Chapitre 54
Montmeyran. Samedi, 18 h 10.
Sous l’impulsion de Darlan, la salle à manger d’Anne s’était rapidement transformée en quelque chose qui ressemblait au capharnaüm qu’Alex avait observé dans l’appartement du policier. En plus de lui prêter son ordinateur portable, Anne avait dû mettre à contribution son voisin, instituteur à l’école du village, pour qu’il lui apporte deux autres ordinateurs habituellement destinés aux élèves. Darlan les avait rapidement connectés sur le réseau local et sur Internet, après avoir acheté à Valence les éléments qui lui manquaient pour compléter son installation. Alexandra l’avait accompagné en ville, autant pour l’assurer de son soutien, à défaut de l’aider réellement, que pour se soustraire pendant un petit moment à sa mère et prendre le temps de réfléchir. L’enthousiasme de Darlan l’en avait malheureusement empêchée. Il avait tenu à lui expliquer les mérites de tel concentrateur réseau ou de tel ordinateur et autres accessoires informatiques. Elle l’avait regardé se mouvoir dans ce magasin d’informatique et d’électronique comme un enfant dans un magasin de jouets, sans comprendre ce qu’il pouvait trouver d’intéressant dans ces rayons, ni même à quoi tout ce matériel allait servir. Heureusement pour elle, le supplice n’avait été que de courte durée. Elle aurait préféré de loin consacrer un peu de temps aux boutiques de vêtements à quelques mètres de là.
Conformément à ses propres recommandations, Darlan avait tout réglé en espèces. Avec le matériel acheté, auquel il avait ajouté un appareil photo numérique et une webcam, il était parvenu à mettre en place une plate-forme de transmission et de visioconférence en un temps record. Cet outil lui permettait à présent d’être connecté avec ses amis Fred et Marie, restés en Bretagne, et également avec plusieurs autres électroniciens qui s’étaient pris au jeu. Sur les écrans des trois ordinateurs, on pouvait voir jusqu’à huit fenêtres vidéo ouvertes simultanément. « Si j’avais un jour de plus pour la préparation, je pourrais recréer ici le poste de travail de mon appartement », avait-il déclaré.
Marie avait commencé par poster sur des forums les premières photos de la machine que Darlan lui avait fait parvenir. Elle lança le défi d’en trouver le fonctionnement. C’était, comme elle l’expliqua plus tard, un jeu pratiqué par une poignée de passionnés sur ce blog.
Les clichés couvraient tout le cœur de la machine et également les composants périphériques. Rapidement, plusieurs électroniciens chevronnés avaient répondu présent. Ils avaient commencé à reproduire le schéma de fonctionnement des ensembles extérieurs et de leurs communications avec la carte mère dont les plans étaient connus. Volontairement, Fred et Marie avaient caché la vraie nature de la machine à voter. Pour les internautes, le but du jeu consistait précisément à en découvrir l’usage.
Alexandra avait regardé le policier s’agiter et passer d’un ordinateur à l’autre en pianotant comme un organiste virtuose sur ses claviers, semblant jouer une étrange musique silencieuse. En quelques minutes, plusieurs dizaines de personnes purent communiquer en temps réel et travailler à distance sur le même sujet. Elle ne pouvait s’empêcher d’être admirative, autant parce qu’elle n’entendait rien à toutes ces manipulations que devant l’enthousiasme qu’il manifestait. Il parvenait à fédérer plusieurs esprits éclairés autour d’un même problème et s’y attelait avec conviction, comme si sa vie en dépendait. Il était autant dans son élément qu’elle accrochée à une falaise ou dans un kayak.
Se sentant parfaitement inutile dans ce contexte, elle lui avait proposé son aide pour porter un ordinateur, trouver une rallonge, pousser une table. Elle sentait bien qu’il lui confiait quelques menues tâches simples juste pour lui faire plaisir, et qu’il aurait manifestement préféré travailler seul, plutôt que de s’encombrer de quelqu’un qui ne comprenait pas le minimum.
