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Nos journées débutent avant le lever du soleil et s’achèvent après son coucher. Elles comportent un entraînement intensif et nombre d’exercices de l’espèce que nous avons trop longtemps négligée. Tobo œuvrait avec un zèle fanatique à améliorer ses dons d’illusionniste. Je persistais à faire quotidiennement aux hommes la lecture de passages des annales pour approfondir encore et perpétuer notre fraternité, naguère base et fondement même de la Compagnie noire. J’ai bien rencontré une certaine résistance au début, naturellement, mais le message a fini par passer, à une allure qui n’était pas sans rapport avec la conscience, chaque jour plus aiguë, que nous allions bientôt réellement nous aventurer sur la plaine scintillante, voire mourir au pied de la Porte d’Ombre si Volesprit décidait d’écrire le dernier chapitre de notre histoire.
L’entraînement porta rapidement ses fruits. Huit jours après la prise du fortin de la Porte d’Ombre, une autre troupe, pareille à celle de Suvrin mais beaucoup plus forte, surgissait poussivement de la campagne à l’ouest de la Nouvelle Ville. Grâce en soit rendue à Murgen, nous étions amplement prévenus. Avec l’aide de Tobo et Gobelin, nous lui avons tendu une embuscade à la mode classique de la Compagnie, à base d’illusions et de sortilèges handicapants susceptibles de désorganiser et désorienter une force armée qui, déjà, ne savait pas trop ce quelle venait faire là. Nous avons frappé vite et fort, sans aucune merci, et la menace s’est évaporée en quelques minutes. De fait, ces renforts se sont si vite éparpillés que nous n’avons pas pu faire autant de prisonniers que je le souhaitais, même si nous avons réussi à capturer la plus grande partie des gradés. Suvrin s’est généreusement chargé d’identifier ceux qu’il connaissait.
C’était virtuellement un novice de la Compagnie à présent, tant il aspirait désespérément à une appartenance et à l’approbation de ses proches. Pour un peu, je me serais presque sentie coupable de l’avoir exploité sans vergogne.
Nos prisonniers furent aussitôt assignés, travailleurs bien involontaires, à nos préparatifs. La grande majorité d’entre eux sautèrent sur l’occasion, car j’avais promis la liberté à tous ceux qui travailleraient dur avant notre départ. Les autres nous serviraient de porteurs dans la plaine scintillante. Le bruit se répandit bientôt parmi les prisonniers qu’après le franchissement de la Porte d’Ombre des sacrifices humains figureraient parmi les méthodes que nous comptions employer pour arriver à nos fins.
J’ai trouvé Gobelin chez Qu’un-Œil, dont la présence de Gota semblait avoir accéléré le rétablissement. Sans doute espérait-il devenir assez ingambe pour les larguer, elle et sa cuisine. Je n’en sais rien. La Clé était posée entre eux sur une petite table. Doj, Tobo et Gota assistaient à la scène. Mère Gota elle-même bouclait son clapet.
Sahra brillait par son absence.
Elle poussait un peu trop loin sa rancœur contre Tobo. J’imagine toutefois que ça ne s’arrêtait pas à ce qu’elle daignait avouer. La terreur que lui inspirait le proche avenir devait jouer un grand rôle dans l’affaire.
« Juste ici », a fait Qu’un-Œil au moment où je me penchais pour voir ce que trafiquait Gobelin. Le petit homme chauve tenait un petit marteau et un ciseau à la main. Il a tapé sur le ciseau. Un éclat de fer a volé de la Clé. Ça devait durer depuis un bon moment puisqu’une bonne moitié du fer était déjà partie, dévoilant un matériau ressemblant à l’or. L’absence flagrante de cupidité du petit sorcier m’a tellement stupéfaite que j’ai failli oublier de m’inquiéter du sort qu’ils infligeaient à la Clé.
J’ai ouvert la bouche. « Ne commence pas à faire dans ta culotte, greluchonne, m’a conseillé Qu’un-Œil sans même relever les yeux. On ne lui fait pas de mal. La vraie Clé est à l’intérieur. Ce marteau d’or. Tu veux bien te pencher un peu plus ? Tu pourras peut-être lire ce qui y est inscrit. »
Je me suis exécutée. J’ai scruté les caractères que le fer avait révélés. « On dirait l’alphabet du premier volume des annales. » Sans rien dire du premier Livre des Morts. Je me suis bien gardée de le mentionner.
Du bout de son ciseau, Gobelin a désigné un caractère qui sortait du lot et apparaissait plusieurs fois. « Doj prétend l’avoir vu sur le temple du bois du Malheur.
— Il devrait en effet s’y trouver. » Je connaissais ce symbole. Maître Santaraksita m’avait enseigné sa signification. « C’est l’emblème personnel de la déesse. Son sceau, si tu préfères. » Je n’avais pas cité de nom. « Ne prononcez pas son nom, leur ai-je conseillé. Sous aucune forme. En présence de ce symbole, ça attirerait certainement son attention. » Tout le monde m’a fixée. « Vous ne l’avez pas déjà fait, au moins ? Si ? Vous ne savez pas ce qu’il signifie réellement, oncle, n’est-ce pas ? » J’avais le pressentiment que Narayan Singh ne nous aurait jamais rendu ce marteau s’il avait réellement su ce qu’il détenait À mon avis, il n’avait d’autre raison d’être que de permettre au prêtre qui le tenait d’attirer instantanément l’attention de sa déesse. Dans ma propre religion, les anciens entretenaient avec la divinité une relation plus directe et terrifiante qu’aujourd’hui. Les Écritures nous l’enseignent. Mais, à ma souvenance, nul marteau d’or n’avait jamais joué de rôle dans le mythe de Kina. Bizarre. Maître Santaraksita pourrait peut-être me fournir des explications.
