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« Je ne peux guère vous conduire plus loin, me semble-t-il », m’a expliqué Saule Cygne. Il s’exprimait lentement, comme s’il avait du mal à faire le tri dans ses pensées. « Je ne comprends pas. Ça continue de m’échapper. Je sais que nous devrions nous enfoncer plus profondément. Mais dès que j’essaie de me rappeler un détail précis, tout ce qui s’est passé depuis mon arrivée ici se dissipe. Jusqu’à la fin de notre chevauchée de retour. Alors que tout me revient quand je ne me concentre pas. Ça, au moins, je m’en souviens. Volesprit m’a peut-être trafiqué le cerveau.
— Ça reste le plus souvent valable », a marmonné Gobelin.
Cygne l’a ignoré. « Nous avions déjà quitté la plaine quand je me suis rendu compte que nous serions les seuls à en ressortir », s’est-il lamenté.
Je n’étais pas certaine de le croire, mais ça n’avait plus guère d’importance. J’ai grogné puis suggéré : « Et si tu essayais à l’intuition ? Ton esprit se souviendra peut-être de ce que ton cerveau a oublié.
— Il faudrait déjà faire un peu de lumière.
— À quoi servent donc mes sorciers ? ai-je demandé dans le noir. Sûrement pas, en tout cas, à nous faire profiter d’une trouvaille aussi utile et commode que la clarté. Ils n’en ont pas l’usage. Ils voient la nuit. »
Gobelin a marmotté quelques paroles peu flatteuses sur les bonnes femmes qui se permettent des quolibets.
« Assieds-toi, que je t’examine la tête, a-t-il fait à Cygne.
— Laissez-moi faire ! s’est écrié Tobo au même instant. Laissez-moi faire la lumière. Je peux très bien y arriver. » Il n’a pas attendu notre permission. Des filaments de lumière citron et argentée ont jailli de ses mains levées, vifs et voraces. L’obscurité environnante battait effectivement en retraite, ai-je constaté avec réticence.
« Wouah ! me suis-je exclamée. Regardez-moi ça.
— L’énergie et l’enthousiasme de la jeunesse », a concédé Qu’un-Œil. J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Toujours à califourchon sur l’étalon noir, il affichait un air fanfaron mais était visiblement épuisé. Le corbeau blanc était perché sur l’encolure du cheval. Il dévisageait le vieillard d’un œil tout en scrutant notre environnement de l’autre. Il semblait bien s’amuser. Puis le petit sorcier s’est mis à glousser.
Tobo a couiné de stupéfaction. « Attendez ! Stop ! Gobelin ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Les serpentins de lumière s’enroulaient autour de ses bras. Tobo leur ordonnait de cesser, mais ils refusaient d’obtempérer. Il s’est mis à se gifler les bras. Gobelin et Qu’un-Œil se sont esclaffés.
Entre-temps, ils s’étaient employés à éclaircir les idées de Cygne. Celui-ci donnait l’impression d’avoir été brusquement aspiré hors d’une haute chope écumante de souvenirs précis.
Sahra n’avait pas l’heur de trouver drôle la situation de son fils. Elle a hurlé aux deux sorciers d’intervenir. D’une voix pratiquement incohérente, trahissant assez la tension qu’elle s’infligeait.
« Il n’est pas en danger, Sahra, lui a affirmé Doj. Il s’est simplement laissé distraire. Ça arrive. Ça fait partie de l’apprentissage. » Il a dû répéter à plusieurs reprises une phrase du même tonneau avant qu’elle ne consente enfin à se calmer pour, aussitôt après, darder des regards penauds empreints de défi.
« Je m’en occupe en attendant que tu recouvres ta concentration », a déclaré Gobelin à Tobo. L’instant d’après, la clarté suffisait à distinguer les parois de l’immense salle. Le talent donne toujours une impression de facilité. Le petit sorcier chauve ne faisait pas exception à la règle. « Aide Cygne à garder la tête claire », a-t-il suggéré à Qu’un-Œil.
Après toutes ces nuits passées dans les intempéries, cette salle m’a fait l’effet d’une plaisante amélioration. Si seulement nous pouvions trouver du combustible pour la chauffer…
« Où va-t-on maintenant ? » ai-je demandé à Cygne. L’espace d’un instant, j’avais silencieusement regretté de n’avoir pas harcelé Murgen dans mes rêves afin de disposer aujourd’hui d’indications fiables.
Le corbeau blanc a croassé puis pris son essor, arrachant ce faisant quelques jurons à Qu’un-Œil dont il avait cinglé le visage de ses ailes.
Je commençais tout doucement à comprendre l’oiseau. « Suivez-le des yeux, ai-je ordonné. Un de nos sorciers de génie aurait-il l’amabilité de lancer une lumière à ses trousses ? » Tobo avait repris le contrôle de la sienne et la façonnait à présent habilement, mais la tâche réclamait toute sa concentration. J’espérais qu’avant de goûter au fiel du désastre il saurait triompher de cette tendance à se fier à sa confiance en soi davantage qu’au bon sens.
