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« Cet escalier n’a pas de fond », ai-je déclaré à Gobelin. Nous étions déjà sacrément essoufflés alors même que nous descendions. Nous croisions des ouvertures donnant sur d’autres cavernes traversées par l’escalier. Chacune avait visiblement reçu la visite d’êtres humains dans le passé. Nous avons découvert des trésors et des ossuaires. Ni sri Santaraksita ni Baladitya ni moi-même ne vivrions assez longtemps, à mon avis, pour seulement dresser la liste de tous les mystères ensevelis sous la plaine scintillante. Et chaque fichue babiole inconnue et archaïque que j’entrevoyais au passage semblait m’appeler, à l’instar des sirènes de la légende.
Mais Tobo nous précédait toujours d’une bonne longueur et restait sourd à nos appels. Peut-être ne souhaitait-il pas perdre son temps et son souffle, tout comme, d’ailleurs, nous nous abstenions de répondre aux appels ininterrompus de Suvrin et Santaraksita, qui nous parvenaient déjà de très loin. J’espérais pieusement qu’ils finiraient par recouvrer leur présence d’esprit et renoncer.
Gobelin n’a pas répondu à ma remarque. Il ne lui restait plus assez de souffle.
« Ne pourrais-tu le ralentir au moyen d’un sortilège ? Voire l’assommer ? Je commence réellement à m’inquiéter. Il est impossible qu’il soit trop loin pour nous entendre. Zut ! » J’étais coincée avec la Lance. Pour la énième fois.
Gobelin a secoué la tête sans daigner s’arrêter. « Il ne nous entend pas. Pouf ! pouf ! Mais il ne le sait pas. »
Tenons-nous en là. Cet escalier avait nécessairement une fin. Et la Reine de l’Illusion somnolait tout en bas, encore assez lucide pour manipuler un gamin bravache, un Monsieur Je-sais-tout nanti d’une bribe de talent, qui avait fait main basse sur un instrument susceptible de se transformer en une arme vicieuse entre les mains de ceux qui parviendraient à la désarmer et la replonger dans son sommeil éternel.
Nous avons dû ralentir au bout d’un moment. La lumière surnaturelle s’estompait graduellement, bientôt trop faible pour nous permettre de voir distinctement où nous poserions le pied au prochain pas. Les courants d’air que nous croisions de temps à autre n’étaient plus glacés. Et commençaient à charrier des relents aussi familiers que répugnants.
Lorsque Gobelin flaira ces remugles, il ralentit davantage et s’efforça poussivement de reprendre haleine avant de devoir inhaler cette puanteur dans toute sa virulence. « Longtemps que je ne m’étais pas retrouvé face à face avec un dieu, a-t-il déclaré. J’ignore si j’ai encore les moyens d’en affronter un à la lutte.
— Et que te manque-t-il donc ? Je ne m’étais pas encore rendu compte que je fréquentais un dompteur de dieux émérite.
— La jeunesse. L’assurance. Le toupet. Et surtout une bonne dose de stupidité et une baraka d’enfer.
— En ce cas, pourquoi ne pas nous asseoir ici et laisser à toutes ces qualités le soin d’assurer sa victoire à Tobo ? Cela dit, j’avoue rester un peu sceptique quant à sa baraka d’enfer.
— Je serais assez tenté, Roupille. Le cœur lourd, certes, mais sincèrement. Il mérite une bonne leçon. Mais il détient la pioche et la Compagnie a besoin de lui, a-t-il poursuivi d’une voix troublée, sinon légèrement effrayée. Il représente l’avenir. Qu’un-Œil et moi sommes le passé. » Il a de nouveau pressé le pas, ce qui s’est traduit par une intensification de ma bagarre avec l’étendard.
« Comment ça, l’avenir ?
— Nul n’est éternel, Roupille. »
Ce coup d’accélération n’a pas duré. Nous avons rencontré une brume qui a encore compliqué les aléas des ténèbres. La visibilité était réduite à néant et la progression devenait particulièrement périlleuse pour toute personne de petite taille trimbalant une longue perche dans un escalier hasardeux. Je n’avais pas connu air plus lourd ni moite depuis le jour où le brouillard s’était abattu sur la crue, charriant d’innombrables cadavres, qui avait cerné Jaicur durant le siège.
Un hurlement à faire se dresser les cheveux sur la tête a retenti beaucoup plus haut dans l’escalier. D’innommables visions m’ont traversé la tête : autant d’horreurs s’en prenant à Suvrin et maître Santaraksita avec une joie mauvaise.
Le glapissement ne faiblissait pas et dévalait l’escalier à une vitesse surhumaine. « Qu’est-ce que ça peut bien être, bordel ? a aboyé Gobelin.
— Je ne… » Le cri s’est brusquement interrompu. Au même instant, j’ai descendu une marche alors qu’il n’y avait plus rien à descendre. J’ai titubé à l’aveuglette dans l’obscurité. La Lance a heurté le plafond puis un mur. Nous avions sûrement atteint un autre palier. Mais j’ai tâté le terrain autour de mes orteils et du pied de la hampe de la Lance sans trouver d’arête. « Que vois-tu de ton côté ? ai-je demandé.
