Chapitre 18
Lyon. Salle de contrôle du centre opérationnel de la DCRI.
Mercredi, 23 h 45.
Marc Pietri enchaînait sa douzième heure de travail sans pause ou presque. Enfin débarrassé de Darlan, il s’évertuait à montrer au directeur des opérations, le commissaire divisionnaire Pierre-Étienne Giraud, ainsi qu’à son adjoint le commandant Brune, que ses capacités d’analyse égalaient voire dépassaient celles de son principal concurrent dans le service. Pietri savait avoir les faveurs de Giraud qui le préservait et le notait plutôt mieux que Darlan. Pourtant, chaque fois que les choses devenaient compliquées ou urgentes, il donnait à Darlan la responsabilité de l’affaire. Patrick Brune, quant à lui, préférait mettre en avant les mérites de l’équipe au détriment des résultats individuels.
Ce soir, Pietri sentait qu’il pouvait faire face seul et montrer ce qu’il savait faire dans les moments critiques. Rarement la situation s’était révélée aussi tendue. Le commissaire se montrait encore plus intraitable qu’à l’accoutumée. Pietri répondait à toutes les demandes de son chef et ne quittait son poste en aucune façon. Même si, depuis une heure, une furieuse envie d’uriner lui ôtait une partie de ses moyens et l’obligeait à changer très régulièrement sa posture sur sa chaise.
Les événements de la soirée se succédaient sans répit depuis la réorientation de l’enquête sur Françoise Eynac, la rédactrice en chef du journal où travaillait Alexandra Decaze. La connexion, sans être évidente de prime abord, aurait dû permettre, si elle s’était avérée fondée, de remonter très rapidement à un échelon de décision dans le groupe terroriste que le service pistait. Néanmoins, les informations qu’il lisait sur ses consoles indiquaient que la rédac-chef ne pouvait être liée au terrorisme. L’indicateur de convergence, outil informatique permettant de donner une indication sur la probabilité d’une connexion entre individus, frôlait le zéro. « Nous poursuivons la mauvaise piste », se dit Pietri. Giraud avait lu également ce chiffre, mais n’avait pas réagi ni fait part de sa déception. Au lieu de ça, il continuait à distribuer les ordres aux quatre policiers restés pour cette session de travail de nuit qui risquait bien de ne s’achever qu’au petit matin. Pietri se demanda si son chef possédait d’autres informations, susceptibles d’expliquer la sérénité qu’il affichait.
Suivant les recommandations de Giraud et Brune, qui coordonnaient leurs actions, il parcourait maintenant les échanges de mails entre Fallière et la journaliste. Le commissaire attendait le résultat en restant positionné juste derrière lui. Pietri détestait cette proximité. Il en perdait une partie de ses moyens. Il parvint pourtant au bout de ses recherches :
– Rien, monsieur. Fallière n’a rien envoyé de sa boîte à la journaliste, j’avais déjà vérifié.
– Regardez si on trouve quelque chose à partir de la fille, vous avez vérifié à son bureau ?
– J’y travaille, ça ne va pas être long.
Marc Pietri transpirait d’être soumis à cette pression constante et tremblait à l’idée de ne pas parvenir à exécuter la tâche assignée dans un temps raisonnable. Il se connecta rapidement sur le serveur mail du journal, mais peinait à contourner les protections.
– Bon, ça avance ? On n’a pas la nuit. Darlan aurait déjà fini s’il ne s’était pas tiré avant qu’on ait terminé !
Pietri ne releva pas la pique. Il se tourna vers le commissaire en hochant la tête et en essayant d’afficher un sourire rassurant, pour lui signifier qu’il n’aurait plus longtemps à attendre. Il remarqua également que Giraud, contrairement à lui, ne transpirait pas. Il semblait aussi frais que le matin même. Sa cravate rayée toujours en place, même pas d’ombre sur les joues, à croire qu’il se rasait plusieurs fois par jour.
– J’y suis ! s’exclama-t-il une minute plus tard. Effectivement, monsieur, ils ont échangé une dizaine de mails au total. Attendez… Fallière a également utilisé ce compte pour communiquer avec Majri.
– Comment se fait-il que nous n’ayons pas vu ces mails avant ?
– Fallière devait se sentir surveillé, il a expédié ces mails depuis un cybercafé, depuis une adresse Hotmail. Nous nous contentions de surveiller les entrées sorties de son ordinateur personnel.
– Ils étaient en contact depuis un bon moment… nous aurions dû réagir plus tôt. Copiez-moi tout ça, je l’enverrai pour analyse à Paris. Ces messages sont certainement cryptés.
Pietri s’exécuta. Il en profita pour lire le contenu des messages, espérant y trouver une piste qu’il pourrait exposer à son patron. Rien pourtant. Le contenu des échanges restait très banal, et même s’il était question de complot, cela ne révélait rien de sérieux. Cependant, l’analyse cherchait à déterminer si les messages cachaient un code. Depuis le début de la vague d’attentats, la DCRI avait mis à jour au moins trois niveaux de cryptage des messages. Attentif à ces manipulations et à son analyse des textes, il ne remarqua pas tout de suite l’indicateur qui clignotait en haut de sa page principale. Cette barre d’icônes regroupait les alertes de tous les programmes de surveillance du système.
