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On était sans doute au sec dans ce temple maléfique, mais il n’y faisait pas franchement chaud. Un feu de brousse lui-même n’aurait pu chasser le froid glacial qu’il diffusait et qui vous pénétrait jusqu’à la moelle des os, jusqu’au tréfonds de l’âme, tel un antique et immonde rhumatisme spirituel. Narayan lui-même le ressentait. Il se penchait au-dessus du feu en se trémoussant comme s’il s’attendait à chaque instant à recevoir un coup derrière le crâne, et en marmottant des paroles indistinctes laissant vaguement entendre que sa foi avait été plus que suffisamment éprouvée jusque-là.
Je n’appartiens pas à une confrérie renommée pour sa compassion ni sa mansuétude. Ceux qui nous offensent doivent s’attendre à connaître de sales quarts d’heure pourvu que Dieu, dans sa miséricorde, nous en accorde l’occasion. Et Narayan nous inspirait une antipathie si ancienne qu’elle en était quasiment devenue rituelle. C’est donc sans aucune commisération que je lui ai annoncé : « Nous sommes prêts à procéder à l’échange. Notre premier Livre des Morts contre ta Clé. »
Il a relevé la tête pour me fixer dans le blanc des yeux. Le vrai Narayan m’examinait froidement derrière le masque du trompe-l’œil. Ses pattes d’oie se sont plissées de méfiance. « Comment pourrions…
— Ne t’inquiète pas de cela. Il est en notre possession. Il était question d’un troc. Et nous sommes disposés à troquer sur-le-champ. »
La prudence a cédé la place au calcul. J’aurais parié ma chemise qu’il évaluait ses chances de nous assassiner dans notre sommeil pour s’éviter d’honorer sa part du marché.
« Ce sera sans doute une solution moins élégante qu’un meurtre collectif, Narayan, mais pourquoi ne pas nous en tenir tout simplement aux termes de notre contrat ? » J’ai frissonné. Le temple me semblait de plus en plus glacial si c’était possible. « De fait, je vais même t’accorder un petit supplément. Tu pourras filer dès que tu nous auras livré la Clé. T’en aller. Librement. À condition, toutefois, de faire le serment de ne plus jamais chercher à baiser la Compagnie noire. » Serment qu’il prêterait sur-le-champ, j’en étais persuadée, car les serments des Félons ne valent guère plus que l’écorce sur laquelle ils sont écrits. Kina n’exigerait pas de lui qu’il tînt une promesse faite à une infidèle.
« Offre d’une extrême générosité, annaliste », m’a-t-il déclaré. Il se méfiait. « J’y répondrai demain matin. La nuit porte conseil.
— Bien entendu. » J’ai claqué des doigts. Iqbal et Chaud-Lapin ont sorti les chaînes. « Posez-lui aussi les clarines des chèvres pour la nuit. » Nous en avions plusieurs, autant que de chèvres. Fixées aux fers de Narayan, elles feraient un vacarme d’enfer à chacun de ses gestes. Narayan est sans doute un as en matière de discrétion, mais pas suffisamment pour interdire aux clochettes de le trahir. « Mais ne sois pas surpris de me trouver d’humeur moins généreuse au retour de la clarté et de la chaleur. Les ténèbres viennent peut-être toujours, mais le soleil se lève aussi. »
J’étais déjà emmitouflée dans ma couverture. Je l’ai serrée plus étroitement autour de moi et je me suis allongée ; je me suis vainement trémoussée, en quête d’une position confortable, puis j’ai sombré dans les cauchemars maléfiques que font apparemment tous ceux qui passent la nuit dans le bois du Malheur.
J’étais consciente de rêver. Tout comme me semblaient familiers ces paysages que je traversais pour la première fois. Tant Madame que Murgen les avaient dépeints dans leurs annales. Les éléments purement visuels ne me dérangeaient pas outre mesure. Mais rien ne m’avait préparée à cette puanteur : la pestilence de champs de bataille vieux de plusieurs milliers de semaines, pire que celle du siège de Jaicur dont je gardais pourtant le souvenir. D’innombrables corbeaux étaient venus festoyer ici.
Au bout d’un moment, j’ai pressenti une autre présence, encore lointaine mais à l’approche, et la peur m’a prise ; je ne tenais nullement à me retrouver nez à nez avec l’effroyable déesse de Narayan. Je mourais d’envie de m’enfuir, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Quand Murgen avait esquivé Kina, il avait déjà plusieurs années d’expérience derrière lui.
Puis je me suis aperçue qu’on ne me traquait pas. Cette présence n’était pas hostile. De fait, elle était davantage consciente de mon existence que moi de la sienne. Ma frayeur l’amusait.
Murgen ?
C’est bien moi, mon apprentie. Il m’a semblé que tu rêvais ce soir de ce lieu. J’avais raison. J’adore avoir raison. C’est une des joies du célibat que j’ai perdues de vue bien avant de devenir un spectre.
Je ne crois pas que Sahra apprécierait…
Bien sûr que non. Laisse tomber. Je n’ai pas le temps. Tu dois savoir un certain nombre de choses et, tant que tu n’auras pas emprunté les routes sombres de la plaine scintillante, je ne pourrai pas te contacter directement. Écoute.
