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J’ai planté mon orteil dans les côtes du gros officier. « Allez ! On se lève ! Faut qu’on parle. Spiff, laisse les autres s’asseoir dès qu’on aura emporté leurs armes. Je leur permettrai peut-être de rentrer chez eux dans un moment. Gobelin ? Tu veux bien aller régler cette affaire avec Sahra ? Qu’on y mette définitivement un terme et que ça ne nous retombe pas sur la tronche au mauvais moment. »

Le gros lard s’est remis sur ses pieds. Il avait l’air très, très malheureux, ce que je comprenais aisément. Ce n’était pas son meilleur jour. Je l’ai pris par le bras. « Allons faire un tour tous les deux.

— Vous êtes une femme.

— Que ça ne vous monte pas à la tête. Avez-vous un nom ? Un grade ? Un titre ? »

Il a décliné un nom local long d’un bon paragraphe, bourré de ces clics imprononçables qui contribuent encore à compliquer une langue déjà totalement inadaptée au palais humain. Je n’en veux pour preuve que ma propre incapacité à la maîtriser, en dehors d’un charabia confus, alors que j’ai passé plusieurs années dans le secteur.

J’ai néanmoins réussi à saisir ce qui permettait plus ou moins de le situer personnellement dans la généalogie de toute une nation. « Je vous appellerai Suvrin, d’accord ? » Il a cligné des paupières. J’ai mis un bon moment à comprendre. Suvrin est un diminutif. Nul ne l’avait plus appelé comme ça depuis vingt bonnes années, sauf peut-être sa maman. Bah, et après ? J’avais une épée. Pas lui.

« Vous avez sans doute entendu dire que nous n’étions pas très gentils, Suvrin. J’aimerais vous mettre à l’aise. C’est la stricte vérité. Toutes ces rumeurs sont exactes. Mais, cette fois-ci, nous ne sommes pas venus piller la ville ni ravir votre bétail comme la dernière fois. Nous ne faisons vraiment que passer, en espérant n’apporter qu’un minimum de bouleversement, tant de votre côté que du nôtre. Ce que j’attends de vous, du moins si vous préférez coopérer plutôt que d’être conduit à votre dernière demeure par un remplaçant plus docile, c’est un zeste d’assistance officielle qui nous permettrait de précipiter notre départ. Je vais trop vite pour vous ?

— Non. Je parle couramment votre langue.

— Ce n’est pas ce que je… Peu importe. Voilà ce qui va se passer. Nous allons pénétrer dans la plaine scintillante…

— Pourquoi ? » La voix vibrant d’une peur sans mélange. Ses ancêtres et lui vivaient dans la terreur de cette plaine depuis la venue des Maîtres d’Ombres.

Je me suis autorisé un brin de non-sens. « Pour la raison qui pousse le poulet à traverser la rue. Aller en face. »

Suvrin a trouvé le concept si nouveau qu’il n’a pas su que répondre.

« Il nous faudra un bon moment pour mener à bien nos préparatifs, ai-je repris. Nous devons réunir provisions et équipement. Procéder à quelques reconnaissances. Et tous nos gens ne sont pas encore arrivés. Je préférerais n’avoir pas à livrer une guerre parallèlement. Vous allez donc m’expliquer comment je peux l’éviter. »

Il a poussé un grognement inarticulé.

« Mais encore ?

— Je n’ai jamais voulu faire carrière dans l’armée. C’est mon père qui le souhaitait. Il voulait à la fois me tenir à l’écart de la famille, m’envoyer au loin, là où je ne lui ferais plus honte, et me voir exercer une profession compatible avec la dignité de notre famille. Il se disait que, soldat, je ne risquais pas de lui faire du tort. Nous n’avions pas d’ennemis susceptibles de me poser des problèmes.

— Ce sont des choses qui arrivent. Votre père aurait dû le savoir. Il avait vécu assez longtemps pour voir grandir son fils.

— On voit que vous ne connaissez pas mon père.