Les premiers résultats ne tardèrent pas à arriver. Dès dix heures trente, un internaute avait reconnu l’intérieur d’une machine à voter. Il pensa avoir remporté le challenge, avant de découvrir que la vraie question était plus complexe encore. Pendant ce temps, Darlan avait identifié des fils qui partaient de la carte mère, cheminant ensuite dans l’épaisseur des parois de la machine pour finir dans le couvercle de celle-ci. Vers onze heures vingt, et après avoir démonté complètement l’ensemble des structures internes et externes en suivant les fils, il découvrit un composant noyé dans un bloc de résine noire, lui-même camouflé dans le plastique du couvercle de la machine. Épais de cinq millimètres et de la taille d’une boîte d’allumettes, ce bloc de résine était parfaitement opaque et sans aucune marque ni référence.
À partir de là, il se laissa guider par ses correspondants qui lui demandaient de bouger la caméra, plus haut, plus bas, comme s’il dirigeait un œil. Marie manageait les investigations et devait régulièrement rappeler les participants à l’ordre, tellement le brouhaha des conversations rendait le travail impossible. À chaque minute qui passait, le nombre de personnes connectées augmentait. Marie avait, en quelques mots, mis à contribution sa liste d’anciens élèves de Supélec et leur avait lancé le défi. Ils se téléphonaient entre eux et le réseau s’étendait ainsi rapidement. Elle et son mari Fred semblaient beaucoup s’amuser à fédérer toutes ces énergies.
Alexandra observait le policier, dont le petit sourire et l’éclat dans le regard trahissaient l’excitation. Elle suivait sur un des écrans l’image de la caméra tenue par Darlan, qui suivait les indications de ses correspondants. Elle ne comprenait rien aux discussions et se sentait déconnectée, pas à sa place. Elle se prit à envier Marie, qui assumait pleinement son rôle au milieu de tous ces hommes. Mais c’était son métier, après tout. Elle décida donc de l’imiter, de faire le sien. S’ils parvenaient à leurs fins, elle pourrait publier toute une série d’articles. Elle sortit son calepin et commença à écrire.
Une fois de plus, un des internautes demanda de remonter la caméra jusqu’au bloc de résine dans lequel plongeaient quelques fils électriques. Darlan intervint à son tour.
– Je constate que, d’après beaucoup d’entre vous, une des solutions du problème doit se situer dans ce bloc de résine. Je vous propose de me laisser le temps de dégager ce composant, ça ne devrait pas être trop compliqué.
– D’accord, Philippe, acquiesça Marie, je mets ta connexion en attente jusqu’à ce que tu rappelles, les autres restent en ligne, nous devons encore éclaircir quelques points. Mais fais bien attention à ne pas effacer les inscriptions sur les composants, sans ce minimum d’informations, ça va être beaucoup plus compliqué.
– O.K., je m’y mets et je me reconnecte dès que c’est fait.
14 h 40.
Pendant prêt d’une heure, et à force de patience, Darlan et Alexandra avaient finalement réussi à dégager le petit circuit imprimé noyé dans la résine, en utilisant une miniperceuse munie d’outils de ponçage, prêtée par le voisin instituteur, qui s’était montré très intrigué par le travail qu’on effectuait chez sa voisine. Devant l’avalanche de questions qu’il avait posées, Alex l’avait gentiment raccompagné à la sortie, lui promettant de tout lui dire dès qu’ils auraient terminé.
Le policier avait commencé seul le travail de dégagement, puis la journaliste l’avait conseillé sur la manière de préserver au mieux les composants cachés. Elle tirait son expérience d’un stage qu’elle avait effectué un été, en marge de ses études, sur un site de fouille paléontologique en Auvergne. Darlan avait fini par lui passer la main, autant pour la voir à l’œuvre que pour ne plus avoir à subir ses conseils. Il l’avait observé pendant qu’elle travaillait. Effectivement, la journaliste parvenait, beaucoup plus facilement et délicatement que lui, à dégager l’ensemble des composants sans les abîmer.
Depuis qu’il avait mis en veille les ordinateurs relayant les conversations, le silence s’était installé dans la maison, seulement ponctué par le sifflement de la miniperceuse qui fluctuait au gré des gestes d’Alex.
Lorsqu’elle eut presque terminé, il se pencha sur son épaule pour observer l’objet de plus près, cherchant à savoir si des inscriptions étaient déchiffrables sur les composants. Il ne garda pas sa concentration longtemps, perturbé par cette proximité et par la note envoûtante d’Opium d’Yves Saint-Laurent qui parfumait son cou. Alexandra se tourna vers lui en souriant puis reprit son travail. Une gêne s’installa. Le policier s’écarta et décida finalement de s’installer de l’autre côté de la table, préférant s’éloigner de ce qui l’avait troublé et de la tentation qui l’avait animé. Il attendit patiemment qu’elle ait complètement dégagé le circuit pour revenir près d’elle.
