48

J’ai relevé prudemment la tête pour jeter un œil, au-delà du rebord de la plaine, sur le Pays des Ombres inconnues. Saule Cygne s’est faufilé sur ma droite et m’a imitée. Arpenteur a fait de même à gauche. « Que j’sois pendu ! » s’est-il exclamé.

J’en ai convenu. « Pas le moindre doute. Doj. Gota. Venez voir. Quelqu’un pourrait-il aller quérir Qu’un-Œil ? » Le petit sorcier s’était mis à parler environ une heure plus tôt. Il donnait l’impression d’être en phase avec le monde réel. Du moins la plupart du temps.

J’ai fait signe au corbeau blanc. Si elle persistait à tournoyer, cette fichue bestiole allait finir par nous trahir.

« Pour qui ? s’est enquis Cygne. Je ne vois personne. » J’avais encore pensé tout haut, de toute évidence. Cygne s’est écarté de moi en se trémoussant pour céder sa place à Doj.

Doj s’est levé. Figé. Au bout d’une quinzaine de secondes, il s’est raclé la gorge.

« C’est de là que nous venons, s’est récriée Gota. Tu nous as fait tourner en rond, stupide soldat de pierre. »

À première vue, le paysage était identique. Sauf que : « Regardez à droite. Pas de Belvédère. Et il n’y en a jamais eu. Et Kiaulune n’est pas la Nouvelle Ville. » Je n’avais jamais vu Kiaulune avant qu’elle devienne Prenlombre, mais j’aurais été fort surprise que ces ruines ressemblent à l’ancienne cité. « Allez chercher Suvrin. Il saura peut-être. »

Je continuais d’écarquiller les yeux. Et plus je regardais, plus je constatais de différences. Doj l’a exprimé de vive voix. « La main de l’homme a pesé plus légèrement ici. Et les hommes sont partis depuis longtemps. » Seul l’aspect du paysage était identique.

« À l’époque des tremblements de terre, selon vous ? » Ce qui chez moi n’aurait été qu’un sol aride et infertile semblait ici un terreau meuble et fécond, abandonné depuis une vingtaine d’années. Broussailles, cèdres et ronciers l’avaient envahi, mais on n’apercevait aucun arbre de taille conséquente, sauf ceux qui poussaient en rangées ordonnées sur les contreforts des Dandha Presh, si loin qu’ils repeignaient les collines d’un vert sombre presque noir.

Suvrin s’est pointé. J’ai posé quelques questions. « Ça ressemble en effet à la description de Kiaulune avant l’arrivée des Maîtres d’Ombres, s’est-il expliqué. À l’époque où mes grands-parents étaient encore enfants. La ville n’a commencé à se développer que quand Ombrelongue a décidé de bâtir Belvédère. Sauf que je ne vois plus que des ruines.

— Regarde la Porte d’Ombre. Elle a l’air en meilleur état que la nôtre. » Mais en aucun cas intacte. Les séismes avaient prélevé leur tribut. « Et on peut la situer. » Ça m’ôtait un grand poids. J’avais prévu de lutter contre la famine en même temps que nous nous démènerions avec des ficelles et des poudres de couleur pour tenter de protéger l’unique passage sûr.

Plusieurs hommes sont arrivés, chargés de Qu’un-Œil qu’ils ont déposé parmi nous. Ils se découpaient sur le fond du ciel. Mes grommellements n’y ont rien changé. D’un autre côté, aucune horde assoiffée de sang ne s’est matérialisée au pied de la Porte d’Ombre, ce qui suggérait que nous passions peut-être encore inaperçus.

« Sens-tu quelque chose là-bas, Qu’un-Œil ? » Je n’aurais su dire s’il allait répondre. Il semblait de nouveau assoupi. Son menton s’enfonçait dans sa poitrine. Les gens s’écartaient tout autour de lui pour lui faire de la place, car c’est précisément en ces moments-là qu’il jouait de la canne. Au bout de quelques secondes, toutefois, il a soulevé le menton et ouvert les yeux. « Un lieu où je pourrais me reposer », a-t-il murmuré. Le vent qui nous accompagnait depuis notre entrée dans la plaine balayait pratiquement ses paroles. « Un lieu où le mal endure une éternelle agonie. Ce lieu est exempt de toute malfaisance, greluchonne. »

Ses remarques agacèrent tous ceux qui avaient été témoins de son dernier accès. Une demi-douzaine d’autres silhouettes s’ajoutèrent aux premières, distinctement exposées aux regards d’un éventuel observateur. D’autres semblaient croire que nous pouvions dévaler tout de suite la pente, dans le plus grand désordre et la plus grande confusion.