— Des marches derrière moi. Un mur à ma droite qui se poursuit sur environ six pas puis s’interrompt ! Tout cela au seul niveau du sol.
— J’ai un mur sur ma gauche et un sol plan. Le mur a l’air de se prolonger indéfiniment. Eurgh ! » Quelque chose m’avait frappé dans le dos. Je n’avais eu droit qu’à un bref avertissement : un violent battement d’aile annonçant qu’un gros oiseau s’efforçait de freiner avant de tamponner un obstacle.
Le corbeau blanc s’est posé à terre en poussant des jurons. Il a tourné quelques instants en rond, pesamment, puis tenté de m’escalader. Un drôle de spectacle, j’imagine, si la lumière avait été assez forte.
J’ai réprimé le désir d’envoyer valser d’une gifle la bestiole dans les ténèbres. J’espérais qu’elle me venait en aide. « Tobo ! »
Ma voix s’est répercutée en un roulement lointain, avant de me revenir sous la forme de rafales d’échos que l’air stagnant semblait charger de désespoir.
Le garçon n’a pas répondu, mais il a bougé. Du moins quelque chose a-t-il bougé. J’ai perçu comme un froissement à moins de vingt pas. « Gobelin. Dis-moi ce qui se passe.
— Nous avons été aveuglés. Par voie de sorcellerie. Il y a de la lumière ici. Je m’efforce de nous rendre la vue. Donne-moi la main. Ne nous lâchons pas.
— Sœur, sœur, a murmuré le corbeau. Marche droit devant toi. Affiche une mine intrépide. Tu traverseras les ténèbres. » Sa diction s’était spectaculairement améliorée depuis l’année dernière. Sans doute parce que nous nous trouvions beaucoup plus près de la puissance qui le manipulait.
J’ai cherché Gobelin à tâtons, je l’ai agrippé, j’ai tiré, lâché l’étendard, ramassé l’étendard et tiré à nouveau. « D’accord. Je suis prête. »
Le corbeau savait de quoi il parlait. Au bout d’une demi-douzaine de pas, nous pénétrions dans une caverne de glace éclairée. Relativement éclairée, disons. Une clarté diffuse, gris bleu, filtrait à travers les parois translucides comme s’il était midi pile de l’autre côté de ces quelques centimètres de glace. De la lumière émanait également de la femme étendue sur une bière à plus de soixante-dix pas, au beau milieu de la vaste salle. Tobo se trouvait déjà à mi-chemin entre elle et nous, la tête tournée de notre côté et l’air abasourdi. Autant de nous voir apparaître que de se trouver là.
« Ne bouge surtout pas, petit ! a hurlé Gobelin. N’essaie même pas de respirer avant que je ne t’en donne la permission ! »
La silhouette allongée sur la bière était légèrement floue, comme si elle se trouvait au centre d’un chatoyant mirage de chaleur. Il n’empêche que j’avais la certitude qu’il n’existait pas plus belle créature au monde. Que je l’aimais plus que ma vie et que je mourais d’envie de me précipiter vers elle pour boire à ces lèvres parfaites.
Le corbeau blanc m’a éternué à l’oreille.
Ça n’a pas manqué d’émousser mon désir.
« Où donc avons-nous déjà vu cela ? s’est enquis Gobelin d’une voix ruisselante de sarcasme. Elle doit être affreusement faible. Sinon elle aurait sûrement trouvé mieux à implanter dans nos esprits qu’une infâme resucée du conte de la Belle au bois dormant. On ne trouve aucun château présentant ce style d’architecture au sud de la mer des Tourments.
— Un château ? Hein ? Quel château ? » Le mot « château » n’existe ni en taglien ni en jaicuri. Si je savais qu’il désignait une espèce de forteresse, c’était uniquement parce que j’avais passé si longtemps à compulser les annales.
« Nous nous trouvons visiblement dans le donjon d’un château abandonné. Des rosiers grimpants endormis tapissent toute la salle. Ainsi que des milliers de toiles d’araignée. Une superbe femme blonde gît dans un cercueil ouvert, nous implorant de la réveiller d’un baiser. Ce qu’on oublie toujours de vous dire, et que notre gracieuse hôtesse se garde bien de nous révéler, c’est que la salope de l’histoire est certainement un vampire.
— Ce n’est absolument pas ce que je vois. » Je lui ai décrit par le menu la caverne de glace et la femme qui gisait en son centre sur une bière et n’était blonde en aucune façon. Tout en m’écoutant, Gobelin jetait à Tobo un subtil sortilège, le plongeant dans une telle confusion qu’il ne pouvait plus bouger.
« Tu te rappelles ta mère, Roupille ? m’a-t-il demandé à brûle-pourpoint.
— Je me souviens vaguement d’une femme qui aurait pu être ma mère. Elle est morte quand j’étais petite. Personne n’en parlait jamais. » Quel besoin avait-il d’aborder ce sujet ? Nous avions une mission à accomplir. Et sans plus tarder. J’espérais que mon ton et mon expression suffiraient à faire passer le message.
