10
La confrérie devait déjà reprendre le bâton.
Un Gobelin hors d’haleine a fait irruption dans la tente sans y avoir été convié et nous a rapporté que mon arrivée si chaleureusement fêtée avait attiré l’attention d’indicateurs officieux et éveillé les soupçons des autorités locales. Ces gens, par pur manque d’ambition, n’avaient mis jusque-là que bien peu d’empressement à inspecter le camp de réfugiés. J’ai envoyé Kendo et une douzaine d’hommes sécuriser la sortie sud de la passe des Dandha Presh, autant pour réserver un accueil propice à ceux des nôtres qui me suivaient que pour en interdire l’accès à des individus remontant vers le nord informés de notre présence. J’ai dépêché plusieurs groupes réduits chargés de capturer des officiers et officiels de haut rang avant qu’ils n’aient le temps de s’organiser. Il n’existait ici aucune structure gouvernementale permanente, solide et efficace, car la Protectrice croyait aux bienfaits d’une anarchie limitée.
Il crevait les yeux que ces anciennes Terres de l’Ombre, en dépit de la proximité de la plaine scintillante, n’avaient qu’une valeur secondaire aux yeux des autorités de Taglios. Les troubles survenus dans la région s’étaient soldés par de sanglantes représailles. Le Grand Général y avait gagné la réputation qu’il convoitait. Ne restaient plus ici que quelques troupes réduites et aucun officiel de renom. Une province sûre et éloignée, semblait-il, parfaitement adaptée à l’exil champêtre de certains fâcheux qui ne méritaient sans doute pas qu’on se donnât la peine de les exterminer.
Il n’empêche qu’ils étaient bien plus nombreux que nous et que nous étions passablement rouillés. Nous allions devoir nous reposer sur nos cerveaux, notre rapidité d’action et notre férocité avant d’avoir enfin rassemblé tout le clan et achevé nos préparatifs en vue de remonter la route menant vers le versant sud de la vallée.
« Bon, maintenant que tu as eu ta dose d’énergie et que tu as le temps de bavarder, comment vas-tu, Roupille ? » m’a demandé Gobelin. Lui-même avait l’air vanné.
« Usée jusqu’à la moelle, mais toujours aussi pleine de fiel. C’est chouette de pouvoir causer avec quelqu’un sans devoir renverser la tête en arrière pour le regarder dans les yeux.
— Tu peux t’en retourner si c’est pour me parler sur ce ton. Je savais bien qu’il y avait une bonne raison pour que tu ne me manques pas.
— Toujours des aménités à la bouche, hein ? Comment va Qu’un-Œil ?
— De mieux en mieux. La présence de Gota va encore accélérer son rétablissement. Mais il ne se remettra jamais complètement. Il restera dur à la détente et vacillant, en proie à des crises et des accès d’amnésie. Brusquement, il ne se rappellera plus ce qu’il était en train de faire. Et il aura du mal à s’exprimer, surtout très énervé. »
J’ai hoché la tête et inspiré profondément. « Et cet accident risque de se reproduire, j’imagine ?
— Il se pourrait. C’est fréquemment le cas. Mais ce n’est pas obligé. » Il s’est massé le front. « Migraine. Je manque de sommeil. À essayer de soigner ce genre de truc, on peut en perdre la boule.
— Si tu as besoin de te reposer, tu devrais en profiter maintenant. Ça ne tardera plus à barder. Nous aurons besoin de toi frais et dispos, au plus fort de l’excitation.
— Je savais bien qu’il y avait une autre bonne raison pour que tu ne me manques pas. Tu n’as pas pris le temps de te moucher que ça vole déjà tous azimuts et que les gens s’apprêtent à se taper dessus.
— Je suis d’une nature guillerette. Tu crois que je devrais aller saluer Qu’un-Œil ?
— À toi de voir. Mais tu lui briserais le cœur sinon. Il doit déjà puissamment se morfondre parce que tu m’as accordé la primeur. »
Je lui ai demandé où je pouvais le trouver et j’ai pris congé. Au passage, j’ai constaté que ceux des réfugiés qui n’avaient pas partie liée avec la Compagnie quittaient le camp en tapinois. La Nouvelle Ville semblait elle aussi en pleine effervescence.
Gota, Doj et Cygne descendaient la côte et s’approchaient du campement. Tobo gambadait autour d’eux comme un jeune chiot excité. Je me suis demandé comment Cygne réagirait si ça commençait réellement à chauffer. Sans doute resterait-il neutre le plus longtemps possible.
« Tu as meilleure mine que je ne l’aurais cru », ai-je déclaré à Qu’un-Œil en me faufilant dans sa tente. De fait, il se livrait à une certaine activité… « Ce javelot ? Je le croyais égaré depuis des siècles. » L’arme en question, richement décorée et sculptée, était un produit de son artisanat doté d’un grand pouvoir magique ; il en avait entrepris la confection pendant le siège de Jaicur. À l’époque, sa cible était le Maître d’Ombres Tisse-Ombre. Ultérieurement, il l’avait encore améliorée pour s’en servir contre Ombrelongue. Elle était d’une si sombre beauté que l’utiliser pour un meurtre me semblait presque un péché.
