Chapitre 15
Lyon. Mercredi, 22 h 30.
Passé le moment de joie intense d’avoir découvert, par elle-même, le moyen d’accéder aux fichiers cachés de l’ordinateur de Fallière, Alexandra perdit de son enthousiasme à la vue des centaines de répertoires et des milliers de fichiers que comportait cette partition.
Elle s’appliqua tout d’abord à comprendre le mode de classement. Les dossiers, organisés par mots clés, sigles ou suites de chiffres ne correspondaient pas à ce qu’elle s’attendait à trouver. Elle ouvrit des fichiers au hasard. Elle tomba pour commencer sur un dossier très technique où elle reconnut des schémas électroniques. Un autre contenait ce qui lui sembla être du code source logiciel, reconnaissable à cette écriture particulière que seuls les connaisseurs pouvaient comprendre. Le suivant regroupait des listes de spécifications pour le développement d’un composant électronique. Certainement les éléments techniques du brevet que Fallière prétendait s’être fait voler.
La journaliste passait d’un fichier à l’autre avec frénésie et cliquait au hasard, espérant tomber sur quelque chose de compréhensible. Le travail qu’elle s’imposait n’allait certainement pas atténuer l’aversion qu’elle éprouvait pour l’électronique et l’informatique, disciplines auxquelles elle n’entendait rien. Elle hésitait à cliquer sur les gros fichiers, dont certains mettaient jusqu’à une minute pour s’ouvrir avec des logiciels spécifiques, l’obligeant à patienter pour découvrir un énième schéma.
Après dix minutes de ce régime, Alexandra commença à douter. Pourquoi Fallière avait-il tenu à ce qu’elle se rende chez lui alors que manifestement, elle ne trouvait rien qui justifie cette démarche ? L’avait-il prise pour une passionnée d’électronique ?
Elle se força à se concentrer pour entrer dans la logique de Fallière. Dans son métier de journaliste, les codes et les outils de classement et de référencement étaient clairs, faciles et tous utilisaient les mêmes. Elle retrouvait régulièrement, en quelques clics, n’importe quels articles ou informations enregistrés sur les serveurs du journal.
Quels mots clés devaient-elles utiliser pour accéder aux informations que l’ingénieur avait voulu qu’elle trouve ?
Elle se souvint des quelques notes qu’elle avait prises dans le petit carnet qui ne la quittait jamais. Elle l’ouvrit et retrouva ses écrits, griffonnés à la va-vite lors de son premier contact téléphonique avec Fallière.
La journaliste relut ses mots puis essaya « Terrorisme » dans le moteur de recherche de l’explorateur. Après quelques dizaines de secondes, deux mots s’affichèrent en haut de la fenêtre : « Aucun résultat ». Elle essaya avec le nom de l’entreprise que Fallière avait cité et qui apparaissait dans la vidéo de l’assassinat de son ami : « ARG », mais sans plus de succès.
« Composant » lui livra une liste de plusieurs centaines de fichiers techniques alors que « Complot » ne remonta aucun lien. Elle cliquait avec la souris et tapait avec acharnement sur le clavier.
Un courant d’air fit voler quelques papiers sur le bureau apportant une note de fraîcheur bienvenue. Elle renonça à ramasser les feuilles tombées à terre. Qui allait se soucier du rangement de l’appartement de Fallière maintenant ?
Elle avait épuisé tous les mots clés que les notes de son carnet pouvaient susciter. Elle essaya de se remémorer les paroles de l’ingénieur. Ils n’avaient échangé que deux brèves discussions au téléphone et elle ne voyait pas à quel moment il avait pu lui donner une indication.
Soudain, ce fut l’évidence. Juste avant de mourir, dans un dernier souffle, Fallière lui avait parlé une dernière fois. Ses derniers mots avaient été : « Les élections. » Elle n’avait pas compris sur le moment la raison pour laquelle il avait tenu à lui donner cette information.
Alexandra tapa le mot « Élections » sur le clavier et cliqua sur « Rechercher ».
Un répertoire portant ce nom s’ouvrit : elle avait trouvé.
Le premier dossier contenait une série d’articles de presse trouvés sur Internet, dans des blogs ou des journaux en ligne comme Mediapart ou Rue89. Plusieurs traitaient de diverses lois et décrets parus au cours des trois dernières années. Ces coupures étant souvent commentées par des blogueurs virulents qui dénonçaient à chaque fois les dérives sécuritaires et liberticides que ces lois engendraient.
