il lisait en elle cette farouche détermination. Elle était belle, rayonnante. Était-ce le mélange d’antalgiques et d’alcool ? Pour la première fois depuis leur rencontre, il lui trouvait plus de qualités que de défauts. Elle avait en elle la même part d’humanité que lui, celle qui lui permettait de donner le meilleur pour une cause juste, quels qu’en soient les risques.
– Dans ce cas, et puisque nous n’avons pas le choix, dit-il, nous devons comprendre comment fonctionne le système et nous arranger pour le mettre en panne. Je suis convaincu que la commande vient d’un endroit unique et qu’elle est diffusée à toutes les machines. Comme tout système communicant et centralisé, il a forcément des failles, donc on peut le pirater. Et c’est ce que nous savons faire le mieux, n’est-ce pas, Backdoor ? finit Darlan en utilisant le pseudo de Fred dans le monde des hackers.
– Tu l’as dit, mon pote, mais en fait, c’est surtout toi le grand maître dans la spécialité, moi, je reste un petit scarabée, répondit Fred en se fendant d’un large sourire. Et si je peux aider à défendre une noble cause, tu me connais, je te suis. Reste à découvrir comment la carte fonctionne. Je m’y mets dès demain matin. On a la carte et les schémas que tu as copiés, c’est un début.
– Avec moi, mon chéri, intervint Marie, tu ne vas pas me priver d’une partie d’analyse de schémas j’espère ? Ça me rappellera nos soirées d’étudiants.
Alexandra regarda Marie avec un mélange d’admiration et d’incompréhension : comment une femme pouvait-elle s’enthousiasmer à ce point à l’idée de passer des heures à examiner des schémas pour décrypter le fonctionnement d’une carte électronique ? Marie lui avait expliqué qu’elle connaissait Fred depuis les bancs de l’école primaire et qu’ils avaient fait toute leur scolarité ensemble, y compris leurs études d’ingénieurs. Mariés depuis plus de quinze ans, ils faisaient figure d’exception en termes de longévité de couple auprès de leurs amis. Alexandra évita soigneusement de laisser ses réflexions vagabonder autour de sa propre condition de célibataire au long cours et reprit la discussion :
– Nous devons également comprendre comment sont mises en place les deux versions du logiciel. L’officielle, qui doit forcément être chargée sous contrôle indépendant, et la pirate, qui doit rester indétectable jusqu’à son utilisation. Je crois me souvenir que j’ai lu quelque chose sur le sujet récemment. Ça traitait du problème d’indépendance des organismes de contrôle qui demeuraient par ailleurs des sociétés privées à but lucratif. Je vais voir ce que je trouve à ce sujet. Ça pourrait être intéressant également de rencontrer un responsable de cet organisme pour recueillir son avis. Je peux également voir avec mon journal si je trouve un moyen de faire remonter l’info à l’AFP. Pas avec ma rédac-chef, mais il me reste encore pas mal de copains à la rédaction. Je doute d’arriver à un quelconque résultat, mais nous nous devons d’essayer, n’est-ce pas ?
– Peut-être est-ce que le programme est directement mis en place par Eltrosys dans les cartes, proposa Marie. Il m’a semblé voir des composants mémoires directement soudés sur la carte que tu as rapportée. Vous n’avez pas trouvé quelque chose qui pourrait nous renseigner à ce sujet ?
– Je ne pense pas, intervint Darlan, le serveur ne comportait aucun répertoire concernant un quelconque logiciel et pourtant, j’ai pu avoir accès à toute l’arborescence du programme. Je n’ai pas davantage trouvé trace de développement spécifique de logiciel concernant cette carte.
Le silence s’installa pendant quelques secondes, chacun restant perdu dans ses pensées, et essayant de deviner de quoi leur avenir proche allait être fait.
Fred se sortit le premier de la réflexion commune et leva son verre pour trinquer, après avoir consciencieusement rempli ceux des convives :
– J’ignore si nous allons réussir, mais je me dis que nous formons une sacrée bonne équipe. Je pense que nous pouvons boire ce nectar à notre futur succès.
– Tu ne vas pas un peu vite ? coupa la journaliste.
Darlan éclata de rire :
– Tu ne connais pas encore bien notre ami Fred. Le principe, c’est de trinquer, que ce soit à nos succès passés ou futurs. Ça permet de boire deux fois plus sans avoir à attendre le résultat.
Alexandra entra dans le jeu, déridée par la moitié du verre qu’elle avait déjà avalée :
– Dans ce cas, je lève mon verre en pensant à la tête de ceux qui ont monté cette fraude lorsqu’ils découvriront qu’une bande d’amateurs a réussi à éventer leurs magouilles.
– Où as-tu vu des amateurs, Alex ? compléta Fred, gagné par le fou rire de Darlan.
