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Si Kina a jamais été humaine, si un seul des innombrables mythes relatifs à sa création approche de la vérité, alors sa métamorphose en ce monstre énorme et hideux a dû exiger beaucoup de travail.
C’est la Mère des Félons, Roupille. La Mère des Félons. La grande et atroce silhouette couverte de pustules suppurant des crânes de bébé ne correspond peut-être pas plus que la beauté endormie à son aspect réel.
La puanteur de la vieille mort se fit plus virulente.
J’ai fixé le corps qui gisait désormais à même le sol de glace. C’était celui, d’un noir presque violet, de la danseuse de la Mort de mes cauchemars ; mais, à côté d’elle, Shivetya serait passé pour un nain. Elle était nue. La perfection de ses proportions aurait presque fait oublier les dix mille balafres qui lui zébraient la peau. Elle ne bougeait pas, ne respirait même pas.
Un nouveau panache de buée est monté d’une de ses monstrueuses narines.
« Fous le camp de là, bordel ! » a glapi Gobelin. Il a brusquement pivoté sur sa droite en dardant la Lance de la Passion vers un objectif qui me restait invisible. La flèche de la lance brûlait, comme couverte des flammèches d’un alcool embrasé.
Un cri immense, inouï, m’a déchiré la cervelle. Suvrin et maître Santaraksita ont gémi. Tobo a piaillé. Le corbeau blanc a lâché un chapelet confus d’obscénités. Je suis sûre d’avoir participé moi-même à ce concert. Je me suis aperçue que j’étais enrouée alors que je m’efforçais de faire avancer les deux autres à grands coups de pied et de poing.
Gobelin a pivoté de nouveau sur sa gauche en visant le panache de buée qui venait d’émerger de la narine de Kina.
Une flamme bleu pâle a de nouveau enveloppé la pointe de la Lance. Cette fois-ci, elle a remonté la hampe de trente centimètres avant de s’éteindre. Et les arêtes de la flèche elle-même ont brasillé de lueurs rubis.
Une autre volute de la quintessence de Kina s’est élevée de sa narine.
L’entrée, désormais, n’était plus voilée de brume ni de ténèbres. L’attention de Kina s’était reportée ailleurs. Suvrin et Santaraksita escaladaient déjà les marches en jacassant sur ce qu’ils venaient de voir au lieu d’économiser leur souffle. J’ai giflé la joue de Tobo de toutes mes forces. « Sors de là ! »
Voyant qu’il ouvrait la bouche pour protester au lieu d’obtempérer, j’ai remis le couvert. Je ne voulais plus rien entendre. Pas même une divine révélation. Ça pouvait attendre. « Gobelin ! Ramène ton petit cul décharné. On dégage ! »
La troisième volute s’est empalée d’elle-même sur la pointe de la Lance. Cette fois, le feu bleu a rampé le long de la hampe sur deux bons mètres, bien qu’il n’eût pas l’air d’en affecter le bois. Toutefois, tant le métal était brûlant, son extrémité la plus proche de la flèche s’est mise à fumer.
Gobelin a entrepris de reculer, mais un nouveau panache s’est élevé et dirigé sur lui plus vite qu’il ne bougeait, pour s’interposer entre l’escalier et sa personne. Il a tenté à plusieurs reprises de le pourfendre, mais chaque fois la buée s’éloignait hors de sa portée, sans pour autant cesser de lui barrer la route.
Je ne suis pas une sorcière. Même si j’ai toute ma vie durant côtoyé des sorciers des deux sexes, je n’ai pas la première idée de la façon dont fonctionne leur esprit quand ils se livrent à leur art. Si bien que je n’ai jamais réellement compris par quel processus Gobelin était parvenu à sa décision. Néanmoins, dans la mesure où je le fréquentais pratiquement depuis mon adolescence, j’en ai déduit qu’il croyait sur le moment adopter la mesure la plus efficace.
Constatant qu’il ne réussissait pas à embrocher l’écharpe de buée et qu’une seconde s’envolait déjà de la narine de Kina pour le prendre à revers, le petit bonhomme à face de crapaud s’est contenté de tournoyer sur lui-même, d’abaisser la pointe de la Lance et de charger la déesse. Il a poussé un beuglement rageur et lui a planté l’arme entre les côtes, juste sous le sein droit, en transperçant la chair de son bras au passage. Une troisième écharpe s’est précipitée au-devant de la flèche pour bloquer le coup juste avant qu’elle ne trouve sa cible. La pointe s’est embrasée en lardant la chair démoniaque.
La deuxième volute a enflammé Gobelin.