— Vous seriez surpris. J’ai connu un tas d’hommes dans son genre. Voire bien pires. Il n’y a jamais rien de neuf en ce monde, Suvrin. Et c’est vrai de toutes sortes de gens. Combien de soldats sont-ils cantonnés dans les environs ? Combien en a-t-on affecté à ce versant des montagnes ? En est-il de particulièrement loyaux à Taglios ? Si jamais la passe était fermée, lui resteraient-ils fidèles ? » Les territoires qui s’étendent au sud des Dandha Presh étaient certes vastes mais affaiblis. Ombrelongue les avait pillés sans merci pendant plus d’une génération, puis les guerres les avaient dévastés.

« Euh… »

Il s’est trémoussé pour se libérer, mais pas trop rudement. Juste ce qu’il fallait pour redorer sa propre image.

Nous sommes restés ensemble jusqu’au soir. Suvrin est passé par tous les stades, de prisonnier acariâtre à complice fébrile et de complice fébrile à allié utile. On le manœuvrait aisément ; il réagissait avec autant d’empressement aux humbles éloges qu’à l’expression de la reconnaissance. À mon avis, on n’avait jamais dû lui parler gentiment dans sa jeunesse. Et il crevait de peur à l’idée que je l’anéantisse à son premier refus d’obtempérer.

Nous avons renvoyé le reste des soldats chez eux dès que nos hommes ont eu terminé de dévaliser l’arsenal de la Nouvelle Ville. Le plus gros des armes qui s’y entassaient avaient été glanées sur les anciens champs de bataille puis traitées avec le plus grand mépris par l’armurier dont j’avais tant admiré le travail un peu plus tôt.

J’ai retrouvé cet homme et je l’ai enrôlé. C’était une prima donna, un maître armurier qui posait à l’artiste. Qu’un-Œil allait me le dompter.

Suvrin m’a accompagnée jusqu’à la ferme acquise par Sahra. Si médiocre chef de guerre qu’il fût, il avait la responsabilité de toutes les forces armées de la région de Kiaulune. Ce qui en disait long, tant sur la combativité de ses hommes que sur la sagacité et le zèle de ses supérieurs. Mais j’ai décidé de le garder sous la main. Faute de mieux, il avait une utilité symbolique.

J’avais exigé que tout le monde m’accompagnât. Je tenais à ce que plus personne ne fût de faction ou en patrouille, pour que nous puissions riposter promptement et avec vigueur à toute menace.

« J’ai donc neutralisé toute la province à l’exception de ce petit fortin au pied de la Porte d’Ombre, ai-je expliqué à Suvrin. C’est bien cela ? » Le fort avait fermé ses portes. Les hommes qu’il abritait refusaient de répondre à mes semonces.

Suvrin a opiné. Il nourrissait certaines arrière-pensées. Trop tard.

« Sortiraient-ils si vous leur en intimiez l’ordre ?

— Non. Ce sont des étrangers. Le Grand Général les a laissés ici pour interdire l’accès à la Porte d’Ombre par la route.

— Combien sont-ils ?

— Quatorze.

— De bons soldats ? »

Visible embarras. « Meilleurs que les miens. » Ce qui signifiait peut-être uniquement qu’ils savaient marcher au pas.

« Parlez-moi de ce fortin. Quelles sont ses réserves d’eau et de munitions ? »

Le gros homme a bredouillé.

« Suvrin, Suvrin… Réfléchissez-y.

— Euh…

— Vous ne pouvez pas vous mouiller plus que vous l’êtes déjà. Votre seule alternative, c’est d’essayer de vous en sortir de votre mieux. Trop de gens ont été témoins de votre coopération. Navré, mon vieux, mais vous êtes coincé. » J’ai réprimé l’envie de me glisser dans la peau de Vajra le Naga, si tentante qu’elle me parût.

Suvrin a émis un son ressemblant étrangement à un gémissement.

« Courage, cousin Suvrin. Nous faisons avec tous les jours. Il ne vous reste plus qu’à afficher un grand sourire de tête de mort, à leur tirer la barbe et leur plumer la queue. Nous y voilà. Ce doit être ici. » Une bâtisse décrépite venait de se dresser dans le noir. De la lumière filtrait tant par le toit que par les murs. Je me suis demandé pourquoi ils prenaient la peine d’allumer. Peut-être était-elle encore en construction. Je distinguais vaguement des silhouettes de tentes derrière.

