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« Reste-t-il encore quelqu’un là-haut ? » ai-je questionné. Je m’étais installée pour une brève sieste au moment qui m’avait paru le plus opportun, et elle s’était soldée par un assez long roupillon, qui aurait fort bien pu prendre un tour permanent si tant de gens autour de moi ne m’avaient empêchée de sombrer trop profondément dans le sommeil. J’étais consciente d’avoir rêvé pendant cet assoupissement, mais je ne me souvenais de rien. La puanteur de Kina imprégnait encore durablement mes narines, de sorte que je savais aussi où j’étais allée.

Qu’un-Œil, assis à côté de moi, prêtait bruyamment main-forte à mes propres ronflements. Un Gobelin soucieux a brusquement fait son apparition ; il venait s’assurer que son meilleur ami ne s’était pas trop profondément assoupi. Derrière moi, mère Gota était absorbée dans un débat animé avec le corbeau blanc. Probablement son laïus classique pour oreilles distraites.

« Garde-toi dorénavant de faire des gestes brusques, Roupille. Regarde toujours autour de toi. Et assure-toi à chaque instant que tu ne risques pas d’endommager un de nos amis. »

J’entendais Tobo parler à voix basse, mais par brèves rafales et sur un ton très sérieux. Pas moyen de distinguer ses mots. Oncle Doj lui aussi psalmodiait quelque part. « Que se passe-t-il ?

— On a commencé à les réveiller. C’est moins compliqué que nous ne le craignions, mais ça exigera du temps et de la vigilance ; et, si jamais tu comptais là-dessus… ceux que nous ramenons à la vie ne nous sont d’aucun secours après leur réveil. Qu’un-Œil a tout mis en œuvre avant de s’effondrer. » Le ton du petit sorcier avait brusquement viré au lugubre.

« Effondré ? Qu’un-Œil s’est effondré ? Simple épuisement ? » Du moins l’espérais-je.

« Je n’en sais rien. Je ne veux pas le savoir. Pas maintenant. Pour le moment, je le laisse se reposer. Au bord de la stase. Quitte à le laisser s’y plonger si besoin. Dès que son organisme aura recouvré ses forces, je l’en sortirai pour voir si c’est vraiment grave. » Il n’avait pas l’air optimiste.

« Si nous y étions forcés, nous pourrions le laisser ici, en stase, jusqu’au jour où nous reviendrons lui administrer les soins appropriés. » Ce qui m’a rappelé un détail. « Tu ne les réveilles pas tous, au moins ? Nous n’avons pas les moyens de soigner ni de nourrir tout le monde. » Après quinze ans d’inactivité, les Captifs seraient probablement incapables de prendre soin d’eux-mêmes, stase ou non. S’ils ne se révélaient pas aussi faibles et malhabiles que des enfançons, voire contraints de réapprendre chaque geste.

« Non, Roupille. Nous n’en ranimerons que cinq en tout et pour tout.

— Hum. Parfait. Hé ! Où diable est passé l’étendard ? Il était juste là. Je suis le porte-étendard. Je dois toujours l’avoir à…

— Je l’ai fait transporter au pied des marches, de l’autre côté de l’abîme. Pour que le premier qui les empruntera le remonte à la surface. Tu veux bien cesser de pester ? C’est l’apanage de Sahra.

— À propos de Sahra… Tobo ! Où crois-tu aller ? » Pendant que je discutais avec Gobelin, le garçon s’était faufilé en tapinois vers le fond de la caverne.

« Je veux seulement voir ce qu’il y a là-haut.

— Non. Tu vas me faire le plaisir de rester ici pour aider ton oncle et Gobelin à soigner ton père, le capitaine et le lieutenant. »

Il m’a jeté un regard noir. Parfois, en dépit de tout, il restait un adolescent. Sa moue boudeuse m’a fait sourire.

Saule Cygne s’est pointé dans mon dos. « J’ai un problème, Roupille.

— Et lequel ?

— Pas moyen de retrouver Cordy. Cordy Mather. Il n’est nulle part. »

Du coin de l’œil, j’ai remarqué que la Radisha avait entendu. Accroupie devant son frère, elle s’est lentement relevée pour regarder dans notre direction. Elle n’a rien dit ni fait qui trahît son intérêt. Les rapports intimes qu’elle entretenait avec Cordy Mather ne défrayaient pas précisément la chronique.

« Tu es sûr ?

— Sûr et certain.

— Vous l’aviez bien descendu ici ?

