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« Je ne les ai pas encore trouvés ! ai-je aboyé pour Sahra et la Radisha. Tant que Qu’un-Œil n’aura pas confirmé que ma seule présence ne risque pas de tuer quelqu’un, je n’irai pas plus loin. » Malgré les avis autorisés, les deux femmes avaient poussé aussi loin que je le leur avais permis. J’étais certes consciente qu’elles mouraient d’envie de voir leur mari, frère ou amant ; mais elles devraient avoir au moins le bon sens de se retenir jusqu’à ce que nous ayons enfin compris comment nous devions nous comporter pour ne pas risquer de nuire, précisément, à ce mari, frère ou amant.

Sahra m’a jeté un regard ulcéré.

« Désolée, ai-je insisté. Écoute, essaie de réfléchir un peu. Tu vois bien que la stase n’a pas opéré pour tout le monde. Jusqu’où devons-nous nous enfoncer dans ce tunnel, Cygne ? » Je distinguais les formes de huit gisants éparpillées entre moi et le tournant du tunnel ; aucun, à première vue, ne ressemblait au capitaine non plus qu’à Madame, Murgen, Thai Dei, Cordy Mather ni Lame. « Vu d’ici, il manque encore environ onze personnes à l’appel.

— Je ne me souviens pas », a maugréé Cygne. Les échos de sa voix de basse se répercutaient dans toute la caverne. Mais c’était encore pire pour ma voix haut perchée.

« Le sortilège de souvenance se dissipe ?

— Je ne pense pas. J’ai plutôt l’impression de ne l’avoir jamais su. Mais mes souvenirs sont encore très confus. »

Le hic, c’est qu’aucun de nous ne connaissait exactement le nombre des Captifs. Cygne restait le témoin le plus fiable puisqu’il avait chevauché en leur compagnie, mais il n’avait gardé le souvenir que des personnages de premier plan. Murgen ne nous avait jamais été d’aucun secours, dans la mesure où, une fois captif, il avait manifestement été infoutu d’explorer le voisinage immédiat de sa geôle.

« Il faut avant tout réveiller Murgen. Lui seul connaîtra tous les noms et les visages. » Que certains de ceux que je ne remettais pas n’appartinssent tout bonnement pas à la Compagnie restait plausible. « Qu’un-Œil. Trouve le moyen de réveiller ces gens. Dès que j’aurai retrouvé Murgen, je veux qu’on fasse tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’il parvienne à s’exprimer. Je peux continuer ? » Quelques échos braillards se sont chargés de me rappeler de baisser le ton.

« Ouais. Mais ne touche surtout à personne, m’a répondu Qu’un-Œil en ronchonnant. Ni à rien que tu n’identifierais pas. Et cesse de me tarabuster.

— Peux-tu les sortir de cette stase ?

— Je n’en sais rien encore, pas vrai ? J’étais trop occupé à répondre à des questions idiotes. Fiche-moi la paix un moment et j’y parviendrai peut-être. »

Les caractères s’aigrissaient et les manières s’en ressentaient. J’ai soupiré puis, sentant poindre une migraine, massé mon front et mes tempes. « Saule, essaie d’interdire à ces imbéciles d’entrer jusqu’à ce que Qu’un-Œil soit prêt. » Sans grand enthousiasme, j’ai inspecté des yeux le tunnel en aval. Non seulement la caverne faisait un virage à droite, mais la pente elle-même s’accentuait. Le sol poli par les eaux et tapissé de verglas risquait d’être traître et glissant.

« Crôa ! »

Le corbeau blanc était quelque part là-bas. Il s’était annoncé à plusieurs reprises en témoignant d’une impatience croissante.

J’ai avancé prudemment. En atteignant le sol plus escarpé, je me suis agenouillée pour épousseter le givre afin d’avoir le pied mieux assuré. « Si vous tenez vraiment à me suivre, ai-je lancé à Sahra et à la Radisha, tâchez de vous montrer encore plus prudentes que moi. »

Elles ont persisté. Prudemment. Personne n’a dérapé ni dévalé la pente. « Voici Longo et Rutilant, ai-je déclaré. Et celui-ci ressemble assurément au Hurleur. »

De fait, ce cocon contenait indubitablement le petit maître sorcier mutilé. Il avait jadis fait partie, dans le Nord lointain, des hommes de main de la Dame et était resté notre ennemi depuis lors. Il s’était retrouvé prisonnier de guerre en même temps que son allié Ombrelongue, et Madame avait dû se dire qu’il lui serait de quelque utilité puisqu’elle lui avait laissé la vie. Mais il avait bien peu de chances d’être relaxé tant que je serais aux commandes. À sa manière, il était encore plus cinglé que Volesprit.