Oncle Doj filait l’oiseau à une allure empreinte de dignité. Je lui ai emboîté le pas, partant du principe que ma contribution personnelle ne pouvait se limiter à prendre des décisions exécutoires. Une boule de lumière d’un vert lépreux m’a agressée par-derrière et est venue se nicher dans mes cheveux en broussaille. Le cuir chevelu a commencé de me démanger. J’ai vaguement soupçonné Qu’un-Œil de se gausser de mon hygiène corporelle qui, je dois le reconnaître, souffre parfois de ma négligence. Pour ainsi dire. « Ça m’apprendra à ôter mon putain de casque », ai-je grommelé. J’évitais de me retourner, persuadée qu’il allait me décocher son vilain sourire édenté d’illuminé.
De fait, je ne portais pas vraiment de casque. Dieu merci ! Il eût été glacé. Mais un sous-casque de cuir épargnant à mes oreilles la morsure du froid. Tout juste. L’hiver ! Un des nombreux détails que n’avait pas prévus l’équipe chargée d’échafauder le plan.
J’ai dépassé Doj à toute allure. La vue de mes cheveux a paru tout d’abord l’époustoufler. Puis il s’est fendu du plus large sourire que je lui avais jamais vu. J’y ai répondu d’une grimace sanguinaire qui, malheureusement, m’a contrainte à me retourner ; suffisamment pour voir Gobelin et Qu’un-Œil pousser des hennissements en se claquant mutuellement les mains. Sahra elle-même s’est légèrement détournée pour dissimuler son amusement. D’accord. Ainsi, subitement, j’étais devenue la reine des clowns de la Compagnie, hein ? On allait voir ça ! Ces deux-là allaient me…
Je me suis aperçue qu’ils avaient réussi à me faire adopter leur façon de penser. Encore un peu et j’allais me mettre à imaginer des traquenards pour me venger d’eux.
Le corbeau a croassé. Il s’était posé sur le sol glacé et faisait les cent pas en trépignant, brusquement pris d’impatience. Ses serres cliquetaient doucement sur la pierre. Je me suis laissée tomber à genoux. Il m’a permis d’avancer quasiment jusqu’à le toucher puis s’est envolé et enfoncé plus avant dans les ténèbres.
D’autres lumières s’allumaient dans mon dos à mesure que bêtes et gens entraient en faisant un raffut prévisible. Chaque nouvel arrivant voulait savoir ce qui se passait.
Quand je baissais la tête pour observer le corbeau, la joue plaquée au sol, je ne distinguais plus de lui qu’une vague silhouette détourée.
« Une lumière doit sourdre de quelque part, ai-je déclaré à Doj. C’est par là que les Captifs ont dû pénétrer dans la forteresse intérieure. » Je me suis allongée sur le ventre. On apercevait nettement une large fissure dans un mur de pierre si sombre qu’on le remarquait à peine en dépit de la clarté diffuse. Impossible de distinguer quoi que ce soit à l’intérieur.
Doj s’est baissé à son tour et a collé la joue à terre. « En effet.
— Il nous faudrait davantage de lumière par ici, ai-je crié. Et des outils. Arpenteur, Chaud-Lapin, ordonnez aux gens d’établir une manière de campement. Et tâchez de trouver un moyen de calfeutrer cette salle contre le froid. » La tâche serait malaisée. Le mur extérieur était fissuré de larges failles.
Gobelin et Qu’un-Œil ont cessé de sourire comme des crétins et se sont avancés en affichant un masque grave. Ils avaient embarqué Tobo, bien décidés à lui enseigner rapidement le métier sur le tas.
La lumière aidant, on distinguait plus nettement ce que l’oiseau avait essayé de me montrer, en l’occurrence la fissure scellée par Volesprit après qu’elle avait jeté son méchant sort aux Captifs. « Y a-t-il des pièges ou des sortilèges là-dedans ? me suis-je enquise.
— La greluchonne est un authentique génie », a bougonné Qu’un-Œil. Il bafouillait légèrement. Il avait désespérément besoin de se reposer. « L’oiseau s’est faufilé à l’intérieur et il n’est pas parti en fumée, pas vrai ? Ça ne t’évoque rien ?
— Pas de sortilèges, a laissé tomber Gobelin. Ne fais pas attention à lui. Il n’est pas à prendre avec des pincettes. Gota et lui n’ont joui d’aucune intimité depuis une semaine.
— Je vais te priver de toute intimité pour deux millénaires, l’avorton. Et hisser ton vilain cul parcheminé sur…
— Suffit ! Voyons si nous pouvons élargir cet orifice. »
De l’autre côté, le corbeau poussait des pépiements impatients. Il était forcément lié aux Captifs d’une façon ou d’une autre, même s’il ne s’agissait pas de Murgen opérant depuis quelque repli perdu du temps. J’espérais en tout cas qu’il ne s’agissait pas d’un Murgen venu du futur. Cette éventualité aurait d’ores et déjà suggéré une tentative avortée de notre part.
