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Les règles de comportement imposées par la Compagnie sur le terrain des opérations ne sont guère différentes de celles auxquelles se plient les illusionnistes sur scène. Nous préférons de loin que le public n’y voie que du feu, mais nous sommes conscients que l’invisibilité totale reste impraticable. De sorte que nous nous efforçons de détourner l’attention de l’observateur et de lui montrer autre chose que ce qu’il est tenté de voir.

En l’occurrence, au sud de Jaicur, une nouvelle personnalité, une nouvelle identité et un nouvel accoutrement pour tous, tandis que notre groupe, grossi depuis de la clique de Furtif, se divisait en deux « familles » nomades distinctes, auxquelles s’ajoutaient encore une petite poignée de Sudistes désappointés venus chercher fortune à Taglios et rentrant au pays découragés, vaincus et abattus, tous leurs espoirs réduits à néant par leurs expériences tagliennes. On rencontrait nombre d’hommes de cette espèce. Il fallait les tenir à l’œil. Beaucoup n’avaient aucun scrupule, quand ils en avaient l’occasion, à s’enrichir sur le dos des plus désarmés. Les routes n’étaient plus surveillées par des patrouilles. Peu importait à la Protectrice qu’elles fussent ou non sûres.

Doj, Cygne, Gota et moi formions l’avant-garde. Nous donnions une impression de faiblesse, mais le vieil homme valait quatre ou cinq mortels ordinaires. Nous n’avons connu qu’un seul accrochage. Qui s’est achevé au bout de quelques secondes. Plusieurs traînées de sang s’enfonçaient dans les broussailles. Doj avait préféré ne laisser personne pour mort.

Le terrain est devenu moins hospitalier et s’est mis à grimper avec régularité. Par temps clair, on distinguait vaguement les sommets des Dandha Presh dans le sud, droit devant nous, encore à plusieurs journées de marche. La route pavée venait buter sur un camp de travail abandonné. « Ils ont dû se retrouver à court de forçats », a fait observer Cygne. Tout ce qui était transportable avait été embarqué.

« Faute d’ennemis, plutôt. D’ennemis assez dangereux aux yeux de Volesprit pour que l’investissement nécessaire à la construction d’une route lui semble opportun. Elle trouvera toujours à employer des gens qu’elle exècre dans un projet du génie. » Et c’était effectivement ce qu’elle avait fait sur la route occidentale que suivait actuellement le reste de la Compagnie. Les gars bénéficieraient d’une route pavée jusqu’à Charandaprash. Cette route, comme les canaux qui la desservaient, était encore en construction quelques années plus tôt, quand la Protectrice, de toute évidence, avait décidé qu’il devenait désormais superflu de faciliter la tâche au Grand Général et à ses hommes, les guerres de Kiaulune étant bel et bien terminées ; de sorte qu’elle avait contraint la Radisha à arrêter les frais.

Je me demandais de quel œil la Radisha voyait dorénavant l’affaire. Je la soupçonnais d’avoir béatement cru tenir les rênes du pouvoir jusqu’au moment où nous avions organisé sa disparition. Elle n’avait commencé à parfaire son éducation qu’à cet instant, parmi ses plus fidèles sujets.

Nous avons atteint le lac Tanji, que j’adore. Une immense étendue de glace indigo de toute beauté. Quand j’étais beaucoup plus jeune, nous y avions livré notre plus mortel combat contre les créatures qui ont donné leur nom aux Maîtres d’Ombres. Plus d’une décennie plus tard, on distingue encore les emplacements où la roche est entrée en fusion. Et si l’on s’avise d’aller explorer certaines des étroites ravines qui balafrent le flanc des collines, on a de fortes chances d’y rencontrer des monticules d’ossements humains recrachés par la terre au fil du temps.

« Un site de triste mémoire », a fait observer Doj. Il avait participé à la bataille, lui aussi. Tout comme Gota, qui avait cessé de se lamenter le temps de remuer ses souvenirs.

Elle avait réellement beaucoup souffert à l’époque.

Le corbeau blanc a zébré le ciel juste au-dessus de nos têtes. Il s’est laissé tomber vers une pente en aval et a disparu dans le feuillage déchiqueté d’un grand pin de montagne. Nous le voyions désormais presque tous les jours. Il nous filait, cela ne faisait plus aucun doute. Cygne jurait ses grands dieux qu’il avait essayé de lier conversation avec lui alors qu’il s’était retiré dans les broussailles pour se soulager.

Je lui avais demandé ce que lui voulait le corbeau. « Eh, j’ai décampé à toute allure, Roupille ! J’ai bien assez de problèmes comme ça. Pas besoin, par-dessus le marché, de passer pour un cinglé qui taille des bavettes avec les oiseaux.

— Peut-être avait-il des informations intéressantes à te confier.

— Sans aucun doute. Mais si faire la converse lui tient tellement à cœur, il ira se confier à toi. » Il a tourné le regard vers la pente. « Il se cache de quelqu’un, a-t-il laissé tomber.

— Mais pas de nous. » J’ai remonté la pente des yeux. Le terrain semblait vierge. Nulle trace d’autres voyageurs. Sous moi, en contrebas, la piste sinueuse s’offrait parfois au regard, escaladant la pente ou longeant la rive. Ces deux tronçons étaient déserts. La route n’était plus très fréquentée. « Je prendrais bien ma retraite au bord de ce lac, ai-je déclaré à Cygne.