Les thèmes en question touchaient beaucoup de domaines : du nouvel arsenal répressif mis en place pour lutter contre le téléchargement illégal au décret autorisant la création ou la fusion de divers fichiers de renseignements en passant par l’extension des écoutes téléphoniques sans condition préalable dès lors que l’individu était potentiellement lié au terrorisme, ou encore de la mise en place systématique de caméras de surveillance dans les lieux publics.
À la lecture de cette liste, regroupée dans un tableur, elle prit conscience qu’elle n’avait jamais été attentive au nombre de lois et décrets du genre qui avaient été votés en moins de cinq ans, ni à leur contenu exact. Pris isolément, ces textes permettaient de répondre très justement à une problématique précise : lutte contre le terrorisme, le téléchargement illégal, la pédophilie, amélioration de la Sécurité routière, prévention de la délinquance financière ou du surendettement, surveillance des réseaux sociaux et pour éviter les dérives et notamment le harcèlement, filtrage de l’Internet avec interdiction d’accès à certains sites ; filtrage qui avait valu à la France de se retrouver mise sous surveillance par Reporters sans Frontières... La synthèse présentée dans le tableau mettait en évidence l’arsenal de moyens de surveillance et de contrôle des citoyens qui, vu sous cet angle, paraissait pour le moins étrange dans un pays historiquement attaché à sa liberté.
Alexandra se reprocha de n’avoir pas réalisé elle-même cette synthèse. Son métier de journaliste aurait dû l’alerter, mais, accaparée par d’autres événements souvent dramatiques, elle était passée complètement à côté de cette actualité. Elle se promit de vérifier les informations dès qu’elle retournerait au journal, et même d’y consacrer son prochain article de fond dès la semaine suivante. Elle ignorait alors qu’elle serait bien incapable de tenir cette promesse.
Elle continua sa lecture. L’article suivant abordait un texte de loi mis en place presque un an plus tôt et qui incitait les mairies des villes et villages de plus deux mille habitants à s’équiper de machines à voter, afin de faire évoluer le mode de vote vers quelque chose de plus en accord avec l’époque et les technologies numériques. Un des arguments lourds étant de garantir la sécurité du vote. Le décret listait l’ensemble des mesures de vérifications effectuées lors de la mise en place et du contrôle régulier des machines. Chaque commune conservait la liberté du moyen de vote. Néanmoins, la plupart d’entre elles avaient répondu favorablement, surtout motivées par les subventions substantielles proposées aux mairies qui jouaient le jeu, et par la prise en charge intégrale des frais de mise en place des machines à voter par l’État. Quelques voix s’étaient élevées, relayant les décisions de certains pays d’Europe de supprimer les machines à voter, notamment à cause de l’absence de moyens de contrôle suffisants (du moins, c’était l’avis de nombreux experts), et également parce que ces systèmes ne permettaient pas le recompte des voix en cas de litige. Alexandra se souvint de quelques reportages sur le sujet. Tous affirmaient que les machines en question demeuraient beaucoup plus fiables que les habituels scrutateurs et le décompte manuel des voix.
Après avoir parcouru une dizaine d’autres articles plus ou moins pertinents, mais présentant tous le contenu de certains textes de loi montrés sous un éclairage différent, Alexandra ouvrit un autre répertoire.
Elle découvrit une archive d’e-mails échangés notamment par Fallière et son ami Samir Majri. La journaliste parcourut plusieurs d’entre eux, se disant déjà qu’elle devrait copier tous ces fichiers afin de pouvoir les consulter plus tard. La clé USB déjà engagée dans le lecteur devrait faire l’affaire, se dit-elle.
Elle lut très rapidement le contenu des six pages de texte. Le dossier remontait au 15 décembre, soit cinq mois plus tôt. Alexandra s’arrêta sur des échanges autour de début avril. L’ingénieur réagissait aux informations que lui donnait Majri. Ce dernier s’était procuré discrètement une copie du dossier technique. Il ne faisait aucun doute que la société ArG utilisait le brevet de l’ingénieur pour produire le composant en question.
Fallière : « Nous devons impérativement découvrir comment le brevet de notre invention peut se trouver en possession de ArG. Les brevets protégés par le secret défense ne peuvent pas plus être diffusés sans l’accord de leurs inventeurs que les brevets classiques. Pour l’instant, je suis en discussion avec les services officiels pour l’utilisation de mon brevet par un grand groupe d’électronique de défense, mais rien n’est encore signé.
