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Dès que le vent paressait, des flocons de neige s’agitaient dans l’air. Et chaque fois qu’il redoublait de vigueur, il projetait de petites particules de glace qui me cinglaient le visage et les mains de brûlures cuisantes. S’ils semblaient redoutables, jamais les grommellements ne se sont élevés assez fort pour laisser prévoir une mutinerie. Saule Cygne remontait et redescendait la colonne au petit trot, bavardant et rappelant négligemment à tous que nous n’avions nulle part où aller sinon droit devant nous. Le froid ne semblait pas l’incommoder le moins du monde. Bien au contraire. Il avait l’air de le trouver vivifiant. Il ne cessait de raconter à tous combien ce serait merveilleux s’il tombait réellement de la neige. Un mètre vingt, un mètre cinquante, par exemple. Le monde est bien plus beau sous la neige ! Oui, m’sieur ! Garanti ! Il avait grandi dans la neige et elle avait fait de lui un homme, un vrai.
Tout aussi fréquemment, je surprenais quelques conseils – que nul, sauf à appartenir à quelque espèce de vers spécialement sélectionnés, ne pouvait matériellement exaucer – hurlés à haute et intelligible voix et implorant Qu’un-Œil, Gobelin et même Tobo de remplir le claque-merde de Cygne de mortier à prise rapide.
« Tu t’amuses bien ? lui ai-je demandé.
— Oh, ouais. Et ils ne te reprochent rien non plus. »
Son sourire juvénile m’a fait comprendre qu’il ne jouait pas les héros indésirables. Mais au chat et à la souris. Avec moi aussi.
Tous les Nordiques semblent doués pour le jeu. Le capitaine et Madame eux-mêmes avaient donné l’impression de s’y complaire. Quant à Qu’un-Œil et Gobelin… l’attaque du petit sorcier noir devait être un cadeau de Dieu. Je voyais mal comment, s’ils avaient joui tous les deux d’une excellente santé, ils auraient pu louper une aussi belle occasion de déconner dans les grandes largeurs.
J’y ai fait vaguement allusion devant Cygne, mais il n’a pas compris mon point de vue. « Tu négliges un détail important, Roupille, a-t-il objecté après mes explications. À moins d’être saouls comme des cochons, ces deux-là ne feront jamais rien qui puisse mettre la vie de quiconque en danger sauf la leur. Je suis resté longtemps en marge, mais je m’en suis rendu compte voilà plus de vingt ans. Comment est-ce que ça a pu t’échapper ?
— Tu as raison. Et je le sais aussi. Je m’attends tout simplement à ce que ça tourne mal. Quand je me prépare au pire, je deviens lugubre. Qu’est-ce qui te rend si joyeux ?
— Ce qui nous attend. Demain. Dans deux jours au grand maximum. Je pourrai bientôt embrasser mes deux potes. Cordy et Lame. »
Je l’ai fixé, décontenancée. Serait-il le seul d’entre nous que les conséquences de la libération des Captifs excitaient plus qu’elles ne le terrifiaient ? De tous ces gens, un seul n’avait pas passé les quinze dernières années piégé dans son propre esprit. Et je n’étais nullement persuadée que Murgen ne consacrait pas toutes ses heures de loisirs à se forger l’apparence d’une santé mentale factice. Quant aux autres… Je ne doutais pas que certains en sortiraient ravagés, voire fous à lier. Mes camarades non plus.
Cette appréhension n’était nulle part plus flagrante que chez la Radisha.
« Tadjik » ne s’était pratiquement pas montrée depuis qu’elle nous avait rejoints sur ce versant des Dandha Presh. Arpenteur et Chaud-Lapin la talonnaient de près, certes, mais elle n’exigeait aucune surveillance et bien peu d’attentions. Elle roulait des idées noires, comme claquemurée en son for intérieur. Plus nous nous éloignions de Taglios pour nous rapprocher de son frère, plus elle se retirait en elle-même. En chemin, passé le bois du Malheur, nous avions presque fraternisé. Deux sœurs. Mais, à partir de Jaicur, le pendule était reparti dans l’autre sens et, de ce côté-ci des montagnes, nous n’avions pas échangé plus de cent mots par semaine. Ça me défrisait. J’avais pris plaisir à sa compagnie, à sa conversation et à son esprit tranchant.
Maître Santaraksita lui-même avait bien du mal à l’inspirer ces derniers temps, bien qu’elle se fût prise d’affection pour sa bouffonne érudition. À eux deux, ils étaient capables de plumer et d’étriper un argument stupide en moins de temps qu’il n’en faut à un maître volailler pour nettoyer un poulet.
J’ai soumis le problème à Saule Cygne.
« Je te parie qu’elle ne se tracasse pas pour son frère. Ce n’est pas son plus gros souci, en tout cas. Elle déprime plutôt à l’idée de ne pas pouvoir rentrer. Elle est tombée dans un cafard noir depuis qu’elle a compris que nous avions sans doute pris un aller sans retour.