— Absolument. »

J’ai poussé un grognement. J’avais préféré ne pas me préoccuper d’une autre absence injustifiée jusqu’à ce qu’on lui trouvât une explication rationnelle : celle de Lisa Bowalk, cette transformeuse incapable d’abandonner sa forme de panthère noire. Elle aussi était en captivité lors de son entrée dans la plaine. Mais on n’avait pas retrouvé son corps, ni parmi les morts de la surface ni sous terre parmi les Captifs.

Lisa Bowalk vouait à la Compagnie (et particulièrement à Qu’un-Œil, parce qu’elle se retrouvait piégée dans ce corps de félin par sa faute) une haine meurtrière. « Et la panthère, Saule ? Elle a disparu aussi.

— Quelle panthère ? Oh ! Ça me revient. Je n’en sais rien. » Il regardait tout autour de lui comme s’il essayait de repérer son vieil ami Mather planqué derrière quelque stalagmite. « Je me souviens qu’on a dû la laisser en haut parce qu’on ne réussissait pas à faire passer sa cage par le premier coude de l’escalier. Bon, elle serait peut-être passée si nous n’avions eu que cela sur les bras, Volesprit et moi, mais nous devions descendre en même temps le reste du chapelet. Volesprit a donc préféré la laisser là-haut pour revenir s’en occuper plus tard. J’ignore ce qui s’est passé ensuite. Qu’un-Œil pourrait peut-être m’administrer une nouvelle dose de son sortilège de souvenance. » Il a entrepris de descendre la pente en tirant sur ses boucles et en les tortillant comme une fillette. « Je sais pertinemment que j’ai laissé Cordy Mather ici même, un peu plus haut que Lame, où le sol m’avait l’air un peu plus confortable. »

« Ici même » désignait plus précisément un emplacement légèrement en contrebas du monceau de sept cadavres. Il y avait nécessairement un rapport. « Gobelin, où en sommes-nous ? Allons-nous oui ou non réveiller ces gens ? » Moi, ignorant souverainement tout ce qu’il m’avait dit un peu plus tôt.

Un reniflement sarcastique assorti d’un de ses larges sourires de crapaud m’a répondu. « J’ai déjà ranimé Murgen.

— Mais je voulais qu’on me l’amène ici pour que je puisse l’interroger.

— Sorti de sa stase, je veux dire, blonde évaporée ! Il est sous mes yeux. Je travaille à présent sur le capitaine et Madame. Tobo et Doj se sont déjà livrés aux préliminaires sur Thai Dei et le Prahbrindrah Drah. »

Exactement ce que j’avais prévu. S’agissant des deux derniers, mes mobiles restaient presque purement politiques. Aucun n’était en mesure de contribuer à la plus grande gloire de la Compagnie ni même à sa survie.

Je me suis dirigée vers Murgen. Les seuls changements que j’ai constatés étaient le fracas des échos de ses ronflements et la fonte des résilles de glace. Je me suis accroupie. « Quelqu’un a pensé à descendre des couvertures ? » Pas moi, en tout cas. Dans le feu de l’action, j’ai tendance à me montrer un tantinet brouillonne. Il ne m’était pas venu à l’esprit d’apporter des couvertures, des rechanges ni quoi ni qu’est-ce. Toujours est-il que je suis la reine, s’agissant d’échafauder les plans d’un chaos général et de futures effusions de sang.

Il y avait sûrement des salles au trésor quelque part là-dessous. J’en avais entrevu plusieurs dans mes rêves. Elles contiendraient peut-être des articles utiles… si nous parvenions à les localiser.

Mon estomac a grondé. J’avais faim. Ces borborygmes m’ont rappelé que notre situation serait bientôt désespérée.

Murgen a ouvert les yeux. Il a tenté de se forger une expression (un sourire à Sahra), mais l’effort lui était trop pénible et il a reporté le regard sur moi. Un chuchotement a échappé à ses lèvres. « Les Livres. Trouvez… la Fille… » Ses yeux se sont refermés.

C’était donc vrai. Les Captifs n’allaient pas se relever d’un bond, dès leur réveil, pour danser la tarentelle.

Le message de Murgen était limpide. Les Livres des Morts étaient quelque part là-dessous. Il fallait réagir avant que la Fille de la Nuit n’eût une nouvelle occasion de les recopier. Et je ne doutais pas qu’elle y parviendrait. Kina la soutenait.

« Je vais m’en occuper. » Mais je n’avais pas la première idée de la manière dont je devais m’y prendre.