Il commença à examiner celui-ci à la loupe. Il nota consciencieusement les quelques références de composants lisibles. Avant de relancer la visioconférence, il tenait à relever le plus d’informations possible pour ne pas avoir à subir les demandes incessantes de tous les correspondants.
– Tu y comprends quelque chose ? demanda Alexandra, amusée de l’air sérieux du policier.
– En fait… non, mais j’espère que nos amis en ligne vont être capables de nous dire de quoi il s’agit. Je suis convaincu que la clé se trouve là, devant nos yeux. Sinon, pourquoi l’auraient-ils si bien cachée ? Je vais rétablir la liaison et les laisser cogiter.
Darlan réveilla les ordinateurs et renoua le contact sur Skype. Deux nouveaux correspondants avaient rejoint le forum. Malgré le très haut débit de la ligne ADSL, les vidéos commençaient à perdre de leur fluidité. Le nombre de connectés sur le forum ouvert par Marie était passé par un pic de trente-cinq avant de redescendre à une vingtaine, dont plus de la moitié transmettait de la vidéo. Le policier salua les nouveaux venus, prit la caméra et commença à diffuser les images.
Deux heures plus tard, Darlan expliquait une nouvelle fois que rien d’autre ne permettait d’identifier les composants présents sur le petit circuit intégré. Les quelques références qu’il avait relevées ne correspondaient à rien de connu. Il sentait un début de lassitude chez les internautes. Un premier avait quitté la communication vingt minutes plus tôt et un autre venait d’annoncer qu’il ne pourrait pas s’attarder beaucoup plus. Ils devaient trouver vite, avant que tous ne se lassent.
Quelqu’un sonna à la porte. Anne ouvrit à l’homme qui venait d’arriver. Sans vraiment s’étonner, ni se demander pourquoi il se trouvait là, elle l’invita à entrer. Depuis le retour de sa fille, tout semblait devenir différent, dans sa maison, dans sa tranquillité. Elle ne s’en plaignait pas et se laissait porter par cette vague de nouveautés:
– Je vous en prie, insista-t-elle. Entrez, c’est par là.
L’homme, la petite quarantaine, habillé simplement d’un jean et d’une chemise en coton, le front dégarni, des yeux pétillants derrière des lunettes cerclées, hésita un moment sur le palier de la porte, regardant la femme qui se tenait devant lui, pas très sûr d’avoir sonné à la bonne adresse :
– J’ai été contacté par Internet, par une amie en Bretagne, un problème d’électronique à résoudre, et elle m’a donné cette adresse, termina-t-il en tendant un papier où était imprimé un e-mail signé Marie Berthoin.
– Oui, oui, c’est bien là, venez, je vous conduis, ne faites pas attention au désordre.
Le nouveau venu salua brièvement Alex et Darlan avant de s’intéresser rapidement au cœur du sujet. Il échangea quelques informations avec le policier et avec Marie, à travers la visioconférence. Il semblait juste reprendre le contact là où il l’avait interrompu vingt minutes plus tôt en quittant son domicile :
– Où en êtes-vous depuis que j’ai raccroché ?
– Pas grand-chose de plus, répondit Marie, on a quelques hypothèses, mais ce n’est franchement pas évident d’avoir une vue correcte avec les images de la webcam. Pour l’instant, nous sommes toujours dans l’impasse.
Un nouvel arrivant apparut dans le forum. Il ne disposait pas de webcam et seule sa voix parvenait aux autres participants. Marie lui résuma rapidement l’objet de la recherche et il répondit aussitôt :
– Vous dites que c’est une machine à voter ? Ce genre de composant n’a rien à faire là-dedans.
– Vous venez à peine de rejoindre le groupe d’étude et vous prétendez déjà avoir la réponse ?
– Il se trouve que je travaille dans une société qui a répondu à l’appel d’offres, mais qui n’a pas été retenue. Je connais très bien le cahier des charges. Je vous répète que ce dispositif caché n’a rien à faire là-dedans. Où l’avez-vous trouvée, cette machine ?
– Philippe, intervint Marie, je pense qu’il est temps que nous fassions part de nos soupçons à toute l’équipe, qu’en penses-tu ? Ça pourrait nous aider à trouver.