Quelque chose a remué sur la poutre de faîte quand j’ai repoussé la tenture de la porte pour faire entrer Suvrin. Le corbeau blanc. Il a laissé tomber un doux gloussement. « Sœur, sœur. Taglios commence à se réveiller. » L’oiseau a pris son essor. Je l’ai regardé s’amenuiser à la lueur d’un croissant de lune montante. Ses paroles étaient limpides.

J’ai haussé les épaules et je suis entrée. Je pourrais toujours m’inquiéter du corbeau la semaine prochaine du moins si l’on me laissait une petite chance d’aller me coucher. « Êtes-vous conscients que nous sommes en guerre, les gars ? Et qu’en de telles circonstances, depuis l’aube des temps, une armée se doit de poster des sentinelles chargées de surveiller les rôdeurs ? »

Plusieurs douzaines de visages inexpressifs se sont tournés vers moi. « Tu n’as vu personne ? m’a demandé Gobelin.

— Il n’y a strictement rien à voir dehors, vieil homme.

— Ah ! Et, malgré tout, tu es arrivée jusqu’ici en vie ? » Cette dernière remarque a suffi à me faire comprendre que de sinistres chausse-trapes  – dont le déclenchement était laissé à la prompte initiative de sentinelles que je n’avais tout bonnement pas repérées, dont je n’avais même pas soupçonné la présence  – étaient posées alentour.

« Tout ce que je trouve à dire, c’est que quelqu’un au moins a dû prendre un bain depuis le début du siècle. » On ne pouvait en dire autant de la majorité de la foule assemblée dans ce repaire. Ce qui, sans nul doute, expliquait la grande porosité du toit et des parois. « Voici mon nouvel ami Suvrin. C’était le capitaine de la garnison locale. Je lui ai soufflé dans les bronches et il a décidé de nous aider à repartir avant que la Protectrice ne se pointe pour nous pourrir la vie.

— Tu pourrais peut-être aussi souffler dans les miennes et… » Une voix tout au fond. « Aïe ! Pourquoi tu me frappes, bordel, Saule ?

— Bouclez-la ! a ordonné Vajra le Naga. Cygne, garde tes pognes pour toi. Et toi, Vigan, je ne veux plus t’entendre. Tu as mieux à faire. Comment vous êtes-vous préparés à faire crouler cette bastide près de la Porte d’Ombre, les gars ? »

Personne n’a pipé mot.

« De toute évidence, vous ne vous êtes pas tourné les pouces pendant que vous patientiez. » J’ai balayé les alentours de la main. « Vous avez réussi à construire une maison. Médiocrement. Cette baraque, disons. À part ça ? Rien ? Pas d’éclaireurs envoyés en reconnaissance ? Aucun plan échafaudé ? Aucun préparatif ? Serait-il arrivé quelque chose dont je n’ai pas eu vent ? »

Gobelin s’est faufilé jusqu’à moi. « Ne nous précipitons pas, a-t-il murmuré sur un ton qui ne lui ressemblait guère. Il est encore trop tôt. Explique-leur plutôt ce qu’ils doivent faire et envoie-les exécuter tes ordres. »

Il m’arrive parfois de me fier au petit sorcier. « Assieds-toi. Voilà ce qui va se passer. Déterrez tous les lance-boules de feu qu’on a laissés ici. Choisis dix hommes, Vigan. Tu porteras le plus lourd. Les autres se chargeront des plus légers. S’il n’y en a pas suffisamment, prenez des arcs. On va régler de suite cette affaire. Rassemble ton équipe, Vigan. »

L’homme qui avait commis l’erreur de m’irriter s’est levé. Il a désigné ses assistants d’une voix aigre. Il y avait de fortes chances pour que chacun d’entre eux l’eût irrité récemment. Ça fait boule de neige.

Durant les quelques minutes nécessaires à Vigan pour se préparer, les autres vinrent me confier certaines choses que, selon eux, je devais savoir.