Gobelin continuait d’ébrécher la Clé et moi de le regarder faire. À chaque fragment qui tombait, le processus s’accélérait.
« Ce n’est pas un marteau, ai-je déclaré. Mais une espèce de pioche. Un accessoire du culte des Félons. Il doit avoir une grande signification religieuse. Montrons-le à la fille, ai-je suggéré. Voyons comment elle réagit.
— Tu en sais autant que nous sur la déesse, Roupille. De quoi pourrait-il bien s’agir ?
— Ce genre d’outil porte un nom bien précis, mais je ne m’en souviens plus. Chaque bande de Félons possède une pioche de cette espèce. Mais elles ne sont pas en or. Elles servaient à leurs cérémonies de funérailles après les meurtres. À broyer les os de leurs victimes pour en faire de plus petits paquets. Et parfois à creuser les tombes. Toutes ces cérémonies visaient bien sûr à satisfaire la déesse. Je crois vraiment qu’on devrait la montrer à la Fille de la Nuit. Voir ce qu’elle en dira. »
Il m’a soudain semblé qu’un millier de paires d’yeux me prenaient comme point de mire, attendant que je me porte volontaire. « Pas moi. Je vais me pieuter. »
Tous les yeux continuaient de me fixer. Je m’étais proclamée chef. Et seul le chef peut assumer une mission de ce genre.
« D’accord. Oncle. Tobo. Gobelin. Vous allez m’apporter votre soutien. Cette enfant a des talents que nous ignorons encore. » On m’avait prévenue qu’elle cherchait encore à s’évader de son corps la nuit, en dépit de tout ce qui restreignait ses mouvements. Elle était la fille de ses deux mères et nul ne pouvait prédire ce qu’il adviendrait si nous la soumettions à une trop forte pression.
« Je ne tiens pas à l’approcher, a protesté Tobo. Elle me donne la chair de poule. »
Gobelin m’a devancée : « Elle la donne à tout le monde, petit. C’est la plus effroyable créature qu’il m’ait été donné de croiser en un siècle et demi. Il va falloir t’y habituer. Ça fait partie du boulot. Celui auquel tu étais prédestiné et que tu convoites si fort. »
Bizarre. Gobelin le mentor et instructeur s’exprimait nettement plus correctement que Gobelin l’apprenti feignasse.
« Porte la Clé, a suggéré le petit sorcier. Tu es jeune et fort. »
La Fille de la Nuit n’a pas relevé les yeux à notre entrée dans la tente. Elle n’était peut-être pas consciente de notre présence. Elle avait l’air de méditer. Sans doute communiait-elle avec la Mère ténébreuse. Gobelin a flanqué un coup de pied dans les barreaux de sa cage, qui ont joliment ferraillé et répandu un nuage de rouille. « Eh bien, regardez-moi ça. Adorable, non ?
— Quoi ? ai-je fait.
— Elle a jeté un sort au fer des barreaux. Il rouille mille fois plus vite qu’à l’ordinaire. Petite futée. Sauf que… »
La petite futée a enfin daigné nous regarder. Nos yeux se sont croisés. Quelque chose dans son regard m’a glacée jusqu’aux os. « Sauf quoi ? ai-je demandé.
— Sauf que chacun des sortilèges qui l’enchaînent et la contrôlent est lié à cette cage. Tout ce qui lui arrive se répercute sur elle. Regarde sa peau. »
J’ai compris ce qu’il voulait dire. La Fille de la Nuit n’était pas exactement rouillée, mais son épiderme était couvert de mouchetures et de taches.
Son regard s’est posé successivement sur oncle Doj, Gobelin, Tobo… et elle a brusquement hoqueté comme si elle le voyait pour la première fois. Elle s’est levée lentement, s’est avancée vers les barreaux et l’a fixé dans le blanc des yeux. Puis son front s’est plissé fugacement et elle a baissé les yeux sur le fardeau de Tobo.
Sa bouche a béé et – parole d’honneur ! – il en est sorti le barrissement d’un éléphant furieux. Ses yeux se sont écarquillés. Elle a plongé en avant. Ses fers ont cédé. Les barreaux de la cage ont grincé et il a plu une nouvelle averse de rouille. Elle a tendu le bras en s’efforçant désespérément de s’emparer de la Clé. De petits lambeaux de sa peau noircissaient et se desquamaient. Elle n’en restait pas moins belle.
« Il me semble que nous pouvons désormais affirmer que cet objet est d’une grande importance pour les Félons, ai-je déclaré.
— On peut le dire en effet », a reconnu Gobelin. Le bras de la Fille de la Nuit donnait à présent l’impression d’être grièvement brûlé.
« En ce cas, éloignons-le d’elle et voyons si nous ne pouvons pas découvrir autre chose. Tobo, fais renforcer cette cage et remplacer ses chaînes ! » Le garçon regardait fixement la Fille de la Nuit comme s’il la voyait à son tour pour la première fois. « Ne me dites pas qu’il est tombé amoureux. Si nous devions aussi nous faire du mouron à ce propos, je crois que je ne tiendrais pas le coup.
— Non, m’a rassurée oncle Doj. Il ne s’agit pas d’amour, me semble-t-il. Mais peut-être de l’avenir. » J’ai eu beau tenter de creuser, il a refusé de s’étendre. Il restait l’oncle Doj, le mystérieux prêtre des Nyueng Bao.