— Pas franchement le séjour de rêve, à moins qu’on ne t’ait forcé la main. »

Il marquait un point. La contrée était nettement moins déserte vingt ans plus tôt. On voyait des villages tout autour du lac autrefois.

« Tiens ! s’est écrié Cygne en regardant derrière lui.

— Quoi ? » J’ai suivi son regard. Il m’a fallu un bon moment. « Oh ! Cet oiseau ?

— Pas simplement un oiseau. Un corbeau. De l’espèce ordinaire.

— Tu as de meilleurs yeux que moi. Ignore-le. Si nous ne lui prêtons pas attention, il n’aura aucune raison de s’intéresser à nous. » Mon cœur battait néanmoins la chamade.

C’était peut-être un corbeau sauvage sans plus. Rien à voir avec Volesprit. Les corbeaux ne sont pas très regardants sur leurs repas.

À moins que la Protectrice n’eût enfin commencé de nous chercher hors de Taglios.

Corbeau blanc en planque, corbeau noir dans le ciel. En chasse. Qu’est-ce que ça signifiait ?

Nous n’y pouvions pas grand-chose. Encore qu’oncle Doj affichât une moue méditative chaque fois qu’il regardait le corbeau noir.

Le volatile se désintéressa bientôt de nous. Il s’éloigna. « Ça ne devrait pas poser de problème, ai-je déclaré à mes compagnons. Les corbeaux sont intelligents pour des oiseaux mais, isolés, ils peinent autant à retenir un très grand nombre d’instructions qu’à rapporter des informations détaillées. S’il s’agit bien d’un des siens, naturellement. » Il fallait partir de ce principe. Les corbeaux se font rares. Les survivants semblent tous obéir à Volesprit. L’emprise qu’elle exerce sur eux les décime probablement.

Si le nôtre était bien un éclaireur de la Protectrice, il ne lui ferait pas son rapport avant plusieurs jours.

« Si jamais nous avons éveillé ses soupçons, fit remarquer Doj, attendons-nous à voir rappliquer des ombres dans quelques jours. »

Ce serait certainement pour Volesprit la meilleure méthode d’espionnage. Plus rapides que les corbeaux, les ombres retiennent des ordres plus complexes et rapportent de plus amples renseignements. Mais pourrait-elle encore les contrôler à cette distance ? Les Maîtres d’Ombres originels avaient le plus grand mal à manœuvrer de loin leurs petites esclaves.

Nous avons longé les berges du lac Tanji. Tout le monde a profité de l’occasion pour se baigner dans ses eaux glacées. La vieille route nous a ensuite conduits dans la plaine de Charandaprash, où la Compagnie noire avait remporté l’une de ses plus grandes victoires et le Général s’était vu infliger sa plus cuisante et humiliante défaite… sans qu’il en fût d’ailleurs le moins du monde responsable. Mais l’histoire, capricieuse, ne rejetterait pas la faute sur Ombrelongue, son pleutre de maître. Les vestiges de la bataille gisaient toujours à flanc de colline, éparpillés un peu partout. Une petite garnison surveillait encore les abords de la passe traversant les Dandha Presh. Elle ne semblait guère se soucier de nettoyer ce foutoir ni même de régler la circulation. Personne n’a inspecté mon petit groupe. Personne n’a posé de questions. On nous a imposé un péage parfaitement officieux, en nous prévenant que l’âne risquait de trouver le chemin glissant dans le haut de la passe car les rochers y étaient encore couverts de glace. On nous a également appris que l’affluence avait été plus forte dernièrement qu’à l’accoutumée. Ce dont j’ai déduit que le groupe de Sahra nous avait devancés sans rencontrer d’obstacles insurmontables, comme prévu, en dépit des vieilles gens et des réticences de certains de ses membres.

Les montagnes étaient nettement plus froides et désolées que les hautes terres traversées un peu plus tôt. Je me suis demandé comment la Radisha avait réagi et ce qu’elle pensait désormais de l’empire qu’elle avait conquis et dont elle devait la majeure partie à la Compagnie. Ses yeux avaient dû quelque peu se dessiller entre-temps.

Et ils avaient bien besoin de perdre leurs écailles. Elle avait passé le plus clair de son existence blottie dans le Palais.

Le corbeau blanc revenait tous les quelques jours, mais son cousin plus sombre n’est pas reparu. Sans doute l’attention de la Protectrice était-elle retenue ailleurs.

Je regrettais de ne pas disposer du talent de Murgen pour quitter son corps. Je n’avais pas fait un seul rêve digne de ce nom depuis le bois du Malheur. Je n’en savais guère plus que les autres, autrement dit bien peu. Et c’était pour le moins frustrant pour une personne ayant eu si longtemps accès à de lointains secrets.

Les nuits peuvent être réellement très froides dans les montagnes. J’ai annoncé à Cygne que j’étais tentée de prendre sa suggestion au mot : aller nous installer à notre compte quelque part et tenir une taverne et une brasserie. Quand il fait vraiment froid, certains péchés semblent bien véniels.