13

J’avais ordonné aux gars d’encercler le fortin. Nous portions des torches sans prendre aucunement la peine de nous dissimuler. Sur mes ordres, Vigan trimbalait la plus grosse pièce : sa section interne était de six centimètres. « Elle doit être encore chargée de deux ou trois boules, m’a-t-il appris.

— Elles devraient suffire. Ici, ça me semble parfait. » Un bon archer muni d’un arc assez puissant pouvait sans doute nous poser des problèmes, mais ils ne sont pas légion dans les armées tagliennes modernes. Mogaba est un guerrier. Il croit au combat rapproché où les hommes peuvent s’étriper et s’éclabousser mutuellement de sang. C’était un de ses points faibles, que nous avions déjà exploité une première fois pendant les guerres de Kiaulune ; et nous n’hésiterions pas à réitérer le stratagème jusqu’à ce qu’il finisse par comprendre.

Gobelin s’est poussivement mis en position derrière nous. Tobo l’a imité. Ils n’en décrochaient pas une. Rude épreuve pour ce garçon : il parlait même en dormant.

« Je fais quoi ? s’est enquis Vigan.

— Balances-en une. À travers le linteau du portail. Ne bougez plus, les autres, ai-je ajouté d’une voix plus forte. Personne ne moufte avant mon signal. »

Aux deux premiers coups de crémaillère de Vigan, il ne s’est strictement rien passé.

« Vide ? ai-je demandé.

— Normalement, non. »

— Essaie encore, lui a conseillé Gobelin. Elle n’a pas servi depuis dix ans. Elle a peut-être tout simplement besoin de prendre du jeu.

— Je parie que personne ne s’est donné la peine de nettoyer le mécanisme, ai-je ronchonné. Et vous vous demandiez pourquoi je tenais à enrôler un armurier. Continue. Remonte-la encore. Doucement, pour ne pas déplacer ta ligne de mire. »

Whack ! Friture et crépitements dans le lointain. La boule de feu avait transpercé les deux murs d’enceinte extérieurs du fortin et tout ce qui se trouvait sur sa trajectoire. La pierre fumait et coulait. La boule écarlate a encore louvoyé sur plusieurs kilomètres à travers les airs, puis elle a perdu son élan avant de noircir et de s’abattre enfin derrière les décombres de Belvédère.

« Déplace-toi de quelques pas sur ta gauche, baisse ta hausse d’un mètre cinquante et remets ça. »

Vigan commençait à bien s’amuser. Son pas semblait plus allègre quand il a changé de position. Il lui a suffi cette fois-ci d’imprimer à la crémaillère un tour supplémentaire pour faire partir la boule de feu.

Aveuglante, couleur jaune citron, elle a percé la fortification et dû frapper quelque chose de solide à l’intérieur. À sa réapparition à l’autre bout, elle avait pratiquement perdu toute son énergie.

Un panache de fumée a jailli du sommet de la tour. « Elle a dû heurter un baril d’eau », ai-je avancé. Eau et boules de feu ne font pas très bon ménage et leur collision se traduit par des jets de vapeur surchauffée. « Suvrin ? Où êtes-vous passé ? » Ces deux boules de feu, normalement, auraient déjà dû éveiller l’attention des occupants du fortin et donner à réfléchir aux survivants. Je pouvais commencer à placer mes pions. « Suvrin ? Vous êtes déjà entré dans ce tas de cailloux ? »

Le gros homme s’est avance a contrecœur. Lorsqu’il s’est trouvé à ma hauteur, son visage est apparu en pleine lumière. La garnison du fortin se souviendrait nécessairement de lui. Il aurait bien aimé me mentir, ça crevait les yeux. Mais il n’en a pas trouvé le courage. « Oui.

— Quelle est sa disposition ? Elle n’a pas l’air bien complexe.

— En effet. Les animaux et les magasins se trouvent au rez-de-chaussée. Ils peuvent empiler du matériel derrière la porte pour vous empêcher de l’enfoncer. Les hommes vivent au premier. Une seule grande salle. Un fourneau pour la cuisine, des paillasses en guise de lits et des râteliers d’armes. C’est à peu près tout.

— Et la terrasse n’est jamais qu’une plate-forme de combat, c’est bien ça ? Une seconde, Vigan. Ne gaspillons pas davantage de boules de feu que nécessaire. Laissez-moi réfléchir un moment. Ils vont peut-être se rendre. Ils savent que je n’ai fait aucun mal aux hommes de Suvrin. Contourne le fortin, Tobo, et va expliquer à tous les hommes que, s’ils tirent une autre boule de feu, elle devra traverser le second niveau. De préférence en rase-mottes. Ils se jetteront probablement à terre dès que la mort commencera à transpercer leurs murs.

— Je pourrai en tirer une, Roupille ?

— Va déjà donner le mot. » Je l’ai regardé s’éloigner en tapinois. Il évitait de s’exposer inutilement. On distinguait de temps à autre des visages derrière les meurtrières. Une ou deux flèches avaient jailli pour retomber à terre en bout de course sans faire de dégâts. « En nous concentrant, nous devrions pouvoir dresser le plan des lieux jusqu’au moindre lit de camp, de manière à savoir exactement où viser pour obtenir le meilleur résultat, ai-je dit à Gobelin.

— Tu as entièrement raison, encore une fois. Comme d’habitude. Tais-toi une seconde. Il se passe quelque chose de bizarre. Ces hommes devraient être beaucoup plus terrifiés. »

J’ai fugacement aperçu un visage au-dessus du parapet. Un instant plus tard, le corbeau blanc fondait sur lui dans le noir et faisait basculer le casque de cuir du soldat.