– Doucement, intervint Marie, les enfants dorment et ils ont école demain. Et je n’ai pas du tout l’intention de les mêler à nos discussions.
– À vos ordres, mon amour, répondit Fred en baissant la voix. C’est vrai qu’il se fait tard, même pour les grands.
Il ajouta, plus sérieusement :
– Avant d’aller dormir, je vais commencer à communiquer là-dessus sur mon blog, ça ne servira certainement pas à grand-chose, mais si les habitués tombent sur le post et en parlent autour d’eux, ça fera déjà quelques milliers de personnes dans la confidence, ce sera déjà ça. Je vais mettre ça également sur Facebook, c’est fou ce qu’une rumeur se répand facilement avec ce truc.
– Si tu as vraiment envie de passer ta nuit devant l’ordinateur, c’est dommage pour toi, le coupa Marie d’un air espiègle. Elle se leva et s’approcha de son mari dans une posture provocante :
– J’avais l’intention de me dévouer pour le repos du guerrier.
– Je ne serai pas long, rassure-toi. Et avec cette perspective intéressante, je sens que je vais être très motivé pour travailler vite.
Déridé par l’alcool, Darlan lâcha une des blagues qu’il réservait habituellement à ses amis.
– Même moi qui suis accro d’ordinateurs, je pense qu’entre remplir un blog et la proposition que je viens d’entendre, je n’hésiterais pas un instant. Mais je n’ai pas cette chance, moi.
Tous les regards se tournèrent vers Alexandra qui ne savait comment réagir, partagée entre l’envie de répondre avec vigueur aux réflexions douteuses du policier, et le besoin de montrer de l’empathie à son égard, étant toujours habitée par ce sentiment de culpabilité lié à sa blessure :
– Je pense que le deuxième guerrier devrait aller se coucher plutôt que de penser à la bonne fortune de ses copains. Je ne suis pas médecin, mais je prescris quelques bonnes heures de repos au grand blessé.
Darlan regarda Alex avec gravité, comme pour dire quelque chose de sérieux, puis lança en souriant :
– Je ne sais pas comme médecin, mais je t’imagine bien en infirmière.
Alexandra le fusilla du regard et fut interrompue dans sa tentative de réponse par la sonnerie très reconnaissable du téléphone de Darlan, le policier étant la seule personne qu’elle connaissait à utiliser l’intro de Hells Bells pour les appels entrants.
Darlan, qui venait de comprendre que sa blague douteuse avait blessé la jeune femme et se demandait comment se rattraper sans s’enfoncer davantage, fut heureux d’avoir à répondre. Il reconnut le numéro : son copain Patrick Brune, sans lequel ils seraient déjà dans les mains de la police :
– Salut, mon pote, commença-t-il en grimaçant d’avoir bougé son bras pour porter le téléphone à son oreille. Je ne sais pas comment te remercier, c’était moins une.
Darlan entendit nettement le soupir de soulagement de son correspondant :
– Heureux de l’apprendre. Vous allez tous bien ?
– J’ai presque pris un pruneau et je suis un peu égratigné, mais les autres vont bien… Il y a quand même quelque chose qui me chagrine : j’aimerais bien savoir comment vous avez fait au bureau pour nous retrouver chez Eltrosys. J’ai beau me creuser, je ne vois pas.
– Là tu m’excuseras, tu es clairement de l’autre côté maintenant. Et même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qui se passe ici, je ne veux pas non plus te donner tous les détails. Je risque déjà ma place en te parlant. Je peux juste te dire de te méfier des caméras, à toi de deviner le reste.
– O.K., bien sûr, excuse-moi. C’est déjà fort de nous avoir prévenus. Peut-être que tu peux m’expliquer quand même pourquoi on a tout le monde aux trousses. Si tu nous aides, c’est certainement parce qu’il y a quelque chose de pas clair dans toute cette histoire.
– Je ne connais pas les détails, seulement qu’on ne respecte aucune procédure. Je ne suis pas chaud pour t’en dire davantage, sauf si tu parviens à m’expliquer ce que tu fais, mêlé à une histoire de terrorisme, ça m’éclairerait déjà un peu, et ça pourrait me donner envie de t’expliquer le reste.
– Il n’y a pas d’histoire de terrorisme ! s’énerva Darlan. Comment tu peux imaginer un truc aussi débile ? Si tu veux tout savoir, nous avons découvert que les machines à voter qui vont servir dimanche pour les élections sont très probablement truquées pour falsifier les résultats.
Un long silence accueillit ses propos, trahissant le temps nécessaire à son interlocuteur pour digérer le message.
– Tu es là ?
– Tu peux m’en dire un peu plus ?
– Pour faire simple, nous avons suivi la piste de Fallière. Il a inventé un composant qui donne aux machines à voter la capacité de passer en mode triche de façon complètement indétectable.
