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Le bébé pleurait encore, enfoui dans le giron de sa mère, mais il ne cherchait pas à la téter. Le bruit agaçait tout le monde. Si l’on avait voulu nous faire des misères, on nous aurait pistés sans mal. Sans doute n’aurions-nous entendu personne approcher en catimini, entre les pleurs et le clapotis de la bruine glacée s’abattant de rameau en rameau sur les arbres imbibés. Arpenteur et les Singh de la Compagnie gardaient leur arme à la main. Oncle Doj avait récupéré Bâton de Cendre et l’avait tiré au clair en dépit du risque de corrosion.

Les animaux n’étaient pas moins tourneboulés que le nourrisson. Les chèvres bêlaient et traînaient les pattes. Les ânes refusaient obstinément d’avancer, mais mère Gota connaissait une ou deux ruses susceptibles de ramener certaines bêtes de somme un peu trop têtues à la raison. Le pain y était pour beaucoup.

La pluie ne fléchissait pas.

Narayan Singh avait pris la tête. Il connaissait le chemin. Il était chez lui.

Avant même de l’apercevoir, j’ai senti se dresser devant nous ce temple de l’effroi. Les sandales de Narayan éparpillaient les feuilles détrempées en bruissant. J’ai tendu l’oreille, mais je n’ai rien perçu d’autre, du moins jusqu’à ce que Saule Cygne commence à se reprocher en marmottant dans sa barbe d’avoir suivi l’une des rares idées originales qu’il avait jamais eues. L’eût-il dédaignée qu’il serait encore en train de se balancer chez lui au coin du feu, au pays, en écoutant pleurer ses propres petits-enfants au lieu de s’appuyer les péripéties cafardeuses d’une nouvelle quête énigmatique en espérant au mieux survivre un peu plus longtemps que les autres traîne-patins. Suite à quoi il m’a demandé : « Tu n’as jamais envisagé de t’allier à ce petit étron puant, Roupille ? »

Quelque part dans la nuit, un hibou a ululé.

« Auquel ? Et dans quel but ?

— Narayan. Pour l’aider à déclencher l’Année des Crânes. Nous pourrions enfin nous asseoir et nous reposer, sans avoir à patauger sous la flotte dans la boue.

— Non. Jamais. »

Le hibou a poussé un nouveau hululement. Dépité, m’a-t-il semblé.

Le rire d’un corbeau a paru lui répondre. Ironique.

« Mais c’est pourtant bien à cette tâche que la Compagnie se destinait au départ, pas vrai ? Déclencher la fin du monde.

— C’est sans doute exact d’une petite poignée des anciens. Pas de ceux qui devaient s’en charger effectivement. Tout porte à croire qu’ils ne savaient même pas de quoi il retournait. Mais ils sont partis malgré tout, sans doute parce que l’idée de rester au pays leur était encore plus odieuse.

— Certaines choses ne changent jamais. Je connais cette histoire par cœur. Méfie-toi. Ces marches sont encore plus glissantes que de la fiente de hibou graissée. »

Lui aussi, apparemment, avait entendu l’échange des oiseaux ; c’était une expression nordique qui perdait beaucoup à la traduction.

Pluie ou non, les chèvres et les ânes refusèrent carrément de s’approcher davantage du lieu saint des Félons, du moins jusqu’à ce qu’une lumière se mette à briller à l’intérieur, juste après le portail. Elle provenait d’une unique lampe à huile de médiocre qualité mais semblait quasiment scintiller dans cette obscurité.

« Narayan a l’air de savoir où chercher, tu ne trouves pas ? a fait remarquer Cygne.

— Je ne le quitte pas une seconde des yeux. » Pour autant qu’il soit possible de surveiller un Félon.

À dire vrai, je comptais plutôt sur oncle Doj ; étant lui-même un vieux filou, il serait plus difficile à berner. En tant que maître ès illusions, je devais m’en tenir pour ma part à ce que je faisais le mieux : tramer des plans tordus et les relater par la suite, une fois aboutis.

Des ailes ont battu au-dessus de ma tête à mon entrée dans le temple. Hibou ou corbeau ? Pas moyen de le savoir. Je ne m’étais pas assez vivement retournée.

« Ouvrez attentivement les yeux pendant que j’inspecte les lieux avec oncle Doj, ai-je ordonné à Chaud-Lapin et Iqbal. Doj et Cygne, venez avec moi. Vous connaissez ce temple mieux que personne. »

En contrebas, Arpenteur et Gota s’efforçaient en jurant de maîtriser les chèvres. Les fils d’Iqbal dormaient debout, insoucieux de la pluie ininterrompue.

Narayan m’a bloqué le passage dès mes premiers pas à l’intérieur. « Je dois d’abord accomplir les rites de purification. Faute de quoi vous profaneriez ce sanctuaire. »

Ce n’était pas le mien. Je n’avais cure de le profaner. À vrai dire, j’avais plutôt envie de m’autoriser ce plaisir… avant de raser une dernière fois ce temple pour ensuite, cette fois-ci, définitivement l’ensevelir. Mais il m’a bien fallu obtempérer. Pour l’instant.

« Doj. Surveillez-le. Toi aussi, Chaud-Lapin. » Si jamais le saint vivant des Étrangleurs s’avisait de jouer au plus fin, il aurait tôt fait de le dégommer de son bambou.

« Nous avons passé un marché », m’a rappelé Narayan. Il avait l’air troublé. Je n’y étais pour rien. Il ne cessait de darder des coups d’œil furtifs comme s’il cherchait quelque chose qui aurait dû se trouver là mais manquait à l’appel.