J’ai grommelé et râlé. Je tournais comme un lion en cage pendant qu’une douzaine d’hommes s’efforçaient d’agrandir la fissure en pestant contre le manque d’éclairage. Ma contribution en tant que chandelle humaine n’était guère significative. Sans doute fallait-il voir dans l’incident survenu à ma chevelure une allusion non déguisée de Gobelin et Qu’un-Œil à mes idées brillantes. Encore que je doutais fort qu’ils aient pu, en moins de deux siècles, acquérir autant d’intelligence et de subtilité.
Une foule de plus en plus nombreuse se bousculait derrière moi. « Arpenteur, ai-je grogné. Je t’ai demandé d’obtenir de ces gens qu’ils fassent œuvre utile. Tobo, recule de là. Tu veux recevoir un rocher sur la tête ?
— Tu devrais exiger davantage de lumière, a suggéré une voix dans mon dos. Afin d’y voir mieux pour étançonner. »
Je me suis retournée. « Furtif ?
— Il y avait des mineurs dans ma famille.
— En ce cas, tu es le meilleur expert que nous ayons sous la main. »
Qu’un-Œil a planté son pouce dans les côtes de Gobelin. « Le nain que tu vois là a une certaine expérience de sapeur. Il a aidé à miner les murailles de Tembre. » Son visage s’est plissé en un hideux sourire.
Gobelin a poussé un glapissement suggérant qu’il ne gardait pas de l’épisode de « Tembre » un souvenir attendri. Je ne me souvenais d’aucune allusion à Tembre dans les annales. Tout portait à croire que cette péripétie s’était déroulée bien avant que Toubib ne devînt annaliste, activité qu’il avait pourtant exercée très tôt.
Deux de ses prédécesseurs immédiats, Millet Landora et Canevas le Balafré, avaient rempli si peu diligemment leurs fonctions qu’on ignorait presque tout de leur époque – à part ce que leurs successeurs avaient pu reconstituer en se fondant sur la tradition orale et les souvenirs des rescapés. Toubib, Otto et Hagop s’étaient joints à la troupe durant cette période. Toubib lui-même n’en rapporte pas grand-chose.
« Dois-je en déduire, en ce cas, que je ne peux ajouter une foi illimitée en les talents d’ingénieur de Gobelin ? »
Qu’un-Œil a croassé comme un corbeau. « Notre petit pote, en fait d’ingénieur, serait plutôt un authentique bûcheron. Tout se ramasse là où il passe. »
Gobelin a grondé tel un molosse émettant un avertissement.
« Vois-tu, notre petit génie décharné au crâne d’œuf que voilà a inspiré au Vieux l’idée de s’infiltrer dans le bourg de Tembre en creusant un tunnel sous ses murailles. Très profond. Vu que la terre était très meuble, ce serait l’enfance de l’art. » Qu’un-Œil suffoquait quasiment tant il se fendait la pipe, incapable de se contrôler. « Et il avait raison. Un jeu d’enfant. La muraille s’est effondrée pendant l’excavation. Nous autres, on a chargé à travers l’éboulement et exterminé tous ces Temberinos.
— Et, cinq jours plus tard, quelqu’un s’est enfin souvenu des sapeurs, a grommelé Gobelin.
— Mais quelqu’un d’autre peut s’estimer heureux d’avoir eu un copain comme moi pour le déterrer. Le Vieux voulait tout juste poser une stèle. »
Gobelin a redoublé de grognements. « Jamais de la vie. Et, à la vérité, ce tunnel ne se serait jamais effondré si une merde de chien puant à deux pattes n’avait pas joué à l’un de ses jeux stupides. J’avais presque oublié tout cela, tu sais. Je ne t’ai jamais rendu la monnaie de cette pièce. Tu n’aurais jamais dû ramener cette affaire sur le tapis, espèce d’étron à visage humain. Bon sang ! Tu as bien failli crever avant de m’avoir réglé cette dette. Je savais que tu magouillais un coup tordu. Tu as fait exprès d’avoir cette attaque, pas vrai ?
— Bien sûr que oui, nez de bœuf. Dès que j’en ai l’occasion, j’essaie de mourir pour m’épargner tes coups de poignard dans le dos. Tu préfères le prendre comme ça ? Je t’ai sauvé la vie et tu le prends comme ça ? Y a pas plus con qu’un vieux con. Ramène ta fraise, sale petit crapaud dégarni. Je suis peut-être un peu plus lent depuis deux ans, mais je suis toujours trois fois plus rapide et dix fois plus malin que toutes les blanchecailles…
— Les garçons ! ai-je aboyé. Les enfants ! On est là pour travailler. » Ils avaient dû faire tourner toute la Compagnie en bourrique dans leur jeune temps, quand ils avaient encore l’énergie de se chamailler sans relâche. « Dorénavant, toutes les ardoises antérieures à ma naissance sont effacées. Contentez-vous de m’ouvrir ce trou, que je puisse voir ce qu’on va faire ensuite. »
Les deux sorciers ne cessèrent pas pour autant de renauder, de marmotter, de se menacer et de saboter mutuellement leurs efforts, mais ils apportèrent leur prétendue expérience à notre entreprise : élargir la fissure.