« Kendo ! ai-je crié. Furtif ! Prenez chacun six hommes avec vous et franchissez la Porte. Armés jusqu’aux dents. Emportez aussi des bambous. Furtif, emprunte le côté droit de la route ! Kendo le gauche ! Vous nous couvrirez pendant que nous sortirons. Arpenteur, tu resteras en réserve. Choisis dix hommes et attendez à l’intérieur de la Porte. Si rien ne vient vous importuner, vous formerez l’arrière-garde. »

Entraînement et discipline ont repris le dessus. L’excellence en ces deux domaines est le meilleur outil de la Compagnie. Employés à bon escient, ils deviennent nos armes les plus mortelles. Nous nous efforçons d’inculquer la discipline à nos recrues dès le premier jour de leurs classes, en même temps qu’une méfiance salutaire à l’égard de tous ceux de l’extérieur. De leur enfoncer dans le crâne la manière dont ils devront réagir en toute situation.

 

La pente, depuis la lisière de la plaine jusqu’à la Porte d’Ombre, semblait s’étirer sur des kilomètres. La descendre sans brandir l’étendard me donnait l’impression d’être nue jusqu’aux os. Tobo a dû prendre ma place avec la pioche d’or. « Tâche de ne pas trop t’attacher à la fonction, petit, lui ai-je déclaré. Il ne me restera peut-être plus qu’elle quand nous aurons réveillé le capitaine et le lieutenant. Même pas, si ton père tient à récupérer son ancien emploi. »

L’expérience nous prouva qu’aucune Clé sauf la pioche n’était nécessaire pour quitter la plaine. Néanmoins, le franchissement de la Porte d’Ombre s’accompagna de picotements et de fourmillements.

La première chose que j’ai remarquée à la sortie fut un puissant mélange de senteurs de sauge et de pin. La plaine dégageait bien peu d’odeurs. Puis une chaleur invraisemblable. Ce monde était nettement plus chaud que la plaine. Nous étions ici au tout début de l’automne… comme promis, Saule. Comme promis.

Kendo et Furtif éperonnaient leurs pelotons, protégeant notre progression. Des gens de plus en plus nombreux passaient la Porte. Je me suis hissée sur l’étalon noir pour mieux voir. Quelqu’un se chargeait donc de porter Qu’un-Œil. « Dirigeons-nous vers ces ruines », ai-je suggéré à Sahra. J’allais ajouter qu’on y trouverait plus facilement un abri quand Kendo a poussé un cri.

J’ai regardé dans la direction qu’indiquait son bras. Il fallait un œil aiguisé pour les distinguer : les robes des vieillards qui remontaient lentement la côte étaient de la couleur exacte de la route et de la terre dans leur dos. Ils étaient cinq. Voûtés et poussifs.

« Nous avons trahi notre présence là-haut. Et on nous épiait. Doj ! »

Pur gaspillage de salive. Le maître d’épée descendait déjà la colline, suivi de Tobo et Gota. Rude épreuve pour les nerfs de Sahra. Je me suis ruée et j’ai rattrapé le garçon. « Reste derrière, toi…

— Mais, Roupille…

— Tu préfères en discuter avec Iqbal et Chaud-Lapin ? »

Il ne tenait pas à se chamailler avec deux robustes Shadars.

Je n’avais pas envie, pour ma part, de me disputer avec le Troll et je l’ai laissée filer. Si ça se trouvait, elle les intimiderait davantage que Doj. Lui n’était jamais qu’un vieux monsieur armé d’une épée. Gota était une vieille dame acariâtre à la langue de vipère.

J’ai vérifié mon vieux glaive cabossé. Si d’aventure ils se jetaient sur Doj, cette arme devrait accomplir des prodiges. Puis j’ai entrepris de dévaler la pente à mon tour. Escortée de Sahra.

Les vieillards en robe brune examinaient Doj et Gota. Doj et Gota les examinaient. Ces cinq hommes donnaient l’impression d’être coulés dans le même moule : presque aussi larges que hauts et la dent longue.