— Hein ?
— C’est le Rajadharma. Pour elle, ce n’est pas qu’un slogan de propagande commode, Roupille. Elle prend très au sérieux son rôle de régente de Taglios. Voilà des mois qu’elle se balade par monts et par vaux contre sa volonté, tout en assistant à ce que la Protectrice décide en son nom. Il faut comprendre qu’elle culpabilise de se laisser ainsi manœuvrer. Elle doit de surcroît se faire à l’idée qu’elle n’aura certainement jamais l’occasion d’y remédier. Elle n’est pas si difficile à cerner. »
Certes. Mais ils avaient été intimes pendant trente ans. « Nous rentrerons.
— Oh, bien sûr ! Une chance contre un milliard ! Et qui nous attendra de pied ferme avec son armée si d’aventure nous y parvenons ? Que dirais-tu de Volesprit ?
— Évidemment. Mais je peux aussi t’affirmer qu’elle nous aura oubliés dans six mois. Elle aura trouvé un jeu plus passionnant.
— Et c’est toi qui dis “l’eau dort”, Roupille ? Volesprit n’en est pas moins capable. Tu ne la connais pas. Personne au demeurant… sauf peut-être Madame, mais pas très bien. Moi, pendant quelque temps, j’ai été très proche d’elle. Pas vraiment de mon plein gré, mais, bref, c’était le cas. Elle n’est pas foncièrement inhumaine et beaucoup moins futile et indifférente qu’elle ne voudrait le faire croire. Et, surtout, quand tu songes à Volesprit, garde toujours un point crucial à l’esprit : elle est encore en vie dans un monde où son plus mortel ennemi n’était autre que la Dame de la Tour. N’oublie pas qu’en son temps Madame faisait passer les Maîtres d’Ombres pour de petits voyous malappris.
— Tu es vraiment remonté aujourd’hui, pas vrai ?
— Je ne fais qu’exposer des faits.
— En voici un autre pour ta gouverne. L’eau dort. Celle qu’on appelait la Dame de la Tour sera de nouveau sur pied dans quelques jours.
— Tu devrais peut-être demander à Murgen s’il la croit réellement désireuse de se réveiller. Je te parie qu’il ne fait pas froid là où elle se trouve. » Le vent qui soufflait sur la plaine devenait de plus en plus âpre et mordant.
Je n’en ai pas disconvenu, bien que la vérité lui fût connue. Il ne se le rappelait peut-être pas, mais il avait aidé Volesprit à attirer les Captifs dans les cavernes de glace où ils étaient emprisonnés.
Un infernal vol de corbeaux est apparu au nord, luttant contre le vent. Ils avaient bien peu à se dire. Ils ont décrit quelques cercles, puis repris de l’altitude et se sont laissé porter par le vent vers maman. Ils n’auraient pas grand-chose à lui raconter non plus.
Nous croisions de plus en plus de cadavres, parfois deux ou trois à la fois. Un bon nombre des Captifs ne l’avaient pas été. Le compte rendu de Murgen m’est revenu à l’esprit : lorsque Volesprit s’était libérée, une moitié de la troupe ou presque avait tenté de regagner notre monde. Nous les avions retrouvés. Je ne me souvenais pas de la plupart. Il s’agissait surtout de Tagliens ou de Jaicuris, plutôt que de gars de la vieille équipe, ce qui signifiait qu’on les avait enrôlés alors que je remontais dans le Nord pour le compte de Murgen.
Nous sommes tombés sur Suyen Dinh Duc, le Nyueng Bao attitré de Baquet. Le corps avait été apprêté pour l’adieu rituel des funérailles. Le seul fait que Baquet ait pris la peine, en pleine terreur panique, de rendre les honneurs à l’un des plus discrets et effacés de nos compagnons nyueng bao en disait long sur le caractère de mon père d’adoption… et plaidait en faveur de celui de son garde du corps. Baquet avait décliné ses offres de protection. Il ne voulait pas d’un garde du corps. Et Duc avait refusé de s’en aller. Il se sentait poussé par une puissance de loin supérieure à la volonté de Baquet. Ils avaient dû se lier d’amitié, j’imagine, quand on ne les regardait pas.
Je me suis surprise à verser les larmes qui m’avaient été refusées quand nous avions trouvé Baquet.
Saule Cygne et Suvrin ont tenté de me réconforter. Ils ne savaient pas trop comment s’y prendre : allais-je tolérer qu’ils me serrent dans leurs bras ? Bien entendu ! Mais, de mon côté, je voyais mal comment le leur faire comprendre sans le leur dire. C’eût été par trop embarrassant.
Sahra s’en est chargée pendant que les Nyueng Bao se rassemblaient pour honorer un des leurs.
