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« Pourquoi es-tu si ronchon ? m’a demandé Saule Cygne alors que je lui aboyais dessus sans aucune raison. Encore indisposée ? »

J’ai rougi. Moi qui ai passé vingt ans parmi les plus grossiers des animaux à deux pattes. « Non, crétin. J’ai mal dormi cette nuit.

— Quoi ? » Le cri avait jailli de sa bouche comme le couinement d’un rat qu’on vient de piétiner.

« J’ai mal dormi cette nuit.

— Oh, tu parles ! Notre douce petite Roupille. Eh, les gars ! N’importe qui, Ro, Arpenteur, qui vous voudrez ! Quelqu’un pourrait-il s’avancer pour nous rappeler les rugissements tonitruants de la nuit dernière ?

— Tes ronflements étaient plus sonores que les feulements d’une tigresse en chaleur, patron, m’a expliqué Arpenteur. Des gens ont dû se lever et aller se recoucher un peu plus haut sur la route pour échapper au vacarme. Certains voulaient même t’étrangler ou, à tout le moins, te fourrer la tête dans un sac. Je parierais même que tu aurais fini sur le même travois que le général Sindawe si quiconque avait su ce que nous faisions et où nous allions.

— Mais je suis une créature délicate, aussi suave qu’une fleur. Comment pourrais-je bien ronfler ? » On m’avait déjà accusée de mille crimes, mais toujours sur le ton de la plaisanterie, jamais avec cette véhémence.

« Cygne a décidé de ne pas t’épouser, a raillé Arpenteur.

— Je suis mortifiée. Je vais voir de ce pas si Qu’un-Œil n’aurait pas un traitement.

— Un traitement ? À peine peut-il se laver tout seul. »

J’ai déniché un morceau à grignoter. C’est tout juste s’il en valait la peine et j’étais loin d’être repue. Nous allions devoir survivre encore longtemps sur des rations congrues.

Avant même que je n’en aie terminé des quelques préparatifs matinaux qui m’étaient autorisés, les éléments de tête s’ébranlaient déjà. L’humeur était nettement plus détendue. Nous avions survécu à la nuit. Et, la veille, nous l’avions mis bien profond à la Protectrice.

Ce répit fut de courte durée : nous avons trouvé la dépouille de Baquet.

Gros Baquet, Cato Dahlia de son vrai nom, ex-malandrin et ex-officier de la Compagnie noire, était quasiment un père pour moi. Il n’en avait jamais rien dit et je ne le lui avais jamais demandé, mais je l’avais toujours soupçonné de me savoir du sexe faible. Au tout début de notre relation, il s’était montré particulièrement odieux avec certains mâles de ma famille.

Quand Baquet piquait une colère, nul ne tenait à en être la cible.

J’ai réussi à ne pas flancher. J’avais eu amplement le temps de me faire à l’idée de sa disparition, non sans garder l’espoir assez irrationnel que Murgen s’était peut-être trompé, que la mort l’avait épargné et qu’il était enseveli avec les Captifs.

Les hommes ont allongé Baquet sur le travois à côté de Sindawe sans attendre mes ordres.

Je me suis mise à le suivre, brusquement traversée par un de ces innombrables trains de pensées déplacées qui se forment fréquemment dans votre esprit en de pareilles occasions.

Nous avions laissé un beau chantier derrière nous là où nous avions bivouaqué. Essentiellement sous la forme de déjections animales. Les Captifs avaient vraisemblablement fait de même lors de leur visite. Néanmoins, rien, sinon cet étrange cadavre, ne signalait leur passage. Ni bouses ni étrons, ni os grignotés puis balancés ; ni débris végétaux ni braises de charbon de bois éteintes. Rien. Seuls perduraient, desséchés et racornis, les cadavres humains.

J’allais devoir soumettre le problème à Murgen. D’ici là, ce petit exercice mental m’éviterait de penser à Baquet.

Nous progressions vers le sud. La pluie tombait par intermittence, guère plus forte qu’un crachin bien qu’elle nous cinglât parfois à angle aigu, poussée par le vent. Je frissonnais énormément et je me demandais si, avec ce froid, elle n’allait pas virer à la neige fondue, voire au blizzard. Nous n’avons pas croisé de démons plus féroces. Ultérieurement, j’ai commencé à entrevoir la silhouette floue de la mystérieuse forteresse centrale, notre destination initiale.

Le vent s’est mis à souffler plus âprement.

Quelques hommes se plaignaient du froid. D’autres de l’humidité, un petit nombre de l’ordinaire et une poignée d’entendre se plaindre les autres. L’optimisme quant à nos chances de succès ne régnait pas en maître.

En dépit de tous les efforts bien intentionnés de Cygne, Sahra et quelques autres, je me suis sentie bien seule toute la journée ; presque abandonnée. Seul oncle Doj n’a pas pris la peine d’essayer de me remonter le moral ; vexé de mon refus parce que j’avais décliné son offre de faire de moi son apprentie, il m’en voulait encore aujourd’hui. À plusieurs reprises, je me suis surprise à me recroqueviller dans mon abri intérieur et j’ai dû me sermonner, me remémorer que je n’avais rien à y faire pour l’heure. Aucun de ces gens ne pouvait me nuire. Du moins si je le leur interdisais. Je contrôlais leur réalité. Ils ne survivaient que dans ma mémoire…

C’est aussi, en soi, une forme d’immortalité.

Nous autres Vehdnas croyons aux fantômes. Et au mal. Je me demandais si les Gunnis n’auraient pas finalement mis le doigt sur quelque chose. À leurs yeux, le chagrin qu’inspire le départ d’êtres aimés prend un tour moins personnel, beaucoup plus fataliste ; ils considèrent la mort comme une étape obligée d’une existence qui ne s’achève pas sur cette simple transition.

Si d’aventure les Gunnis, par une aussi bizarre que tortueuse ironie divine, disposent d’une théologie plus exacte que la nôtre, alors je devais être une très vilaine fille dans ma vie antérieure. J’espère m’être bien amusée… Aie pitié de moi, ô Dieu des Heures, Toi qui es miséricordieux et compatissant. J’ai péché en mon cœur. Tu es Dieu. Il ne peut en être aucun autre.