J’ai « écouté ».
La vie se déroulait normalement à Taglios. Le scandale de la bibliothèque royale et la disparition du bibliothécaire en chef avaient été joués par la Protectrice sur le registre du divertissement. Volesprit s’inquiétait plus de consolider sa position dominante que d’éradiquer les ultimes reliquats de la Compagnie noire. Après toutes ces années, elle ne nous prenait plus autant au sérieux que nous le souhaitions. À moins qu’elle ne fût persuadée de pouvoir nous traquer et nous éliminer tous quand l’envie l’en prendrait…
L’éventualité n’étant pas à écarter, le conseil de Murgen me semblait avisé : mieux valait progresser le plus vite possible pendant que nous le pouvions encore.
La bonne nouvelle, c’était que Jaul Barundandi, dans l’espoir de venger sa femme, avait rallié notre cause avec le plus grand empressement. Sa première mission (qu’il ne devait remplir qu’à la condition d’être certain de pouvoir s’en acquitter sans se faire prendre ni laisser de traces) était de s’introduire dans les quartiers de la Protectrice pour y voler, détruire ou endommager les tapis magiques dérobés au Hurleur. Si nous parvenions à lui en retirer la jouissance, notre situation s’améliorerait spectaculairement. Il était aussi chargé de recruter des alliés, sans leur révéler toutefois qu’il travaillait pour la Compagnie noire. L’antique préjugé hystérique restait virulent.
Tout cela était bel et beau, mais je ne comptais pas trop dessus : éperonné par la seule soif de vengeance, un homme ne fait dans le meilleur des cas qu’un outil défectueux. S’il se laisse consumer par son obsession, il sera perdu pour nous, à tout jamais, avant d’avoir pu mener à bien les discrètes tâches à long terme qui font d’une taupe un si précieux atout.
Les mauvaises nouvelles, en revanche, étaient tout bonnement exécrables.
Le groupe principal, qui voyageait par eau, avait traversé le delta et remontait présentement le fleuve Naghir, ce qui signifiait qu’il n’avait sur nous qu’une avance relative, à peu près équivalente au temps de trajet qui nous séparait de la Porte d’Ombre.
Qu’un-Œil avait été victime d’une attaque deux nuits plus tôt, à la suite d’une algarade avinée avec son meilleur copain Gobelin.
La mort ne le guettait pas encore. La prompte intervention de Gobelin y avait veillé. Mais il souffrait à présent d’une paralysie légère et de ces problèmes d’élocution consécutifs à certains accidents. De sorte qu’il avait le plus grand mal à expliquer à Gobelin ce que ce dernier devait savoir pour y remédier. Les mots qu’il s’efforçait d’écrire ou d’articuler ne correspondaient pas à ceux qui lui sortaient de la bouche ou naissaient sous sa plume.
Problème en soi déjà suffisamment exaspérant pour l’annaliste moyen, qui ne se heurte pourtant qu’aux seules contraintes de temps et à la stupidité indigène.
On ne se prépare jamais assez. L’inéluctable vous cause toujours un choc quand il vous frôle de son aile mauvaise.
Sur ce, comme s’ils réagissaient à une énorme plaisanterie, les corbeaux qui tournoyaient au-dessus de moi ont soudain explosé d’un rire sombre et moqueur. Les crânes de l’ossuaire, eux aussi égayés, souriaient de toutes leurs dents.
Il y avait d’autres nouvelles de moindre importance. Peux-tu contacter Furtif s’il est dans les parages ? ai-je demandé à Murgen dès qu’il a eu terminé de vider sa hotte. Peux-tu implanter une idée dans son crâne d’écervelé ?
Ce n’est pas exclu.
Essaie. Avec cela.
Mon idée a eu l’air de l’amuser. Il s’est empressé d’aller bourrer le crâne de Furtif de rêves ectoplasmiques fatalement bizarroïdes. Les corbeaux se sont éparpillés comme si rien d’intéressant ne les retenait plus.
J’ai continué de sillonner ce décor cauchemardesque ; j’espérais ne pas en devenir un des piliers à l’instar de Madame ou de Murgen, et je me demandais s’il arrivait encore à la première d’y faire une incursion, aggravant d’autant cette saison en enfer qu’était son ensevelissement.
Un corbeau s’est perché sur un arbre dépouillé, face à ce qui passe pour le soleil en ces lieux désolés. Je ne le distinguais pas très nettement, mais il semblait différer de ses congénères.
Sœur, sœur, je serai toujours avec toi.
La terreur a envahi tout mon être, broyant mon cœur dans son poing d’acier. J’ai sauté en l’air. Je me suis emparée de mes armes, frappée de panique et de confusion.
Doj me fixait de derrière la flambée. « Cauchemars ? »
J’ai frissonné, frigorifiée. « Oui.
— C’est le mauvais côté de cette villégiature. Mais tu peux apprendre à les arrêter.
— Je sais déjà comment m’en débarrasser. En déguerpissant le plus tôt possible de ce bois oublié de Dieu. Demain. De bonne heure. Dès que le Félon m’aura remis la Clé et que vous l’aurez authentifiée. »
Il m’a semblé entendre un rire ténu de corbeau retentir dans la nuit.