Un des indigènes prononça quelques paroles rapides dans une langue fluide. La cadence était inusitée, mais les mots me semblaient vaguement familiers. J’ai surpris l’expression « Enfants de la Mort ». Doj a longuement répondu en nyueng bao, en glissant dans son laïus les deux formules « Pays des Ombres inconnues » et « tout mal y endure une éternelle agonie ». Son accent semblait intriguer ses interlocuteurs, mais ils avaient suffisamment reconnu les deux expressions pour témoigner d’une visible agitation. Pas moyen de dire si c’était ou non un signe positif.

Mère Gota s’est mise à marmonner l’incantation comprenant les mots « au nom du ciel, de la terre, du jour et de la nuit » et les vieillards se sont davantage excités.

« De toute évidence, la langue a beaucoup évolué depuis la fuite des Enfants de la Mort », a affirmé Sahra.

J’ai mis un bon moment à comprendre qu’elle venait de me traduire un aparté de Doj à Gota.

Un flot de paroles a échappé aux vieillards. Toutes, ostensiblement, sous la forme de questions pointues auxquelles Doj était incapable de répondre.

« Ils ont l’air d’énormément s’inquiéter d’un homme qu’ils ne cessent d’appeler “ce chien démoniaque de Merika Montera”. Et d’un élève de ce monstre, promis au rang de grand maître. Tous deux, apparemment, auraient été bannis ensemble.

— Merika Montera ne peut être qu’Ombrelongue. Nous savons qu’il s’est fait appeler Maricha Manthara Dhumraksha. Il a dépêché son agent Ashutosh Yaksha chez les Nyueng Bao pour vivre parmi eux et tenter de découvrir et dérober la Clé que nous avons emportée. La pioche d’or.

— Ces vieux messieurs ne parlent ni taglien ni dejagorien, Roupille, m’a grondée oncle Doj. Néanmoins, ils ont de fortes chances de reconnaître notre version de noms qu’ils craignent et haïssent comme l’enfer. En ce moment même, ils exigent des réponses concernant un certain Achoes Tosiak-shah. Il semblerait qu’Ombrelongue et Tisse-Ombre, avant leur exil, aient été les derniers descendants d’une race de sorciers venus d’ailleurs, qui auraient réduit en esclavage les ancêtres de ces gens… grâce à leur aptitude à manipuler les ombres tueuses qu’ils exportaient de la plaine.

— Voyez-vous ça ! Ils auraient donc emporté leur petit fonds de commerce en partant. Dites à ces types tout ce qu’ils veulent savoir. Dites-leur la vérité. Apprenez-leur qui nous sommes et ce que nous comptons faire. Et aussi ce que nous avons fait à leurs petits copains Ombrelongue et Tisse-Ombre.

— Il serait sans doute plus avisé d’en savoir davantage sur eux avant de faire preuve d’une trop grande candeur.

— Je n’espérais pas vous voir renoncer à vos vieilles habitudes. »

Doj a acquiescé d’un léger hochement de tête en affichant un petit sourire. Il s’est tourné vers ses interlocuteurs et a repris la parole. Je me suis rendu compte que mon nyueng bao s’améliorait sensiblement. J’ai isolé sans peine, dans son monologue, les expressions « soldats de pierre » et « soldats des Ténèbres ». Les visages des indigènes ne cessaient de se tourner vers moi en trahissant une stupéfaction de plus en plus intense.

« Ce sont des espèces de moines, m’a appris Sahra. Ils surveillent depuis très longtemps. La surveillance est la mission dévolue à leur ordre. Au cas où les Maîtres d’Ombres essaieraient de revenir. Ils ne s’attendaient pas réellement à voir apparaître quelqu’un.

— Surtout pas des femmes, hein ?

— Ça les étonne. Et Cygne les inquiète. Leurs ancêtres ont vécu certaines expériences avec les diables blancs et aucune n’a été franchement concluante. »

Là-dessus, naturellement, le corbeau blanc est passé en rase-mottes pour venir se percher sur mon épaule. Puis le grand étalon noir a pointé le museau avec son vieux pruneau de cavalier. Et, alors que la palabre allait bon train, de plus en plus animée, émaillée de « soldat de pierre », « soldat des Ténèbres » et autres « Sentinelle inébranlable », le restant de la troupe a déboulé, poussé par la curiosité. Avant même que je ne m’en rende compte, Tobo se plantait à mes côtés avec Chaud-Lapin, Iqbal, Suruvhija et tous leurs rejetons, le chien… Le tout accompagné d’un jacassement incessant et de plus en plus sonore : qu’allions-nous faire des Captifs, où allions-nous bivouaquer…

« Vous entendez ces questions ? ai-je demandé à Doj.