Darlan se tourna vers Alexandra qui acquiesça d’un geste de la tête. Il tenait absolument à l’associer à toutes les décisions :
– Tu as raison.
Il se plaça devant la webcam et s’assura dans la fenêtre de contrôle qu’il était correctement placé.
Avec des mots choisis et en s’appliquant à éviter tout jugement personnel, le policier présenta à tous l’effarante vérité concernant les machines à voter truquées. Il expliqua que s’ils ne trouvaient pas un moyen de l’empêcher, le deuxième tour des élections présidentielles, devant se dérouler le lendemain, ferait très probablement l’objet d’une fraude électorale sans précédent. Le simple fait de rappeler cette échéance leur fit prendre conscience du peu de temps qu’il leur restait pour agir.
De l’autre côté des écrans, les visages se décomposaient, entre stupéfaction et incompréhension. Depuis qu’ils savaient qu’ils travaillaient sur une machine à voter, ils s’étaient tous demandé quel était réellement le but du jeu. Ils venaient de découvrir que le défi à relever n’avait rien d’un jeu. Les avis et commentaires allaient bon train.
– C’est complètement dingue ! Il faut absolument arrêter cette fraude. C’est toute la démocratie qui est en danger.
– D’un autre côté, si ça peut empêcher l’extrême droite de passer, je comprends, même si je ne cautionne pas.
– Tu te rends compte de ce que tu dis ? C’est lamentable. Si le parti nationaliste est élu, ce sera le choix des Français, même si ce n’est pas le tien.
– Arrête, tu ne vas pas me dire que tu ne vois pas le risque de se retrouver avec un parti nationaliste à la tête du pays. C’est pourtant évident, non ?
– Il y aura sans doute des décisions qui ne feront pas plaisir à tout le monde. Mais c’est comme le gouvernement actuel, il ne plaît pas à tout le monde, c’est même la raison pour laquelle il va être battu, sauf s’il triche, bien sûr.
– Je suis certain que non, ce serait un tel retour en arrière que je n’ose imaginer que ça puisse arriver. Les Français ne sont pas bêtes à ce point.
– Et tu trouves que de truquer les élections, ça va rendre le pays plus démocratique…
Marie intervint en forçant la voix :
– Messieurs, je vous en prie, nous ne sommes pas là pour un débat politique. Si l’un d’entre vous souhaite arrêter là sa collaboration, je ne le retiens pas. Pour ceux qui continuent, il ne nous reste que quelques heures pour comprendre. Alors un peu de silence et remettons-nous au travail !
Le débat passionné s’éteignit aussitôt. Alex regarda l’image de Marie dans l’écran, impressionnée par sa détermination.
Le nouveau venu intervint à son tour :
– Si ce que vous avancez est juste, je suggère de vérifier si ce module n’est pas en fait un récepteur radiofréquence. Associé à un décodeur approprié, il pourrait permettre de synchroniser des machines à distance.
– Un module radio ? Je ne vois pas ce que ça pourrait faire ici, mais bon, je vais regarder.
L’électronicien se remit au travail en silence, notant de temps à autre quelques mots sur un vieux cahier qu’Anne lui avait procuré dans l’urgence et où elle notait d’ordinaire ses recettes de cuisine. Il ne s’en aperçut pas, trop occupé à essayer de comprendre le fonctionnement caché de la machine. Il expliqua à Darlan que s’il était très facile de deviner l’usage d’un composant ou d’un groupe de composants connus, cela devenait beaucoup plus compliqué quand ils ne l’étaient pas. Il n’était pas non plus possible d’effectuer des mesures sous tension. L’heure des élections n’étant pas encore arrivée, la machine à voter devait marcher très normalement et le circuit qu’ils avaient dégagé de la résine ne fonctionnerait probablement pas en dehors de la période d’activation. Il était donc impossible de détecter le fonctionnement alternatif par une mesure pour l’instant.
Alexandra apprit par la suite que celui qu’elle voyait plongé ainsi dans le cœur de la machine, comme un chirurgien pouvait l’être dans les entrailles d’un patient, était en fait un collègue de promotion de Fred et Marie, et qu’il était considéré par beaucoup comme l’un des meilleurs d’entre eux.
Il travailla ainsi pendant une demi-heure, puis releva la tête en déclarant simplement :
– Sans la suggestion de notre ami, nous aurions pu chercher longtemps. Ce circuit permet effectivement la réception radio, les grandes ondes précisément. Mais pas seulement, le circuit, là, est destiné à démoduler et à décrypter un message numérique noyé dans le signal.