– Tu délires, c’est complètement impossible, c’est un truc de république bananière !
– On n’a pas encore la preuve que la triche sera réellement utilisée, mais je peux t’affirmer que les machines sont conçues pour ça. Et quelque chose me dit que les meurtres à répétition ne sont pas étrangers à ce complot. On a découvert quelque chose qui devait rester secret.
À nouveau, Darlan n’entendit plus que la respiration de son correspondant dans le combiné. Autour de lui, Fred, Marie et Alexandra le regardaient avec attention. Tous avaient saisi l’importance de la conversation et cherchaient à en comprendre les détails. Il mit le téléphone en main libre en signifiant d’un geste à ses amis de rester silencieux. La voix de Patrick Brune résonna dans la pièce :
– Bon, ce que tu me dis là dépasse de loin mon niveau. Je vais voir ce que je peux faire. Pour commencer, je vais vous sortir de là, vous n’êtes plus en sécurité. La journaliste est toujours avec toi ?
– Elle est devant moi.
– Très bien. Vous allez rester là où vous êtes. Donne-moi l’adresse et je fais en sorte de vous extraire dès demain, disons en fin d’après-midi, le temps de tout organiser. En attendant, ne faites rien, ne sortez pas, ne communiquez avec personne d’autre que moi. Ça te va ?
– Oui, sauf que je ne suis pas sûr d’avoir envie de te donner notre planque. Tu travailles toujours pour un organisme qui ne nous laissera jamais mener à bien nos investigations. Nous avons décidé d’aller jusqu’au bout. Tu me connais, j’ai toujours aimé jouer les justiciers et j’ai ici une équipe formidable.
En face de lui, Fred lui faisait un oui de la tête pour soutenir sa décision.
– Fais pas le con, Darlan, si tu t’enterres, je ne pourrai pas t’aider à nouveau. Dois-je te rappeler que je vous ai sauvé les miches à toi et à ta petite bande ce soir ?
– Je sais et je t’en remercie encore, mais c’est toujours non. Je suis désolé. D’abord, je pense que tu as toujours une belle carrière à faire et ce serait trop bête de tout gâcher maintenant, et ensuite tu m’as déjà tiré une fois d’un mauvais pas, je pense que tu en as fait assez. Et pour tout dire, tout ça est vraiment important pour moi, je ne veux pas laisser tomber.
– Si tu crains une écoute, ne t’en fais pas, j’utilise le module bidouillé que tu m’as donné. On ne risque rien.
Darlan hésita. D’un côté, il trouvait pénible de devoir traiter de la sorte celui qui l’avait aidé déjà si souvent. Mais de l’autre, il ne voulait pas qu’il se trouve dans une position intenable vis-à-vis de sa hiérarchie. Patrick Brune ne lui avait jamais caché son ambition. Il était persuadé que si ses relations privilégiées avec les « terroristes » qu’ils étaient devenus aux yeux de ses chefs, venaient à être connues, il pouvait faire une croix sur la suite de sa carrière. Il avait trop à perdre s’ils étaient arrêtés maintenant.
– Non Patrick, je préfère rester discret sur notre localisation. Jusqu’à ce que j’en sache plus. Mais je peux déjà t’envoyer ce que j’ai comme infos sur le sujet, si tu veux.
– À ta guise, répondit Brune d’une voix qui laissait transparaître son agacement. Mais je ne comprends pas tes motivations, je suis le seul à pouvoir t’aider et tu m’envoies balader.
– Encore désolé. C’est une question de survie pour nous. Merci encore de nous avoir prévenus. Je te revaudrais ça dans un trois-étoiles quand toute cette affaire sera finie, répondit Darlan pour mettre fin à cette discussion qui le perturbait. Je te rappelle dès que j’ai du nouveau, à bientôt.
Darlan raccrocha le téléphone d’un geste vif, sans attendre la réponse, devant le regard interrogatif de ses amis.
– Je ne te comprends, pas souffla Alex. Tu aurais pu lui dire où nous sommes, non ? Il n’arrête pas de nous aider et tu m’as dit que vous étiez amis. Tu as une façon assez étrange de traiter tes amis.
– Justement. Dans ce genre de situation, moins on met de personnes dans la confidence, moins on les met en danger. Maintenant que je sais l’importance de ce que nous avons découvert, je peux te dire que je ne suis pas fier d’avoir débarqué ici, chez des amis, que je risque de mettre potentiellement en danger. Ma décision ne paraît peut-être pas cohérente, mais j’ai pour habitude de me fier à mon intuition. Ça m’a déjà sauvé plusieurs fois lors de mes activités sous-terraines.
Une ombre d’inquiétude passa dans les yeux de Marie :
– Tu crois vraiment que quelqu’un pourrait s’en prendre à nous, aux enfants ?