Le corbeau m’a encore tancée ; je prenais un peu trop mon temps à son goût.

Le Hurleur était réveillé. Sa force de volonté était telle qu’il parvenait à remuer les yeux, mais pas davantage. Un seul regard plongé au fond de ses orbites ténébreuses m’a suffi à jauger sa démence et à comprendre qu’on ne pouvait en aucun cas lui permettre de réintégrer le monde des vivants. « Prenez bien garde à vous quand vous passerez devant ce lascar, ai-je prévenu. Il vous broierait aussi sûrement que Volesprit a broyé Cygne. Qu’un-Œil. Le Hurleur est réveillé. Ses yeux bougent. »

Qu’un-Œil a distraitement répété ma mise en garde. Sa voix engendrait des échos particulièrement agaçants.

« Ah ! Radisha ! Voici votre frère. Il m’a l’air en assez bon état. Non ! Ne le touchez pas ! Ce contact contaminerait probablement la stase qui protège les morts. Vous devrez prendre votre mal en patience, comme nous tous. »

Elle a émis une espèce de grognement sourd.

Au-dessus de nos têtes, le plafond de la caverne de glace a produit des craquements dont les échos en rafales se sont ajoutés aux autres.

« C’est dur, ai-je poursuivi. Je sais que c’est dur. Mais, pour l’instant, la patience est la meilleure arme dont nous disposions pour les tirer de là sains et saufs. » J’ai repris ma lente progression dès que j’ai eu l’assurance qu’elle parviendrait à se refréner. Le corbeau blanc a encore croassé d’impatience. « Je crois que je vais lui tordre le cou ! ai-je pensé tout haut.

— Vous engendreriez du mauvais karma, m’a rappelé la Radisha. Vous risqueriez de renaître sous la forme d’un corbeau. Ou d’un perroquet.

— L’un des grands avantages à être vehdna, c’est qu’on n’a pas à se soucier de sa vie suivante. Et Dieu, le Tout-Puissant, le Miséricordieux, ne porte aucune affection aux corbeaux. Sauf pour châtier les méchants de ce fléau. Quelqu’un sait-il si maître Santaraksita envisageait de descendre jusqu’ici ? » Dans ma fièvre à libérer les Captifs, tous mes talents d’organisatrice s’étaient évanouis. Cette idée venait seulement de me traverser l’esprit : le savoir de l’érudit pourrait effectivement nous être particulièrement utile en ces lieux… du moins s’il parvenait à établir une corrélation entre la mythologie et ce qu’abritait cette caverne.

On ne m’a pas répondu. « Je l’enverrai chercher si j’ai besoin de lui. Ah, Sahra ! Voici l’élu de ton cœur. Pas touche ! » J’avais parlé un peu trop fort. Les échos sont devenus tonitruants. Plusieurs glaçons brisés sont tombés du plafond et se sont écrasés dans un cliquetis quasiment métallique.

« Arrive ici ! » Le corbeau. Ses paroles étaient parfaitement distinctes.

« Si tes manières ne s’améliorent pas sensiblement, tu risques de ne jamais ressortir d’ici », ai-je répondu. J’avais tout compris.

L’oiseau faisait fébrilement les cent pas devant Toubib et Madame. Volesprit les avait ligotés ensemble, blottis l’un contre l’autre, et avait disposé un bras du capitaine autour de la taille de Madame, tandis qu’elle tenait son autre main entre les siennes posées sur son giron. Quelques autres attentions délicates laissaient entendre que le principe de plaisir passablement tordu de Volesprit avait joué un grand rôle dans la mise en scène de ce tableau vivant.

Si elle avait effectivement tendu des pièges, c’était là qu’ils se trouveraient. « J’ai besoin d’aide, Qu’un-Œil. » Toutes les chausse-trapes éventuelles seraient nécessairement en aval.

Les yeux de Madame étaient ouverts. Pas de poussière. Elle était furieuse. Et le corbeau blanc tenait à me le faire savoir.