– Grandes ondes ? Pourquoi les grandes ondes ? Plus personne n’utilise ça de nos jours, intervint Darlan.
– Je sais, reprit la voix du dernier connecté. Ils doivent utiliser l’émetteur central de France Inter.
– C’est très possible, admit l’électronicien avec un petit sourire. L’utilisation de cette fréquence a un énorme avantage : un émetteur unique arrose toute la France.
– Je peux même préciser que, si c’est bien le cas, continua la voix, le module est conçu pour recevoir la fréquence 163,840 kHz, c’est-à-dire la fréquence de France Inter.
– Comment pouvez-vous en être certain ? hasarda Alexandra.
– En fait, cette fréquence est également utilisée pour véhiculer un top horaire très précis. C’est avec ce signal que beaucoup de montres et d’horloges sont resynchronisées en permanence. Aujourd’hui on utilise aussi la synchro temps du signal GPS, mais à ma connaissance, ce signal est toujours actif.
– Et où se trouve cet émetteur ?
– Le centre émetteur et les antennes sont à Allouis, dans le Cher, à côté de Bourges. Et je peux vous confirmer que le signal de diffusion de l’heure est toujours actif.
– Comment savez-vous tout ça ? demanda Marie.
– J’aime bien rester au courant des choses, voilà tout.
– En tout cas, merci pour votre aide.
Pendant que tous les participants échangeaient sur le sujet, Darlan se renseigna sur Google et obtint rapidement des compléments de réponse :
– Effectivement, ce signal de synchronisation de l’heure est toujours actif, commença-t-il tout en découvrant à mesure d’autres informations. Le signal arrose bien toute la France sans relais, les antennes font trois cent cinquante mètres de haut et la puissance varie entre mille et deux mille kilowatts.
– Et c’est beaucoup ? demanda Alexandra, complètement candide dans ce domaine, mais notant soigneusement les informations dans son calepin.
– C’est énorme, répondit l’électronicien, et ça suffit pour couvrir largement tout le territoire.
– C’est refroidi par eau, il y a une piscine à côté du bâtiment principal, compléta Darlan à partir des informations qu’il lisait.
– Ça m’étonnerait que ces informations soient encore justes, les émetteurs d’aujourd’hui n’ont plus besoin de tels refroidissements. C’était encore vrai il y a vingt ans, mais plus maintenant.
– Peut-on dire que les machines à voter passent en mode triche grâce à un signal caché dans le message de synchronisation des horloges ? intervint Fred.
– Pas forcément dans le message de synchro, je pense qu’il est mélangé au signal audio.
– Dois-je comprendre qu’il suffit de passer un message à la radio pour déclencher le mode triche des machines, demanda Alex ? C’est un peu gros, non ?
– Au contraire, c’est génial. Le contenu du message d’activation peut être complètement noyé dans n’importe quel contenu radio, de la musique ou des paroles, le résultat est de toute façon complètement inaudible pour un auditeur. Dernier point, le message dont nous parlons est très court. Même si nous écoutons et analysons le signal lors de l’activation, il n’est pas évident que nous arrivions à le décrypter ou même à le localiser dans la trame.
– Je crois qu’après tant d’efforts, nous avons enfin trouvé la solution, déclara Marie Berthoin dont le visage rayonnait d’un sourire satisfait. Je vous remercie tous d’avoir participé si activement à ce forum. Pour les habitués, j’ajouterai qu’une fois de plus, nous avons trouvé.
– Qu’allez-vous faire pour empêcher que les machines à voter ne passent en mode « triche » ? demanda un des internautes. Nous devrions peut-être alerter les médias ?
– Nous y avons déjà pensé, précisa Alex, mais il faudra plusieurs jours avant d’obtenir une réaction de la population. Et nous craignons que ceux qui ont mis ça au point ne trouvent un moyen de nous discréditer en démontrant au grand public que nous sommes une bande d’illuminés friands de complots. Vous êtes bien placés pour savoir que la démonstration de la fraude est très technique. Nous n’avons aucune chance dans un si court laps de temps. Ce qui ne doit pas nous empêcher de mener toutes les actions de front.