Peux-tu remonter jusqu’aux donneurs d’ordre ? J’aimerais vraiment savoir qui est derrière ça. »
Majri : « Je vais essayer, mais c’est assez risqué pour moi. Ces informations ne sont connues que du big boss. Pénétrer le réseau interne pour pirater l’ordi du chef, ce n’est pas le meilleur moyen pour garder son job. As-tu vérifié si le FPGA que je t’ai envoyé hier est bien conçu avec ton design ou s’il a été modifié ? Pour moi, c’est bien l’original. »
Fallière : « Ne prends pas de risques inconsidérés. Je ne souhaite pas que tu te fasses virer pour ça. Il est évident que même si on arrive à prouver que le brevet a été volé, je n’ai que peu de chances de recouvrer mes droits sur le sujet. Je te confirme que c’est bien une copie conforme. Ils n’ont rien changé. Du vol pur et simple ! »
Un dernier mail, daté du jour précédant l’assassinat de Samir Majri, indiquait que les choses se précisaient :
Majri : « Je te disais au téléphone cet après-midi que je craignais d’avoir été repéré, mais tout va bien. J’ai pu récupérer le nom de l’intégrateur. En fait, j’ai craqué le mot de passe du directeur. Je n’ai pas le donneur d’ordre, mais j’ai trouvé où vont les composants après fabrication. Une société qui s’appelle Eltrosys. Il s’agit apparemment d’un intégrateur, en Bretagne. Ils intègrent le FPGA sur des cartes, mais j’ignore pour quel usage. Ils sont nos seuls clients pour ce composant. C’est très surprenant, mais, si j’ai bien compris, le ministère de l’Intérieur et celui de la Défense surveillent de très près toutes les opérations. À mon avis, c’est une application militaire secrète. Je ne suis pas resté longtemps dans le bureau du boss et je n’ai pas encore pu accéder à tous les fichiers. Je recommencerai demain, plus tard dans la soirée. J’espère juste que le mot de passe sera toujours le même. Je te recontacte quand ce sera fait. »
Les échanges s’arrêtaient là. Majri était mort le soir même, et Fallière quatre jours plus tard. Alexandra s’affaira à trouver d’autres archives de mails dans le répertoire « Élections », mais sans succès.
Elle trouva en revanche d’autres articles de presse, notamment un, présentant une statistique éloquente sur les résultats des sondages en fonction de leurs commanditaires. Il apparaissait que les résultats variaient grandement selon la façon dont la question était formulée. Sans prétendre que les résultats étaient faux, l’article, issu d’un journal en ligne, insistait sur le fait que l’influence exercée par les commanditaires, à travers la formulation des questions, pouvait amener une différence de près de 10 % dans les résultats. Le journaliste finissait l’article en précisant que le gouvernement avait commandé plus de la moitié des sondages publiés avant le premier tour des élections. Alexandra ne fut pas surprise de ces chiffres. Son métier lui permettait de connaître le poids des mots, même faux.
En découvrant à travers les archives de Fallière tous ces articles issus de journaux numériques, elle se demanda si elle avait raison de militer avec autant d’acharnement pour la presse papier. Lors du lancement du site Internet du journal Jour de Lyon deux ans plus tôt, elle s’était montrée très opposée, prétextant que cette inauguration sonnait le glas des journaux papier au profit d’une forme virtuelle et dématérialisée de l’information. Elle devait reconnaître maintenant que les journaux en ligne s’offraient le luxe d’une indépendance que la presse papier et audiovisuelle peinaient à conserver.
Absorbée dans ses pensées et dans la lecture des fichiers de l’ordinateur de Fallière, Alexandra ne réagit pas tout de suite au bruit sourd qui provenait du salon. Un autre bruit, plus ténu, semblable au froissement d’une étoffe, mit ses sens en alerte. Elle pensa tout d’abord à un courant d’air, la porte-fenêtre du salon qui claque… mais la chaleur pesante n’était agitée d’aucun mouvement d’air. Le bruit se répéta, plus proche. Elle hésita à se retourner, attendant de faire taire son angoisse, attendant que son cœur retrouve un semblant de calme. Un frisson lui parcourut le dos. Elle sentait une présence derrière elle.
Un vent de panique la submergea. Tétanisée, une pensée s’imposa à elle : « Je n’aurais pas dû venir. »
Alexandra rassembla ses forces, prête à bondir, puis trouva le courage de se retourner lentement sur son siège pivotant.