« Réveillez-vous, tout le monde ! ai-je beuglé. Ils nous préparent un coup tordu ! »

Gobelin commençait déjà à marmotter. À faire des gestes étranges avec les doigts.

Des hommes ont bondi sur la terrasse du fortin. Chacun tenait à la main un objet qu’il s’apprêtait à balancer. Une demi-douzaine de boules de feu ont giclé sans mon consentement. Un des grenadiers est tombé avant d’avoir pu lancer son projectile.

J’avais vu briller du verre. Du même genre que celui dont s’était servi Qu’un-Œil, bien des années plus tôt, pour confectionner des bombes incendiaires. Il nous en restait d’ailleurs quelques-unes. Mais il eût été futile de nous envoyer ces bombes à la gueule. Nous étions beaucoup trop loin. Hors de portée.

« Visez bas ! ai-je glapi. Il va pleuvoir des ombres ! » Ce cri n’avait pas retenti depuis une éternité, mais les vétérans ne l’avaient pas oublié et y réagiraient sans même réfléchir.

Gobelin dévalait déjà la pente en claudiquant, piquant un sprint aussi rapide que le lui permettaient ses vieux os, sans cesser de frétiller des didis en marmonnant dans sa barbe. De roses étincelles bondissaient entre ses doigts et crépitaient dans ses rares cheveux. Il a arraché des mains d’un de nos gars une perche de bambou maigrelette. Le lance-boules de feu était peint de stries noires, ce qui signifiait qu’il était destiné à combattre les ombres.

D’autres boules de feu ont volé. Quelques-unes ont arrosé la forteresse. D’autres plongeaient sur les ombres qui se déversaient des récipients de verre brisés. Derrière moi, Suvrin s’est mis à gémir. « Ne courez surtout pas, lui ai-je conseillé. Elles vous tomberaient dessus à coup sûr. Elles adorent que leurs proies s’enfuient. »

Des hurlements montaient de l’intérieur du fortin. Les boules de feu qui le traversaient avaient trouvé des cibles humaines. À leur manière, elles n’étaient pas moins cruelles que les ombres tueuses.

Un de mes hommes s’est mis à glapir. Une ombre l’avait agressé. Mais c’était le seul. Le sortilège de Gobelin y était pour beaucoup. Le prompt recours aux boules de feu avait eu plus d’effet encore.

Gobelin s’est mis à lâcher des boules de feu par la perche qu’il avait confisquée, mais, au lieu de diriger son tir sur ce coriace petit fortin, il les envoyait filer plein nord. Il a renoncé au bout de quelques tentatives pour venir me rejoindre. « Ces braves garçons ont fait leur boulot, à l’intérieur. Ils ont délivré leur première sommation. » Acide comme une tranche de citron sous la langue.

« J’en conclus que Volesprit n’est pas morte en tombant à l’eau. » Les dernières nouvelles reçues de Taglios n’en disaient guère plus : le tapis de la Protectrice s’était démantelé en plein vol, puis elle avait fait une chute de cent mètres et piqué une tête dans le fleuve. Le récit s’interrompait abruptement. Point tant qu’on eût tenté de donner une tournure particulièrement dramatique aux événements, mais nous nous étions lancés dans tant d’entreprises à la fois que nous n’avions plus le loisir de nous tenir informes. Surtout pour ce qui concernait Murgen. Il donnait l’impression de s’employer à plein temps à apaiser les soucis et les appréhensions de Sahra.

« Elle faisait partie des Dix Asservis, Roupille. Ces gens-là ont la peau dure. Merde, elle a même survécu à sa décapitation et trimbalé sa tête dans une boîte pendant près de quinze ans. »

J’ai poussé un grognement. J’avais parfois du mal à me rappeler que Volesprit était bien davantage qu’un simple supérieur hiérarchique, odieux, certes, mais éloigné. « Peuvent-ils nous réserver d’autres surprises dans ce gourbi ? » Ma question n’était pas adressée à Gobelin mais à Suvrin.

« Si tel était le cas, ils y auraient déjà recouru. Vous songez à entrer ?

— Oh que non ! Jamais de la vie ! Quelqu’un pourrait se faire tuer. À part eux, bien entendu. Allez leur intimer de se rendre avant une demi-heure, Suvrin. Je les laisserai filer. Faute de quoi je les massacrerai tous dans l’heure qui suit. »

Le gros homme a ouvert la bouche pour protester. Vigan lui a lardé le derrière de la pointe de sa dague. « Si jamais ils vous touchent, je vous vengerai, lui ai-je promis.

— Ça m’ôte un grand poids.

— Comment espères-tu venger qui que ce soit ? a questionné Gobelin. Puisque tu ne comptes pas entrer.

— C’est à cela que servent les sorciers. L’occasion me semble admirablement bien choisie pour permettre à Tobo de s’entraîner sur le tas.

— Dois-je m’en étonner ? Certainement pas. Ça fait plus d’un siècle que j’entends : “Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? J’en sais rien. Laissons ça à Gobelin.” Je devrais aller faire un tour, tiens, et te laisser t’en débrouiller toute seule.

 » Mais je suis fatigué. Je vais m’asseoir ici et me reposer les yeux jusqu’au retour de Suvrin. »

J’ai entendu Gobelin prier Vigan de dépêcher une dernière boule de feu dans un angle du fortin, le long d’un de ses murs, afin de consacrer toute son énergie à ronger la chaux blanche. Un blong ! sourd a retenti, très vite suivi d’une odeur de calcaire surchauffé. Alors que je m’éloignais, Gobelin a grommelé quelques mots : il méditait de mettre le feu au fortin pour les faire sortir de leur trou.