— Je les entends. Il me semble qu’on va nous accorder toute cette vallée. Jusqu’à nouvel ordre. Pendant qu’ils enverront des messages à la Cour de Toutes les Saisons et au Cabinet des Neuf. Nous recevrons bientôt des visiteurs de haut rang. D’ici là  – si j’ai bien compris  – nous pouvons nous installer où bon nous chante. Leur dialecte est un peu traître, toutefois, alors restons prudents. »

Les yeux de dizaines de vétérans scrutaient déjà la vallée en quête de positions défendables. On les identifiait sans peine : les mêmes, exactement, que celles dont nous gardions le souvenir depuis les guerres de Kiaulune.

Je me suis demandé si la topologie de tous les mondes interconnectés nous paraîtrait aussi familière.

J’ai désigné l’emplacement de mon choix. Nul ne s’est rebiffé. Chaud-Lapin et les Singh se sont éloignés à vive allure pour inspecter le site, escortés d’une douzaine d’hommes armés et prêts à tout. Les cinq vieux moines n’ont pas élevé de protestations. Ils avaient surtout l’air ébahis. Stupéfaits.

 

Ainsi la Compagnie noire avait atteint le Pays des Ombres inconnues au lieu du légendaire Khatovar. C’est là qu’elle s’installa, se reposa et reprit des forces. C’est également là que je noircissais livre après livre, quand je ne tirais pas des plans sur la comète ou ne conduisais pas une expédition chargée de libérer le reste de mes frères captifs… et jusqu’à ce chien démoniaque de Merika Montera, afin de lui accorder avec la justice une nouvelle entrevue, beaucoup moins agréable que celle qui avait décidé de son bannissement. Les petits-enfants de ses anciens esclaves ne le redoutaient nullement.

À la demande de Madame, j’ai réussi à lui obtenir un sursis pour qu’il puisse aider Tobo dans ses études. Ce sursis durerait jusqu’à ce qu’il eût rempli sa mission de façon satisfaisante, mais pas une seconde de plus. Les vieux moines, guère plus loquaces que leur cousin Doj, convinrent que Tobo devait être éduqué, mais ils refusèrent de divulguer (même à moi) le processus de leur raisonnement.

À une époque, le Pays des Ombres inconnues avait été victime d’un grand nombre de ces sacs d’os au teint blafard ressemblant comme deux gouttes d’eau à Ombrelongue. Des envahisseurs d’un autre monde. Ils n’amenaient pas leurs femmes avec eux. Le temps ne les aimait pas.

C’est comme ça. Comme ça.

Les soldats vivent. Et se demandent pourquoi.

Qu’un-Œil a encore survécu quatre ans à d’autres attaques dont il se remettait chaque fois plus lentement. Il sortait rarement de la maison que nous avions construite pour Gota et lui. Il se contentait la plupart du temps de tripoter son javelot noir pendant que Gota tournait en rond en pestant contre lui. Il lui rétorquait sur le même ton, sans jamais cesser de s’inquiéter de l’éducation de Tobo.

Tobo se retrouvait de nouveau coincé entre ses vrais parents et ses parents subrogés.

Il étudiait avec Qu’un-Œil, avec Madame, avec Ombrelongue, avec maître Santaraksita, avec la Radisha et le Prahbrindrah Drah, et avec les maîtres de notre monde d’adoption. Il travaillait d’arrache-pied et avec assiduité, bien plus qu’il ne l’aurait souhaité. Il était très doué. Il correspondait exactement à ce qu’avait prévu Hong Tray, son arrière-grand-mère.

Les Captifs nous étaient tous revenus, à l’exception de ceux qui avaient trouvé la mort sous la plaine scintillante, mais les meilleurs d’entre eux  – Murgen, Madame, Toubib  – étaient étranges et avaient profondément changé. Comme ensorcelés. Mais l’existence ne nous avait pas moins affectés, à tel point que nous leur faisions l’effet de parfaits inconnus quand ils se souvenaient encore de nous.

Un nouvel ordre s’est établi.

C’était nécessaire.

Un jour, nous retraverserons la plaine.

L’eau dort.