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En dépit de notre nombre, des animaux et de mon propre pessimisme, tout s’est bien passé. Gobelin et moi avons effectué des rondes répétées dans le cercle ainsi que le long de l’embouteillage remontant sur la route vers le nord. Tout le monde nous a paru d’humeur coopérative. Les ombres qui se cramponnaient à la surface de notre bouclier invisible ou rampaient tout autour comme autant de sangsues maléfiques y étaient sans doute pour beaucoup, j’imagine. Rien n’incite davantage à la concentration que la proximité d’un cruel trépas.
« D’autres routes partent de ce cercle, en dehors de celle qui nous a conduits ici et de celle que nous emprunterons demain, ai-je fait remarquer à Gobelin. Comment se fait-il que nous ne les voyions pas ?
— Je n’en sais rien. C’est peut-être magique. Tu devrais poser la question à Qu’un-Œil.
— Pourquoi à lui ?
— Tu es là depuis assez longtemps pour avoir découvert la vérité. Il sait tout. Demande. Il te répondra. » De toute évidence, il se faisait beaucoup moins de mouron pour son copain. Et recommençait à le chambrer.
« Tu sais quoi ? Tu as raison. Je n’ai guère eu l’occasion de discuter avec lui, mais j’ai remarqué qu’il était bien parti pour faire chier le monde. Pourquoi n’irions-nous pas le tirer du lit, lui passer le flambeau et piquer un roupillon ? » Ce à quoi nous avons procédé, non sans quelques légers ajustements et nous être assurés qu’un tour de garde avait bien été organisé à chacune des entrées virtuelles du cercle, qu’elles soient ou non visibles. Avec l’assistance de Gota et d’oncle Doj, Qu’un-Œil pouvait encore assumer en partie sa propre protection. Quoiqu’il ne consentît pas volontiers à le reconnaître.
Je crois bien que Gobelin est allé murmurer quelques mots à l’oreille de Tobo dès que nos chemins se sont séparés.
Je venais tout juste de m’installer confortablement sur mon lit douillet de rocaille quand Sahra s’est invitée chez moi pour bavarder. J’étais sincèrement crevée et peu disposée à me montrer charitable. J’ai souhaité la voir repartir dès que j’ai senti sa présence. Elle ne s’est d’ailleurs pas attardée.
« Murgen voulait te parler, mais je lui ai dit que tu étais fatiguée et que tu désirais te reposer, m’a-t-elle signifié. Il voulait que je te prévienne d’une chose : tes rêves risquent d’être vivaces et sans doute déconcertants. Tu ne dois ni paniquer ni sortir, a-t-il précisé. Il faut que j’aille en informer Gobelin, Qu’un-Œil, l’oncle et quelques autres, en leur demandant de faire passer le mot. Repose-toi. » Elle m’a tapoté la main pour me faire comprendre que nous restions amies. J’ai acquiescé d’un grognement et fermé les yeux.
Murgen avait raison. La nuit sur la plaine scintillante était une aventure en soi. Les points de repère restaient identiques, mais on aurait cru les fantômes de ce qu’ils étaient de jour. Et on ne pouvait se fier au ciel.
Quant à la plaine, si elle présentait le même camaïeu de gris, elle semblait désormais diffuser une sorte d’éclairage interne qui conférait à tous ses angles et rebords une netteté distincte. À un moment donné, j’ai levé les yeux et aperçu la pleine lune dans un firmament constellé ; une seconde plus tard, le ciel était de nouveau plombé et l’on n’y voyait plus rien. Les caractères inscrits sur les stèles avaient tous l’air de s’activer, détail que Murgen n’avait pas noté lors sa propre visite des lieux. Je les ai observés un certain temps : j’arrivais à les identifier séparément, mais sans parvenir à déchiffrer les mots qu’ils composaient. Néanmoins, j’ai connu une espèce d’illumination que je m’empresserais de communiquer dès le matin à maître Santaraksita. Les inscriptions des piliers débutaient dans l’angle supérieur droit et se lisaient de haut en bas. Du moins pour ce qui concernait la première colonne. La seconde se lisait de bas en haut. La troisième de haut en bas. Et ainsi de suite.
J’ai commencé de m’intéresser également aux êtres qui se mouvaient entre les piliers. D’énormes ombres étaient de sortie, parfois dotées d’une présence assez puissante pour terrifier et éparpiller celles, plus petites, qui rampaient à la surface de notre bouclier et dont la voracité était quasiment tangible. Les plus grosses ne s’approchaient pas. Il en émanait une impression de méchanceté patiente infinie ; j’étais convaincue qu’elles seraient capables d’attendre mille ans le premier faux pas d’un des nôtres qui ouvrirait une brèche dans notre bouclier.
Dans mes rêves, toutes les routes menant au cercle étaient distinctement tracées. Chacune était un chatoyant trait rectiligne filant vers les dômes qui scintillaient dans le lointain. Mais, de tous ces dômes et de toutes ces routes, seuls ceux qui se trouvaient sur notre piste orientée du nord au sud avaient l’air pleinement vivants. Soit la route connaissait nos intentions, soit elle savait ce qu’elle attendait de nous.