Il a continué de peser de tout son poids sur la Lance, l’enfonçant de plus en plus profondément dans la chair de Kina sans cesser de me hurler de décamper. Sans doute espérait-il follement éperonner son cœur noir.
La flamme bleue se repaissait de la chair du sorcier. Il s’est jeté sur le sol glacé et s’est roulé par terre en se giflant le corps. Rien n’y faisait. Il fondait comme une chandelle surchauffée.
En redoublant de hurlements.
Kina vociférait tout aussi violemment, mais uniquement sur le plan ectoplasmique où je l’avais sentie un peu plus tôt. Suvrin et Santaraksita criaient à tue-tête. Tobo s’égosillait. J’ai titubé jusqu’à l’escalier en m’époumonant et battu en retraite malgré l’avis résolument contraire d’une part de moi-même qui, frappée de démence, crevait d’envie de revenir aider Gobelin. Et je n’aurais pu commettre plus grande folie. La Destructrice régnait sur la caverne où elle était captive.
Gobelin lui avait sans nul doute porté un coup féroce, mais qui n’aurait guère plus d’impact qu’un louveteau mordillant l’oreille d’un tigre assoupi. J’en avais la certitude. Tout comme je savais que ce louveteau s’était laissé prendre pour faire gagner un temps précieux à sa meute.
« Tobo ! Précède-nous aussi vite que tu le peux. Va prévenir les autres. » Il était plus jeune, plus rapide, et les aurait rejoints bien avant moi.
Il représentait l’avenir.
J’allais interdire l’accès de l’escalier à tout ce qui tenterait de le pourchasser.
Les hurlements montaient toujours d’en bas, provenant de deux sources différentes. Gobelin se montrait encore plus entêté avec Kina qu’il ne l’avait jamais été avec Qu’un-Œil.
Nous grimpions aussi vite que maître Santaraksita pouvait se le permettre. J’avançais derrière eux, prête à me retourner pour interposer la pioche impie entre nous et tout poursuivant éventuel, convaincue que la puissance de ce talisman nous protégerait.
Les ténèbres ne hantaient plus l’escalier. La visibilité était bien meilleure qu’à la descente. À telle enseigne que nous aurions pu voir les marches s’étirer sur près de deux kilomètres si les paliers ne nous avaient bloqué la vue.
Je haletais et je m’efforçais encore de lutter contre les crampes de mes jambes quand les cris ont cessé. Suvrin s’était déjà effondré une première fois en se vidant l’estomac. Maître Santaraksita donnait désormais l’impression d’être le plus endurant de nous trois : il ne se plaignait pas, bien qu’il fût si pâle que la crainte de voir son cœur lâcher m’a prise.
J’ai jeté un coup d’œil vers le bas pendant que nous reprenions haleine, tout en tendant l’oreille pour essayer de percer un silence inquiétant. « Dieu est grand. » Râle. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu. » Râle. « Ô Seigneur de la Création, je me reconnais comme ton enfant. »
Il restait encore assez de souffle à maître Santaraksita. « Il va finir par s’ennuyer et passer à autre chose si tu n’entres pas dans le vif du sujet, Dorabee, a-t-il grondé.
— Comment ça ? » Râle. « Aide-nous !
— Mieux. Bien mieux. Relève-toi, Suvrin ! »
Le corbeau blanc a remonté l’escalier comme une flèche et failli m’envoyer bouler de tout mon long sur le palier. J’ai encore compliqué sa tâche en m’efforçant de l’esquiver. Il a cinglé mon visage de ses ailes battantes. « Montez, a-t-il dit. Lentement. Sans paniquer, mais sans vous arrêter. Je surveillerai vos arrières. »
Nous avons encore grimpé pendant cinq ou dix jours. La faim me tenaillait. Terreur et manque de sommeil m’inspiraient des hallucinations. Je n’osais plus me retourner de peur de voir se rapprocher une chose effroyable. Plus l’effort pompait notre énergie, sapait notre volonté et notre aptitude à reprendre courage, plus nous ralentissions. Passer d’un palier au suivant exigeait à présent un effort surhumain et une grande force de volonté. Puis nous avons commencé à nous reposer entre deux paliers bien que ni Suvrin ni Santaraksita n’en eussent exprimé le désir.
« Arrêtez-vous un moment pour dormir », a suggéré le corbeau.
Nul ne l’a contredit. Il y a des limites à ce que la terreur elle-même peut vous imposer. Nous avions trouvé les nôtres. Je me suis effondrée si vite que j’ai prétendu par la suite avoir perçu mon premier ronflement avant même de toucher le palier de pierre. J’ai vaguement eu conscience du corbeau prenant son essor et s’enfonçant dans les ténèbres pour gagner de nouveau le fond de ce puits sans fond.