« Patience, leur ai-je conseillé, non loin de la perdre moi-même. Cygne, Qu’un-Œil, montez jusqu’ici. » Cygne est arrivé le premier bien que le trajet fût plus long pour lui. « Te souviens-tu si elle leur a fait subir un traitement particulier ? Un tantinet plus sournois ?

— Non. Et je ne m’en inquiéterais pas à ta place. Quand elle les a étendus, elle commençait déjà à se préoccuper de la suite. Elle est ainsi. Dès qu’elle entreprend quelque chose, elle s’investit totalement dans son projet et ne nourrit aucun doute à ce sujet. Mais plus elle se rapproche de son achèvement, plus elle peine à garder confiance en elle.

— Heureuse de la savoir aussi humaine. » Je n’en pensais pas un mot. « Qu’un-Œil, cherche des pièges alentour. Et décide-toi. Dis-moi enfin si tu peux les ranimer. » Ma migraine ne s’arrangeait pas mais n’empirait pas non plus. Merci, ô Dieu miséricordieux.

Un autre glaçon est tombé.

« Je sais. Je sais. J’avais entendu la première fois. » Il a grommelé qu’il regrettait de ne connaître aucun moyen d’améliorer magiquement ma vie amoureuse.

J’ai jeté un coup d’œil au-delà de Toubib et Madame. La caverne continuait. Une pâle lumière l’éclairait médiocrement. Celle-là ne contenait aucune trace d’or. Une touche d’argent, une autre de gris et une bonne dose de bleu de glace. De fait, un peu plus loin, la glace avait l’air de se substituer à la roche sédimentaire. « Saule. Volesprit est-elle montée là-haut quand vous êtes venus ? »

Il a suivi mon regard. « Non. Mais elle a très bien pu le faire au cours d’une visite précédente. »

Quelqu’un avait emprunté cette direction récemment, en termes d’échelle de temps pour ces cavernes, bien sûr. On distinguait encore de nettes empreintes de pas dans le givre. Et j’avais le pressentiment qu’en les suivant je n’apprécierais que très peu le voyage. J’allais néanmoins l’entreprendre. Je n’avais pas le choix. J’avais échoué partout ailleurs en permettant à Narayan et à la Fille de la Nuit de m’échapper. Qu’indubitablement Kina leur prodiguât un petit coup de pouce supplémentaire n’y changeait pas grand-chose. J’aurais dû m’y préparer. « Alors, Qu’un-Œil, réponds-moi ! Peux-tu ou non ressusciter ces gens ?

— Si tu voulais bien cesser quelques secondes d’aboyer, je pourrais peut-être y réfléchir.

— Prends tout ton temps, mon doux cœur. Nous mettrons un bon moment à crever de faim. » Cygne parlait sans nul doute de cette glace quand il disait en avoir vu dans la plaine. « Tu as déjà eu tout le temps que je t’ai accordé pour pédaler dans la semoule, ai-je repris. Peux-tu le faire, oui ou non ? Là, sur-le-champ ?

— J’ai besoin de beaucoup de repos dans mon état. » Sa voix était pâteuse et avait adopté une étrange scansion qui la rendait difficilement compréhensible. Il avait raison, bien entendu. Nous avions tous besoin de repos. Mais aussi de terminer notre boulot et de dégager de la plaine. La faim nous tenaillait déjà. Elle ne risquait pas de s’apaiser. Je craignais qu’elle ne devînt un compagnon aussi présent, intime et redouté que durant le siège de Jaicur.

J’avais d’ores et déjà décidé d’adopter la stratégie suggérée par l’oncle Doj. Nous ne récupérerions pour l’instant que quelques-uns des nôtres et nous retournerions libérer les autres plus tard. Mais cette méthode nous imposait un choix cruel. Quoi que je décide, quelqu’un finirait par m’en vouloir à mort. En me montrant assez rouée, je trouverais sans doute le moyen de faire porter le chapeau à toute la Compagnie, selon la bonne vieille méthode gobelinesque. Ceux qui seraient restés en souffrance ne pourraient tout bonnement pas haïr tout le monde.

Autant de vieux vœux pieux là encore, Roupille. Nous parlons d’êtres humains. S’il n’existe qu’une seule façon de se montrer contrariant, déraisonnable et odieux, les êtres humains s’y plieront à tous les coups. Avec ferveur et enthousiasme et au moment le moins indiqué.