En l’espace d’une seconde, j’ai ressenti successivement étonnement, stupéfaction, terreur et exultation ; je venais de prendre conscience que, pour voir ce que j’étais en train de voir, mes yeux auraient normalement dû se trouver quatre mètres plus haut. À tout le moins. Ce qui signifiait que j’étais, comme Murgen, sortie de mon enveloppe charnelle. Alors même que j’avais des milliers de fois rêvé de disposer de cette aptitude, je me rendais compte, à mesure que mon horizon s’élargissait, que je ne tenais nullement, maintenant que l’occasion m’en était offerte, à affronter les risques qu’elle comportait. J’ai dépêché une petite prière au firmament. Il faut parfois se rappeler à la mémoire de Dieu. Je me satisfaisais parfaitement, totalement, béatement de n’être que Roupille, une fille dépourvue de la moindre bribe de talent mystique. Franchement. Si quelqu’un de mon équipe devait nécessairement s’adonner à ce genre de sport, Gobelin, Qu’un-Œil, oncle Doj ou n’importe qui d’autre pouvait bien se garder la magie pour lui. Tout le monde à part Tobo, en dépit de la prophétie qui voyait en lui l’avenir de la Compagnie. Il manquait encore un peu trop d’autodiscipline pour qu’on lui conférât d’autres responsabilités.
Les petites ombres m’évoquaient presque un troupeau de pigeons. Elles n’observaient plus le silence dans cette dimension spectrale, mais ne tentaient pas non plus de communiquer, sauf peut-être entre elles. Il m’a fallu un bon moment pour les shunter.
Les cieux étaient plus troublants. Chaque fois que je relevais les yeux, je constatais un changement spectaculaire. Soit la couche de nuages était impénétrable, soit la pleine lune brillait dans un firmament férocement étoilé. À une occasion, je n’ai plus vu que quelques rares étoiles et une lune supplémentaire. Un peu plus tard, une constellation aisément discernable a directement surplombé la route vers le sud. Elle se conformait exactement à la description qu’avait donnée Murgen du Collet. Pourtant, j’avais toujours soupçonné le Collet de n’être qu’une pure invention de mère Gota.
Puis, juste derrière la pioche d’or, j’ai repéré un robuste trio des affreux que Murgen prétendait avoir croisés, exactement au même endroit, lors de sa première nuit dans la plaine scintillante. Des yakshas ? Des rakshasas ? J’ai vainement essayé de les faire entrer au chausse-pied dans la mythologie des Gunnis, voire de Kina, mais pas moyen de leur trouver une place. Celle-ci ne manquait pourtant pas, me suis-je persuadée. En matière de dogmes, les Gunnis sont plus souples que nous autres Vehdnas. On nous enseigne que l’intolérance est un don de la foi. La souplesse des Gunnis les conduira tous, entre autres raisons, à brûler dans les flammes éternelles. Ces idolâtres.
Dieu est grand. Dieu est miséricordieux. Sa miséricorde est pareille à celle de la Terre elle-même. Mais il peut se montrer d’une invraisemblable mesquinerie envers les incroyants.
Je me suis désespérément efforcée de me remémorer le récit qu’avait fait Murgen de sa rencontre avec ces créatures de cauchemar. Rien ne me revenait, sinon le souvenir de l’avoir couché moi-même par écrit. Pas moyen de me rappeler avec certitude si ses visiteurs nocturnes étaient identiques à ceux que j’avais sous les yeux. Ils étaient de taille humaine et d’apparence humanoïde, mais leurs traits étaient indubitablement autres. Peut-être portaient-ils des masques d’animaux. À en juger par leurs gesticulations frénétiques, ils voulaient que je les suive je ne sais où. Il me semblait me souvenir d’un épisode identique dans le récit de Murgen. Lui avait refusé. Je l’ai imité. Toutefois, je me suis laissé porter jusqu’à eux et j’ai tenté d’engager la conversation.
Je n’ai pas le talent, bien évidemment, de faire naître des sons sans corps ni ustensile. Et ils ne parlaient aucune langue connue, de sorte que l’entreprise était parfaitement vaine.
Ils se sont fâchés tout rouge. Ils avaient l’air de croire que je m’amusais à un petit jeu. Ils ont fini par s’éloigner en trépignant, visiblement fumaces.
« Je ne sais pas où tu es, Murgen, mais tu vas devoir me fournir quelques indices. »
Les affreux avaient disparu. Ça ne me faisait ni chaud ni froid. J’allais enfin pouvoir me reposer vraiment. D’un vrai sommeil, sans ces rêves trop réalistes et ces cieux aussi effroyables qu’improbables.
Il s’est mis à pleuvoir, ce dont j’ai pu déduire que le vrai firmament surplombait désormais de son dôme le « moi » qui se convulsait fiévreusement au sol, sous des gouttes glacées dont je commençais à ressentir l’impact. Impossible de s’y soustraire. On ne pouvait ni monter une tente ni construire un abri dans la plaine. De fait, la question des intempéries n’avait jamais été soulevée lors de nos réunions. J’ignore pour quelle raison, mais on passe toujours à côté d’un détail important, d’un problème sur lequel tous les conjurés préfèrent fermer les yeux. Puis, quand survient la panne ou la foirade, personne ne comprend comment on a pu négliger un truc aussi évident.
Nous avions dû conclure que le temps, bon ou mauvais, n’existait pas dans la plaine. Sûrement parce que les annales de Murgen n’y faisaient aucune allusion. Quelqu’un, toutefois, aurait dû se rendre compte que le voyage des Captifs s’était déroulé en une autre saison. Et comprendre que le climat aurait nécessairement un impact. Quelqu’un portant probablement mon nom.
Il faisait déjà frisquet avant la pluie. L’air, bientôt, s’est encore refroidi. Je me suis relevée en bougonnant et j’ai aidé à abriter le matériel sous des bâches et à trouver des récipients pour recueillir l’eau de pluie, puis j’ai réquisitionné une autre toile de tente et une deuxième couverture, je me suis enroulée dedans et rendormie en méprisant royalement l’averse. Ce n’était jamais qu’une bruine persistante et, quand on est véritablement épuisé, plus rien ne compte que le sommeil.