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La traversée du pont de Ghoja se révéla une nouvelle et grandiose désillusion.

Nous avions tous les nerfs en pelote avant même d’atteindre le goulet d’étranglement. J’ai dépêché Furtif en éclaireur et, quand il est revenu m’expliquer qu’on ne prêtait attention qu’aux seuls voyageurs refusant de payer l’octroi de deux païs de cuivre réclamé à l’entrée du pont, je n’en ai pas cru un mot. Du moins émotionnellement parlant. Ces mesquineries s’appliquaient de fait au vieux gué, en aval du pont. Gué rendu impraticable par la saison des pluies. La circulation était dense. Les soldats affectés à la surveillance du pont étaient bien trop occupés à buller et à jouer aux cartes pour harceler les voyageurs.

Au fond, je m’attendais fermement au pire.

Ghoja n’était devenu un gros bourg que parce qu’il servait d’étape à ceux qui empruntaient la route de roche, un des derniers legs survivants de la Compagnie. Le capitaine avait fait paver la grand-route de Taglios à Jaicur à la faveur de ses préparatifs d’invasion de la Terre des Ombres. Les prisonniers de guerre s’étaient chargés de la besogne. Plus récemment, Mogaba avait embauché des forçats pour la prolonger vers le sud, ajouter des routes tributaires et relier entre eux les villes et territoires récemment passés sous protectorat taglien.

Une fois en sécurité sur l’autre rive du Maine, j’ai commencé à réfléchir à nos prochaines initiatives. J’ai rassemblé tout mon monde. « Avons-nous le moyen de pondre un faux rescrit ordonnant à la garnison d’arrêter Narayan s’il tente de passer le pont ?

— Tu es trop optimiste. S’il se dirige vers le sud, il doit d’ores et déjà nous précéder.

— Sans compter que la Protectrice apprendra de lui tout ce qu’il sait sur vous s’il tombe entre ses mains, a ajouté Cygne.

— L’avis d’un expert en la matière.

— Je n’ai pas accepté l’emploi de bon cœur.

— D’accord. Elle en est capable, en effet. Narayan sait où nous allons. Et pourquoi. Mais que sait-il de l’autre groupe ? Ne tentera-t-il pas de l’intercepter pour lui reprendre la Fille de la Nuit s’il ne se fait pas appréhender ? »

Nul n’y trouva rien à redire.

« Nous devrions tous nous le rappeler mutuellement de temps en temps, afin que Murgen puisse l’entendre quand il se trouve dans les parages. » Sahra n’avait jamais promis, elle non plus, d’épargner cette vieille fripouille de Narayan. Peut-être pouvait-elle lui tendre un traquenard et récupérer ce premier Livre des Morts inachevé.

« Ce corbeau nous suit toujours », a fait observer Cygne.

Une petite bastide trapue surplombait pont et gué sur la rive sud. L’oiseau nous observait, perché sur son toit. Il n’avait pas bougé depuis notre traversée. Sans doute voulait-il lui aussi reposer ses vieux os.

« Il nous reste une perche de bambou contenant des boules de feu à tuer les corbeaux, a marmonné Arpenteur.

— Laissez-le en paix. Il n’a pas l’air de nous vouloir du mal. Pour l’instant tout du moins. » J’étais certaine qu’il avait plusieurs fois cherché à communiquer. « Nous pourrons toujours le liquider si ça change. »

 

Nous n’avons rien entendu de bien nouveau à Ghoja, à part les habituelles doléances contre les puissants. Les échos des événements survenus à Taglios semblaient à ce point amplifiés que personne n’en croyait le dixième. Plus tard, alors que nous prenions enfin nos aises à Jaicur, le son de cloche s’est subtilement altéré. Il transmettait à présent une infime vibration laissant entendre que la grande araignée commençait à se réveiller au centre de sa toile. Un bon moment s’écoulerait encore avant qu’une nouvelle tangible ne nous parvienne, mais nous étions d’accord à l’unanimité pour continuer de l’avant sans tergiverser et éviter de lambiner en chemin.

Chaud-Lapin découvrit qu’un individu répondant au signalement de Narayan avait été aperçu en train de marauder dans le voisinage de l’échoppe tenue par un de ses rejetons, désormais mieux connu sous le pseudonyme de Sugriva. « Il a un point faible. Devons-nous profiter de notre présence ici pour liquider Sugriva ?

— Il ne nous a rien fait.

— Son père s’en est chargé. Ce serait un rappel à l’ordre.

— Narayan n’en a pas besoin. S’il est assez bête pour nous croire quittes, ne le détrompons pas. Mais je tiens à être là la prochaine fois que nous le capturerons, rien que pour voir la tête qu’il tirera. »

Narayan n’avait tranché sur le reste de la population de Jaicur que parce qu’elle restait une ville de garnison. Mais si on les interrogeait au cours des prochaines semaines, les gens ne se souviendraient pas moins de nous.

J’ai déambulé à plusieurs reprises dans les rues, en quête de ma jeunesse perdue, mais il ne restait rigoureusement rien des gens ni des lieux que je me rappelais. Le passé ne survivait plus que dans mon esprit. Là où j’aurais précisément souhaité qu’il mourût.