« Combien veux-tu parier que ce que tu as sous les yeux est une image idéalisée de ta mère, chargée d’un plein tombereau de séduction érotique. »
Je n’en ai pas disconvenu. C’était plausible. Il connaissait les artifices des Ténèbres. J’ai continué d’avancer lentement. De me rapprocher de Tobo.
« Ce qui devrait signifier, grosso modo et sans fioritures, que le lien qui la rattache au monde extérieur n’est pas très fort. » Deux décennies plus tôt, il nous était très clairement apparu que Kina ne réfléchissait ni ne travaillait guère efficacement en temps réel, et qu’elle se débrouillait bien mieux lorsqu’elle exerçait son emprise sur des années plutôt que des minutes. « Je suis trop vieux pour me laisser encore berner par les tentations charnelles, et toi trop floue et asexuée. » Il s’est fendu d’un maigre sourire. « Le garçon, en revanche, a le bon âge. Je donnerais un de mes orteils pour voir la même chose que lui. Rideau ! » Il a fait un geste. Tobo s’est affaissé comme une chaussette mouillée. « Ramasse le marteau. Tiens-le fermement. Ne t’approche pas plus d’elle que nécessaire. Traîne Tobo jusqu’à l’entrée. » Sa voix était creuse et fatiguée, comme empreinte d’un désespoir qu’il préférait garder pour lui.
« Que se passe-t-il, Gobelin ? Parle ! » Dans une telle situation, il valait mieux ne pas cacher à l’autre les dangers éventuels.
« Nous affrontons la grande manipulatrice qui nous gâche l’existence depuis un quart de siècle. Elle n’est pas très rapide mais reste mille fois plus dangereuse que tout ce que nous avons connu.
— Je le sais. » Mais ma réaction n’était qu’une manière d’esquive. Je planais très haut dans le ciel. Tous mes doutes secrets, si soigneusement enterrés depuis si longtemps, me semblaient désormais triviaux, voire stupides. Cette superbe créature ne pouvait être un dieu. Pas un dieu, du moins, comme l’était le mien. Pardonne ma faiblesse et mes doutes, ô Seigneur des Hôtes. Les ténèbres sont partout et habitent chacun de nous. Pardonne-moi dès à présent, maintenant que je regarde la mort en face.
Dans sa miséricorde, il est pareil à la Terre.
J’ai agrippé Tobo par le bras et je l’ai relevé d’une saccade. Je me cramponnais aussi étroitement à lui qu’à l’étendard et il ne se libérerait pas aisément. Désorienté, il n’a pas tenté de résister quand je l’ai éloigné de la silhouette endormie.
J’ai détourné les yeux. Elle était la beauté incarnée. La regarder, c’était l’aimer. L’aimer, c’était accepter de se plier à sa seule volonté. Se perdre en elle. Ô Seigneur des Heures, veille sur moi et garde-moi de l’engeance de l’al-Shiel.
« Il me faut la pioche, Tobo. » Je m’efforçais de ne pas penser à la raison qui me poussait à lui réclamer cet outil impie. À cette distance, Kina pouvait fort bien lire dans mon esprit.
Tobo a lentement ôté la pioche de sous sa chemise pour me la tendre. « Je l’ai ! ai-je crié à Gobelin.
— Alors détale ! »
À l’instant où je m’exécutais, Suvrin et Santaraksita sont entrés dans la lumière, pantelants et chancelants. Tous deux se sont pétrifiés. « Sainte chiasse ! Elle est sublime ! » a soufflé Suvrin, en proie à une terreur exquise.
Maître Santaraksita lui-même semblait bouleversé.
Suvrin a avancé d’un pas, la bave aux lèvres. Je lui ai cinglé le boute-joie du bout émoussé de la pioche. Le geste n’a pas seulement attiré son attention : il a comme qui dirait anesthésié l’intérêt débordant qu’il portait à Kina. « La Mère des Félons, ai-je précisé. La Reine de l’Illusion. Tourne-toi ! Sors le garçon de là. Ramène-le à sa mère. Ne me forcez pas à vous frapper aussi, sri. »
Une sorte de panache de buée s’est élevé de la bouche de la dormeuse et est resté en suspension au-dessus de ses lèvres. L’espace d’un instant, il a adopté une forme vaguement humaine, m’évoquant les afrits, ces esprits courroucés d’hommes assassinés. Sans doute avait-elle à sa botte des millions de ces démons.
« Cours, nom de nom ! a crié Gobelin.
— Cours ! » m’a dit le corbeau.
Je n’ai pas couru. J’ai empoigné Santaraksita et je l’ai attiré en arrière.
Gobelin parlait tout seul ; il regrettait de n’avoir pas eu la présence d’esprit de voler son javelot à Qu’un-Œil avant de s’embarquer dans cette entreprise.
« Gobelin ! » J’ai brandi l’étendard. Je ne l’ai pas fait délibérément ; il s’est dressé tout seul puis a rebondi deux fois sur le pied de sa hampe avant de se propulser en avant et de retomber entre les mains avides du sorcier. Gobelin s’est retourné en le soulevant, au moment même où se dissipaient les illusions qui enveloppaient Kina.