« Tâche déjà d’en tenir ta part, petit homme. » Je suis ressortie à reculons sous un crachin qui, dorénavant, évoquait davantage un épais brouillard tombant des nues.

« Roupille, a chuchoté Iqbal, debout au pied des marches. Regarde ce que j’ai trouvé. »

C’est à peine si je l’entendais. Le bébé continuait de brailler. La douloureuse Suruvhija le berçait en fredonnant une comptine. Je la soupçonnais d’être encore très jeune et pas très futée. Je voyais mal comment une femme pouvait se satisfaire de sa seule vie de femme, mais Suruvhija semblait heureuse de suivre Iqbal partout. Un vent léger a fait frémir les branches du bois. « Quoi ? » Je n’y voyais goutte, bien entendu. J’ai dévalé les marches du temple dans l’obscurité humide et glacée.

« Ça. » Il m’a fourré quelque chose dans les mains.

Des vêtements. Six ou sept pans d’un très beau tissu évoquant la soie. Un coin de chaque pièce d’étoffe était alourdi.

J’ai souri à la nuit. Exulté. Ma foi en Dieu était ravivée. La démone avait de nouveau trahi ses enfants. Furtif avait rejoint le bois à temps, plus perfide que les Félons. Il avait fait son boulot. Il se planquait en ce moment même quelque part et nous couvrait, tout prêt à réserver à Narayan une autre épouvantable surprise. C’est l’esprit beaucoup plus serein que je suis rentrée dans le temple. « Remue ton vilain petit cul décharné, Singh. Il y a des femmes et des enfants qui se gèlent les fesses dehors ! » me suis-je écriée d’une voix bien plus assurée.

Narayan n’était pas un saint vivant heureux. Quoi qu’il cherchât en prétextant fortifier son temple contre la présence profanatrice d’infidèles, ce n’était nulle part en vue.

L’idée de lui balancer à la figure les rumels récupérés m’a fugacement traversé l’esprit. Je m’en suis abstenue. Pour tout potage, ce geste l’aurait mis en rogne et incité à revenir sur sa promesse. « Tu as eu amplement le temps de purifier ce foutu bois de la souillure des incroyants, tu ne crois pas ? Aurais-tu déjà oublié à quel point la météo est hostile ?

— Tu devrais t’exercer à la patience, annaliste. C’est un atout majeur dans les carrières que nous avons embrassées. »

Je m’apprêtais à lui répondre que nous avions au moins eu celle de l’attirer dans notre traquenard, mais je me suis ravisée. Puis son exaspération a pris le dessus un bref instant. Il a jeté un objet par terre. Il n’avait pas entièrement perdu son sang-froid, mais, pour la toute première fois, alors qu’il était censé contrôler la situation, je le voyais abdiquer sa parfaite maîtrise de soi. Il m’a fait signe de m’approcher en marmonnant dans sa barbe. À mon avis, il devait blasphémer le nom de sa déesse.

Cette nouvelle version du temple n’était que l’ombre de celui auquel avaient survécu Toubib et Madame. Sculptée dans le bois, l’idole actuelle, restée inachevée, mesurait tout au plus un mètre cinquante. Les offrandes déposées à ses pieds étaient aussi rancies que mesquines. Quant à l’édifice lui-même, il n’en émanait plus l’atmosphère sinistre et lugubre du théâtre de tant de sacrifices humains. C’étaient décidément des années de vaches maigres pour les Félons.

Narayan a poursuivi ses recherches. Je n’ai pu me résoudre à lui briser le cœur en lui expliquant que les amis qu’il espérait retrouver avaient sans doute été tués par ceux des miens que j’attendais. Il faut savoir préserver un certain mystère dans toute relation.

« Précise-moi où nous pouvons nous installer et où tu préférerais que nous l’évitions, et je veillerai de mon mieux à respecter tes souhaits », lui ai-je déclaré.

Il m’a regardé comme s’il venait de me poindre une seconde tête. « J’ai mûrement réfléchi dernièrement, ai-je repris. Nous allons nécessairement travailler un bon moment ensemble. Si nous nous efforcions de respecter mutuellement nos coutumes et notre conception de l’existence, ça faciliterait la vie à tout le monde. »

Il s’est éloigné puis a entrepris de préparer un feu, tout en nous expliquant où chacun pouvait s’installer. Le temple n’était pas très vaste. On ne pourrait guère y prendre ses aises.

Singh évitait de me tourner le dos.

« Tu l’as salement épouvanté, m’a fait Arpenteur. Il va passer toute la nuit adossé à ce mur en s’efforçant de rester éveillé.

— J’espère que mes ronflements y pourvoiront. Iqbal ! Évite, s’il te plaît ! » Cet imbécile s’était mis en tête d’aider mère Gota à préparer le repas. La vieille bique était un véritable danger public aux fourneaux. On l’avait d’ores et déjà interdite de cuisine dans toute la Compagnie. Elle était capable de donner à l’eau un goût à vomir rien qu’en la faisant bouillir.

Iqbal m’a fait un sourire, dévoilant des chicots en mauvais état ; il fallait qu’il consultât rapidement Qu’un-Œil. « On prépare tout à mon intention.

— Parfait. » Mieux. Mille fois mieux.

Après lui avoir donné un coup de main, la vieille toupie est allée traire les chèvres. Je commençais à comprendre ce qu’éprouvait Narayan. J’allais peut-être devoir m’adosser à un mur, moi aussi, et veiller à ne pas piquer du nez.

Gota ne se plaignait même pas.

Et l’oncle Doj était resté dehors, sans doute pour profiter de l’incomparable fraîcheur de ces bois hospitaliers.