– Alex a raison, compléta Darlan. Nous savons maintenant que les machines à voter ont la capacité de recevoir un message radio, de le décoder, et que, d’autre part, elles abritent un composant capable de stocker et d’activer un programme alternatif. Nous n’avons aucune preuve que ces machines vont réellement être utilisées pour une fraude électorale massive, mais le fait que plusieurs personnes aient été assassinées pour avoir voulu enquêter ou dévoiler ce qu’elles avaient découvert nous conduit à penser que c’est le cas.
– Assassinés ! C’est sympa de nous dire ça maintenant que vous nous avez impliqués ! s’emporta un gros type qui n’avait pas dit grand-chose jusque-là.
Marie le remit à sa place immédiatement :
– Je ne t’oblige pas à rester sur le forum, si tu as peur pour ta petite personne. Nous avons la chance de contribuer collectivement à déjouer un complot comme notre pays n’en a jamais connu. Nous avons risqué nos vies pour en arriver là. Tout ce que nous avons demandé, c’est un peu d’aide des experts que vous êtes pour comprendre comment cette machine rend la fraude électorale possible. Je vous remercie tous pour ça.
Le silence s’installa et le gros type semblait très appliqué à se ronger les ongles pour se faire oublier. Un autre internaute demanda :
– Que peut-on faire pour vous aider ?
– Nous devons empêcher les machines de recevoir le signal, décida Darlan.
Le brouhaha des discussions reprit de plus belle et les échanges fusaient :
– Je ne vois que deux solutions, proposa l’électronicien : soit vous trouvez un moyen d’empêcher le signal d’arriver à l’émetteur, soit vous arrivez à couper l’émetteur.
– Si j’en crois ce que je lis sur Wikipedia, compléta un internaute, le signal basse fréquence de France Inter est acheminé par une ligne spécialisée depuis la maison de la Radio à Paris jusqu’au centre nodal de Télédiffusion de France au fort de Romainville. Et, de là, il existe au moins deux façons d’acheminer le signal jusqu’à l’émetteur.
– Ça va être compliqué si on se pointe à la maison de la Radio pour demander de couper la diffusion de France Inter le jour du deuxième tour de l’élection présidentielle ! Il nous faudrait des renseignements précis sur la localisation des lignes spécialisées. Et même si nous coupons une ligne, je suis persuadé que le signal pourra emprunter une autre voie.
– La seule solution, c’est l’émetteur d’Allouis lui-même, reprit la voix. Je vous suggère de vous y rendre et d’empêcher la diffusion du message, ça ne doit pas être trop compliqué.
– À nouveau, une bonne idée ! intervint Marie, il faudra me laisser vos coordonnées, pour des participations futures.
– Ce sera avec plaisir, mais là je dois y aller. Bonne chance pour la suite. Salut à tous.
L’icône disparut de la page des participants.
– Marrant ce gars, commença Darlan, il arrive le dernier, règle le problème, et repart dans la foulée. J’ai l’impression d’être un gros nul quand j’ai affaire à des types comme ça.
– En attendant, il nous a fait gagner des heures. Reste à savoir comment entrer là-dedans, demanda Alexandra en regardant sur l’écran la photo du grand bâtiment protégé de deux lignes de clôtures.
– Vu la forteresse, je ne vois pas comment nous pourrions entrer sans tout faire sauter.
– Dans ce cas, faisons-nous inviter.
– Et comment comptes-tu faire ça ?
– Il faut qu’on trouve le responsable du centre qui abrite l’émetteur, et qu’on arrive à le convaincre.
– Ça me plaît bien comme idée, conclut Darlan.
– Si tout le monde peut se mettre là-dessus pour trouver le nom du responsable du centre, proposa Marie aux internautes toujours connectés sur le forum qui commençait à se vider.
– Je pense que nous devrions partir là-bas sans tarder, intervint Alexandra. Si nous avons besoin d’improviser au dernier moment, autant être sur place, vous ne pensez pas ?
Darlan releva la tête de son écran d’ordinateur, la regarda un moment puis acquiesça avec le sourire :
– C’est effectivement ce que j’avais en tête, et si j’en crois l’itinéraire calculé avec Google Maps, il va nous falloir près de cinq heures pour arriver à Allouis.
– Une fois sur place, en admettant qu’on nous ouvre les portes, comment tu vois les choses ?
– J’appelle Salvatore, il nous aidera avec ses amis si nécessaire.