– Monsieur, je crois qu’on a un problème, dit-il, plus fort que nécessaire.
Tous ses collègues se retournèrent attendant la suite. Giraud s’approcha et se pencha sur son épaule :
– Qu’y a-t-il encore ?
– Quelqu’un consulte également les mails de Fallière sur le serveur, en ce moment même.
– Vous en êtes sûr ?
– Certain, et le plus étrange c’est qu’il utilise la même méthode que nous pour accéder au serveur.
– Ça peut être une coïncidence ? intervint Brune, soudain nerveux.
– J’en doute, les gens capables de faire ça ne sont pas nombreux, alors que nous soyons deux, ce n’est pas du hasard.
Giraud regarda clignoter l’icône d’alerte, plongé dans une intense réflexion que Pietri troubla :
– Commissaire, si ce sont nos ennemis, je vous suggère de les empêcher de copier quoi que ce soit, nous devons les empêcher d’agir.
– Essayez de bloquer la base mail de Fallière ordonna Giraud, tout de suite.
– Je devrais peut-être la copier d’abord, non ?
– Copiez ce que vous pouvez, mais surtout virez-les-moi de là, empêchez-les d’effacer les messages ! finit-il. S’ils cherchent à supprimer des preuves, ça signifie que nous sommes sur la bonne piste.
Pietri s’exécuta. Une sélection et un clic suffirent. Un sablier s’afficha, trop longtemps au goût de l’analyste. Il annula la commande en cours et la relança. Cette fois une fenêtre afficha le message : « Accès à certains fichiers impossible, veuillez vérifier vos droits d’accès ».
– Monsieur, je suis parvenu à bloquer l’accès à une bonne partie des mails, mais apparemment, l’autre a mis en place la même parade et je ne peux rien faire pour les autres fichiers.
Le commissaire passa sa main dans ses cheveux blancs coupés en brosse. Ses yeux bleus acier, qui mettaient parfois mal à l’aise ses interlocuteurs par l’intensité qu’ils donnaient à son regard, reflétaient de l’inquiétude :
– Vous pouvez remonter jusqu’à lui ? Nous devons savoir qui est derrière ça. Le tueur de Fallière est peut être derrière cet écran.
– Je vais essayer.
Marc Pietri hésita une seconde puis tapa une commande sur son clavier, lançant à contrecœur une application « tracker » redoutablement efficace. Son hésitation était liée au fait que le créateur génial de ce programme n’était autre que Philippe Darlan. L’idée de réussir grâce à la petite merveille de son collègue lui répugnait. Dans la fenêtre de recherche défilaient maintenant, à une vitesse impressionnante, les adresses des serveurs véhiculant les données, supprimant en un instant toutes les fausses pistes et les adresses fantômes créées par le bouclier mis en place par son adversaire.
Il se souvint de Darlan, présentant dans cette même pièce son nouveau joujou. Quelques sommités parisiennes avaient fait le voyage pour l’occasion. Darlan avait passé avec succès tous les tests préparés pour contrer son tracker. Rien n’était parvenu à masquer l’adresse réelle de la machine recherchée. Les félicitations avaient suivi. Depuis, son programme faisait partie de l’arsenal standard des antennes et de la maison mère de la DCRI. Pietri était convaincu que son concurrent avait touché une prime substantielle pour ce travail et ne pouvait s’empêcher de le jalouser.
Pietri se demandait depuis peu si le système n’était pas également utilisé dans le cadre de la loi Hadopi, pour rechercher les pirates informatiques. Avec cet outil, même les internautes avertis qui utilisaient des logiciels pour masquer leurs adresses IP n’avaient aucune chance. Le sujet revenait très souvent sur les forums qu’il consultait depuis quelques mois. Plusieurs gros partageurs s’étaient fait pincer. Ils utilisaient pourtant les meilleures parades du moment. Depuis la fermeture de Megaupload, le monde du téléchargement illégal avait beaucoup changé. Pietri avait pour sa part considérablement réduit le nombre de films qu’il téléchargeait, ne se connectant que quelques dizaines de minutes d’affilée et pas tous les jours. Il évitait également les nouveaux titres à peine sortis dans les bacs.
Marc Pietri regardait défiler les adresses, admirant le travail du logiciel remontant méthodiquement la piste du mystérieux ennemi. Il se demandait juste s’il allait oser s’approprier un peu de la gloire du résultat qui allait tomber. Contre toute attente et alors qu’il s’apprêtait à crier victoire en donnant l’adresse du hacker, la recherche s’arrêta brusquement. Le curseur clignotait régulièrement, ponctuant les quelques secondes qu’il fallut à Pietri pour comprendre que sa requête avait échoué.