Qu’un-Œil a pris le temps de recouvrer ses esprits avant de relever les yeux pour me regarder. Il était encore plus diminué qu’à notre dernière entrevue ; et déjà, à l’époque, il n’était plus que l’ombre du Qu’un-Œil que j’avais connu dans mon jeune temps.
« Non. »
Ce seul mot. Sans plus. Plus trace de ses habituelles invectives bordées d’injures ou allégations si prodigieusement imaginatives. Il ne voulait plus s’en donner la peine. Les ravages causés par son attaque étaient plus moraux que physiques. Cet homme avait su contrôler son environnement pendant deux siècles, bien au-delà des rêves les plus fous, mais c’est à peine s’il parvenait aujourd’hui à articuler une phrase cohérente.
« Je suis là. J’ai la Clé. Et ça commence déjà à dépoter. »
Il a lentement opiné du chef. J’espérais qu’il comprenait mes paroles. J’avais connu à Jaicur une femme qui, paraît-il, était morte à cent quatre-vingt-dix-neuf ans. Je ne l’avais jamais vue faire autre chose que rester assise sur une chaise à baver. Elle ne comprenait rigoureusement rien de ce qu’on lui disait. Il fallait la changer comme un bébé. La nourrir comme un bébé. Je ne tenais pas à ce que Qu’un-Œil connût ce triste sort. C’était un vieillard acariâtre et la plupart du temps un bel emmerdeur, mais également un pilier de mon univers. Et mon frère.
« L’autre femme. Celle qui est mariée. Elle n’a pas le feu sacré. » Ses paroles n’étaient plus qu’un fantôme de discours. Et il sucrait tellement les fraises en parlant qu’il ne parvenait plus à tenir ses outils.
« Elle a peur du succès.
— Et de l’échec. Tu as du pain sur la planche, greluchonne. » Il avait réussi à sortir ces quelques mots sans trop de mal et rayonnait. « Fais ce que tu pourras. Mais il faudra qu’on en reparle. Bientôt. Avant que ça ne me reprenne. » Il parlait très lentement, en articulant soigneusement. « Tu es l’élue. » Il fatiguait vite tant l’effort mental était prodigieux. Il m’a fait signe d’approcher. « Les soldats survivent. Et se demandent pourquoi », a-t-il murmuré.
Quelqu’un a relevé le rabat de la tente. Une vive lumière s’est engouffrée. J’ai su qu’il s’agissait de Gota avant même de me retourner. Son odeur la précédait. « Tâche de ne pas le faire parler trop longtemps. Il est lessivé.
— Je connais le problème. » Froide mais courtoise. Plus animée que depuis bien des lunes, mais toujours rien à voir avec la Gota acerbe et souvent déraisonnable de l’an passé. « Je serai plus utile ici. » Son accent était nettement moins prononcé que d’habitude. « Va donc tuer quelqu’un, soldat de pierre.
— Longtemps qu’on ne m’avait pas donné ce titre. »
Gota est passée devant moi en se dandinant et m’a fait une petite révérence moqueuse. « Guerrier d’os. Soldat des Ténèbres, va donc conjurer les Enfants de la Mort du Pays des Ombres inconnues. Tout mal y endure une éternelle agonie. »
Je suis sortie, mystifiée. De quoi parlait-elle donc ?
Derrière moi, encore : « Au nom du ciel et de la terre, du jour et de la nuit. »
Il me semblait bien avoir déjà entendu cette formule, mais où et dans quel contexte ? Pas moyen de m’en souvenir. Sûrement quand un adepte du culte nyueng bao s’était montré particulièrement ésotérique.
L’effervescence était à son comble. Quelqu’un avait déjà volé des chevaux… les avait acquis, disons. Ne sautons pas trop vite aux conclusions. Plusieurs cavaliers fonçaient déjà dans tous les sens sans obéir à aucune logique. On aurait dû prévoir ce genre de problème et prendre des mesures en conséquence. « Voilà ce qui arrive quand personne ne veut prendre ses responsabilités ! ai-je grommelé. Vous trois ! Rappliquez ! Que faites-vous, au nom de Dieu ? »
J’ai prêté l’oreille à leurs bafouillages puis donné des ordres. Ils sont repartis au grand galop, chargés de messages. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu, ai-je marmonné. Dieu tout-puissant. Dans ton infinie miséricorde, aie pitié de moi, ô Seigneur des saisons. Fais que mes ennemis soient encore plus brouillons que mes hommes. » J’avais l’impression de me trouver dans l’œil d’un cyclone de foirades.