Alexandra le regarda intensément, cherchant à deviner dans ses yeux ses intentions réelles, se souvenant trop bien des antécédents de l’ami garagiste du policier :
– Tu n’as quand même pas l’intention de tenter une action violente ?
– Je ne suis pas pour la violence. Cela dit, nous ne devons pas exclure d’utiliser des moyens plus conséquents pour nous assurer que le message ne puisse pas être transmis. Si nous n’arrivons pas à convaincre le responsable du site, je crois que malheureusement nous n’aurons pas le choix, nous devrons le contraindre à arrêter l’émission radio.
– J’espère vraiment que nous n’aurons pas à en venir là. L’idée de me retrouver mêlée à un acte terroriste… ça me dérange au plus haut point.
– N’imagine pas que ça m’amuse. C’est aussi la raison pour laquelle je fais appel à Salvatore et à sa bande. Certains de ses gars ne sont pas vraiment des enfants de chœur, ils feront le boulot avec plaisir et nous n’aurons pas à nous en occuper, c’est tout ce qui m’importe.
– Je vois, ils feront le sale boulot et tu auras ta conscience pour toi.
– Alexandra, nous avons plongé ensemble dans cette affaire et nous en connaissons les risques. Je ne vois pas pourquoi nous devrions les affronter sans nous protéger ni nous défendre. Je n’ai pas une âme de martyr.
– Tu as certainement raison. Mais j’ai peur que toute cette affaire ne dégénère.
Le policier s’approcha de la jeune femme, posa ses mains sur ses épaules et dit doucement :
– Alexandra, nous nous sommes lancés dans quelque chose qui nous dépasse, nous avons déjà pris des risques, mais nous ne pouvons pas renoncer maintenant. Des gens sont morts pour avoir voulu faire éclater la vérité. Nous sommes si près du but…
La mère de la journaliste s’approcha du couple, ses traits reflétant l’angoisse. Alex comprit qu’elle avait tout entendu :
– Tu vas à nouveau prendre des risques, commença Anne, tu n’en as pas assez ? C’est comme tous ces sports insensés…
– Maman, cela n’a rien à voir. C’est vrai que depuis le début de cette affaire, le danger n’est jamais très loin. D’un autre côté, nous nous en sommes très bien sortis jusque-là. Nous ne pouvons permettre que la France entre dans une période sombre où la démocratie n’aurait plus cours. Il nous faut agir maintenant. Après il sera trop tard. Qui sait ce que le gouvernement va mettre en place, une fois les élections terminées, pour empêcher quiconque de révéler la vérité.
– J’ai du mal à croire que vous soyez les seuls à pouvoir intervenir. J’ai l’impression d’être face à Robin des bois et Marianne.
Darlan éclata de rire :
– Si vous saviez le nombre de fois qu’on m’a donné ce qualificatif !
– Je ne trouve pas ça très drôle. Vous allez mettre vos vies en danger pour une quête que vous pourriez très bien partager avec d’autres.
– Sauf que nous n’avons pas le temps. Alexandra a raison. Si nous considérons ce que nous avons déjà accompli, nous ne pouvons plus faire marche arrière. Mais ne vous inquiétez pas, nous serons bien entourés. Des amis lyonnais seront là pour nous aider en cas de besoin. Et je peux vous assurer qu’ils sont à la hauteur.
– Je vous confie ma fille, Philippe, ramenez-la moi sans une égratignure, ou vous aurez affaire à moi, termina-t-elle très sérieusement.
La sonnerie de son téléphone retentit. Elle resta un instant sans bouger en continuant à fixer le policier, pour être certaine que son message avait bien été compris. Elle décrocha à la troisième sonnerie et s’éloigna du groupe pendant une minute. Lorsqu’elle revint, elle dit simplement :
– C’était la mairie. Ils ont découvert le vol de la machine à voter. Nous sommes tous convoqués.
– Personne ne peut savoir que nous sommes mêlés à ça, maman, ne t’inquiète pas !
– J’espère, Alexandra. Ça m’a amusé sur le moment et j’en étais convaincue, mais maintenant, je dois avouer que je ne me sens plus sûre de rien.
– Si tu veux, je peux aller avec toi, hasarda Alexandra.
– Non, le maire nous réunit certainement pour nous demander de mettre en place le scrutin à l’ancienne d’ici demain. Allez-y, et faites-en sorte d’arrêter cette fraude... Mais ne prenez aucun risque, c’est entendu ?