– Pas tant que personne ne sait où nous sommes, c’est pour ça que je n’ai rien dit. Quand tu partages un secret, tu prends un risque. Nous sommes en sécurité ici. Pour répondre franchement à ta question, oui, il y a un risque si nous nous éternisons chez vous. Nous allons devoir bouger très rapidement. Peut-être dès demain. Ceux qui ont mis en place la tricherie des machines à voter sont prêts à tout pour garder leur secret. Notre seule façon d’arrêter tout ça est de trouver suffisamment de preuves et de rendre l’affaire publique le plus rapidement possible.
– Tu sembles bien sûr de toi, intervint Alex, ils nous ont retrouvés chez Eltrosys et tu ne sais toujours pas comment ils ont fait.
– Maintenant, je sais. Patrick m’a dit de me méfier des caméras. Je suis persuadé que quelqu’un de mon équipe, de mon ancienne équipe, devrais-je dire, a trouvé un moyen de lancer une analyse de reconnaissance sur nos visages sur toutes les caméras de la région, y compris les caméras privées. C’est ma faute. C’était un des objectifs pour la fin de l’année. Je pensais qu’il leur faudrait encore des mois pour mettre en place l’infrastructure nécessaire… Je me suis trompé.
– Mais il faudrait une puissance de calcul monstrueuse pour réaliser un tel exploit, coupa Fred.
– Je t’ai déjà dit que j’avais beaucoup de puissance de calcul à ma disposition dans mon boulot, il est possible que j’aie volontairement minimisé les chiffres que je t’ai donnés. Et apparemment, même moi je ne sais pas tout.
Fred prit un air faussement offusqué :
– Tu m’as menti, je peux pas le croire !
Puis il continua, plus sérieux :
– Comment peut-on se protéger de ça ? Il y a des caméras partout aujourd’hui, dans tous les lieux publics, les entreprises, les rues, les péages… et j’en oublie.
– Actuellement et officiellement, répondit Darlan, on ne compte pas moins de soixante mille caméras en France dans les espaces publics. Dans les faits, si on ajoute toutes celles destinées à la surveillance des infractions, couplées aux radars, aux feux tricolores et bien d’autres encore, on arrive à cent cinquante mille. À ça, on peut ajouter plus de quatre cent mille caméras qui surveillent des espaces privés, comme celle qui nous a dénoncés chez Eltrosys. Je peux vous assurer que mes anciens collègues sont en mesure d’accéder à la majorité d’entre elles et de détecter les plaques d’immatriculation, mais également de reconnaître des visages. Si comme je le pense, le système est opérationnel, nous allons avoir beaucoup de mal à nous déplacer. Dès qu’on passera dans le champ d’une caméra, on courra le risque d’être repéré.
– On doit se déguiser, souffla Marie, réfléchissant déjà à ce qu’elle pourrait proposer pour grimer Darlan et Alex. Je suis certaine que les enfants vont adorer, mais je ne suis pas rassurée pour autant.
– Nous sommes en sécurité si on reste ici. Je vais camoufler la voiture sous les arbres au cas où ils leur prendraient l’envie de faire une passe photo satellite et qu’ils commencent à rechercher toutes les BMW noires de la région.
– Tu en es sûr ? s’inquiéta Marie.
– S’ils avaient eu le moyen de nous localiser ici, mon copain Patrick Brune n’aurait pas insisté autant pour savoir où nous nous trouvons. Il a accès à toutes les infos du centre. Mais je retiens ton idée de déguisement si l’on sort. Les logiciels d’analyses sont faciles à tromper et, contrairement à ce qu’on a pu voir dans Minority Report, les systèmes de surveillance ne sont pas encore capables d’identifier à la volée des individus dans la rue à partir du scan de leur rétine… Mais ça viendra.
– J’ai pas envie de vivre dans ce monde, répliqua Alexandra en étouffant un bâillement.
– C’est une question d’années, peut-être une décennie, au train où vont les choses, mais ça arrivera, sois-en certaine, termina Darlan.
– En attendant ces jours maudits, vous m’excuserez, je vais me coucher. Je tombe de sommeil.
Le policier se leva à son tour un peu brusquement, regrettant aussitôt son geste. Il ressentit une vive douleur au côté qui lui arracha une grimace. Il crut pendant un instant qu’il allait devoir se rasseoir pour attendre une accalmie. Alexandra l’aida en lui prenant le bras. Darlan se redressa doucement :
– Tu as raison, on verra tout ça demain, j’ai besoin d’aller dormir pour que tout ça commence à cicatriser... sans même une jolie infirmière pour veiller sur moi, finit-il dans un grand sourire et en évitant de croiser le regard d’Alexandra.
La journaliste s’approcha un peu plus et l’embrassa sur la joue d’une bise sonore :
– Je suis certaine que c’est surtout de repos que tu as besoin.