Ma faute ? Je m’étais contentée d’apparaître. Si je produisais réellement cet effet, autant me soustraire aux yeux des témoins pour me conduire directement à la ferme de Sahra. La manœuvre nous eût fait gagner du temps ; celui de retrouver la forme sans que personne ne s’avise de jouer au plus malin.
Notre organisation était des plus sommaires ; nous n’avions aucune hiérarchie structurée, aucune chaîne de commandement, aucune responsabilité établie. Aucun projet réel à part quelques solides inimitiés et un engagement purement affectif : délivrer les Captifs. La Compagnie, désormais réduite à l’état, tout au plus, d’une glorieuse petite troupe de bandits de grand chemin, se détériorait lentement. Et j’étais dans mes petits souliers. La faute m’en incombait partiellement.
Je me suis frotté les fesses. J’avais la nette impression que le capitaine rattraperait d’un seul coup des années de retard en matière de coups de pied au cul. Je pouvais me réfugier derrière toutes les excuses possibles, feindre de n’avoir jamais servi que substitut à Murgen pendant son ensevelissement… il n’empêche que j’avais choisi d’être son élève. Et l’annaliste, bien souvent, occupe aussi la fonction de porte-étendard, lequel n’est généralement nommé à ce poste que parce que le haut commandement lui prête certaines qualités le prédestinant aux galons de lieutenant puis, plus tard peut-être, à ceux de capitaine. Autant dire que Murgen avait su voir en moi un embryon de ce talent et que le Vieux n’avait trouvé aucune raison d’en disconvenir. Et qu’avais-je fait de ce talent ? Strictement rien, à part me faire plaisir en concevant mille tourments pour nos ennemis pendant qu’une femme n’appartenant même pas à la Compagnie assumait pratiquement son commandement par défaut. Le courage, l’intelligence et la détermination de Sahra étaient sans doute irréprochables, mais il n’en allait pas de même de ses dons de guerrier et de son aptitude au commandement. Elle voulait bien faire mais, dès qu’elle n’allait plus dans le sens de ses besoins ou de ses désirs, ne comprenait rigoureusement rien à la stratégie. Elle souhaitait ressusciter les Captifs, bien entendu, mais pas au profit de la Compagnie noire. Elle voulait récupérer son mari. Pour Sahra, la Compagnie n’était qu’un des moyens de parvenir à ses fins.
Nous allions payer le prix de mes réticences à me mettre en avant pour mieux servir les intérêts de la Compagnie.
La Protectrice nous accusait d’être une bande de brigands ; nous ne valions guère mieux. J’étais prête à parier qu’à la première manifestation de résistance un peu acharnée le peu d’esprit de corps ou d’esprit de famille qui restait encore à la Compagnie volerait en éclats. Nous avions oublié qui nous étions et ce que nous étions, et nous allions le payer au prix fort. Et ma colère, tournée au premier chef contre moi-même, me poussait encore à grossir mes fautes : je les voyais deux fois grandeur nature. Je me suis mise à tourner en rond en trépignant, l’écume à la bouche, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’avais contraint tout mon petit monde à faire œuvre utile.
C’est là qu’une horde de malheureux va-nu-pieds en haillons est sortie de la Nouvelle Ville pour prendre la direction de notre camp de réfugiés comme un troupeau d’oies menées à la baguette, bêlant, cacardant et traînant les patins tout du long. Une cinquantaine d’hommes, tous armés de pied en cap. L’acier était plus impressionnant que les soldats qui le portaient. L’armurier du cru faisait bien son boulot. Le sergent recruteur beaucoup moins. Ils étaient encore plus lamentables que mes gars. Et les miens avaient au moins un avantage : ils avaient déjà fracassé des crânes et ne répugneraient pas à remettre le couvert. Surtout si on les menaçait. « Tobo. Va chercher Gobelin. » Le garçon reluquait la troupe désordonnée à l’approche. « Je peux me charger tout seul de ces mirotons, Roupille. Qu’un-Œil et Gobelin m’ont appris quelques-uns de leurs trucs. »
Vision effroyable : un adolescent hystérique partageant les talents et la démentielle irresponsabilité de ces deux timbrés. « Ça pourrait se faire. Tu es peut-être un dieu. Cela dit, je ne t’ai pas demandé de t’en charger mais d’aller chercher Gobelin. Remue ton cul. »
Il s’est empourpré de colère mais a obtempéré. Eussé-je été sa mère qu’il aurait sans doute ergoté jusqu’à ce que cette déferlante de Sudistes nous submerge.
Je me suis dirigée vers les soldats, douloureusement consciente de porter les mêmes loques qu’à notre départ de Taglios. En matière d’armes, je n’étais guère équipée de façon plus conséquente. Je portais un glaive court qui n’avait jamais servi à grand-chose sauf à couper du bois. Je ne donne vraiment ma pleine mesure de soldat que planquée à bonne distance de l’ennemi, quitte à le dégommer quand il détourne le regard.
J’ai trouvé un poste stratégique et attendu, les bras croisés.