Cygne a piaillé. Le corbeau blanc s’était posé sur son épaule gauche pour lui picorer l’oreille. Il étudiait le mort d’un œil tout en nous observant de l’autre.
« Ton ami semblait fermement persuadé que quelqu’un repasserait par ici, annaliste, a fait remarquer oncle Doj. Il a laissé Duc dans la posture du ”respect du patient repos” que nous imposons à nos morts en attendant de pouvoir leur donner des funérailles convenables. Ni les dieux ni les démons ne peuvent les importuner quand ils gisent dans cette position. »
J’ai reniflé. « L’eau dort, oncle. Baquet y croyait. Il savait que nous reviendrions. »
La foi de Baquet surpassait la mienne, qui avait tout juste survécu aux guerres de Kiaulune. Sans l’insatiable désir de Sahra de ressusciter Murgen, jamais je n’aurais traversé indemne ces temps de désespérance. Ni acquis assez de force et d’endurance pour supporter l’adversité quand Sahra, à son tour, s’était mise à douter.
Et voilà où nous en étions aujourd’hui : nulle part où aller, sauf à poursuivre de l’avant. J’ai séché mes larmes. « Nous n’avons pas le temps de jacasser. Nos ressources sont cruellement limitées. Chargeons-le et…
— Nous préférerions le laisser ici dans cette posture, m’a coupée Doj. Jusqu’au moment où nous pourrons lui faire les adieux appropriés.
— Et ceux-ci seraient…
— Quoi ?
— Je n’ai pas vu beaucoup de Nyueng Bao morts depuis le siège de Jaicur. Vous dansez merveilleusement bien autour de vos morts. Mais j’ai vu mourir quelques membres de votre tribu et, à ma souvenance, je n’ai jamais été témoin d’un rituel funéraire bien précis. Certains étaient brûlés sur des bûchers comme les Gunnis. J’en ai vu enterrer un comme un Vehdna. J’ai même vu oindre un cadavre d’onguents malodorants avant qu’on ne l’enveloppe de bandelettes comme une momie pour le suspendre la tête en bas à la plus haute branche d’un arbre.
— Ces funérailles, j’en suis persuadé, devaient toujours correspondre à la personnalité et à la condition de chacun, m’a-t-il répondu. Le sort réservé à l’enveloppe charnelle n’est pas essentiel. Les cérémonies ont pour but de faciliter le passage de l’âme d’une étape à la suivante. Elles sont absolument capitales. L’esprit du mort risque d’errer indéfiniment sur cette terre si elles ne sont pas célébrées.
— À l’état de fantôme ? Ou de rêveur ? »
Doj a eu l’air surpris. « Hein ? De fantôme ? Un esprit privé de repos et s’efforçant d’achever une tâche interrompue par la mort. Tâche qu’il ne peut accomplir, si bien qu’il la poursuit sans relâche. »
Encore que les fantômes vehdnas fussent plutôt des esprits malins maudits par Dieu lui-même, je n’avais aucun mal à appréhender ce concept. « Laissons-le ici, en ce cas. Voulez-vous vous poster à ses côtés ? Pour veiller à ce qu’il ne soit pas importuné par les passants ? » Baquet avait placé Duc au bord de la route afin que son cadavre ne fût point dérangé par des fuyards paniqués.
« De quoi est-il mort ? » s’est enquis Cygne. Puis il a encore glapi. Le corbeau blanc lui avait de nouveau becqueté l’oreille.
Tout le monde s’est retourné pour le fixer. « Que veux-tu dire ? lui ai-je demandé.
— Écoute… si c’est réellement une ombre qui a tué Duc et qu’on s’est ensuite efforcé de l’installer convenablement, celui qui s’en est chargé devrait également se trouver ici, aussi mort qu’une souche. Pas vrai ? C’est donc qu’il est mort auparavant d’une autre cause… » Une lampe obscure a paru soudain s’allumer dans sa tête.
« Volesprit l’a tué ! » a caqueté le corbeau. C’était plus un croassement qu’autre chose, mais les mots étaient parfaitement intelligibles. « Crôa ! Crôa ! Volesprit l’a tué. »
Les Nyueng Bao ont commencé de s’attrouper autour de Cygne.
« Volesprit l’a tué, leur ai-je rappelé. Probablement par le biais d’un sortilège à double détente. Quand Duc est parvenu ici, elle avait sans doute des kilomètres d’avance sur tous ceux qui étaient à pied. Elle montait un étalon, ne l’oubliez pas. Si je me souviens bien de Duc, il aura sans doute vu le piège quand Baquet l’a déclenché et se sera interposé.
— La Protectrice n’aurait jamais pu tendre le piège qui a tué Duc si elle n’avait pas été relâchée ! » s’est écriée Gota. Jamais je ne l’avais entendue s’exprimer en un taglien plus pur. À la colère qui luisait dans ses yeux, on voyait bien qu’elle tenait absolument à ce qu’aucune erreur ne fût commise.
« Suyen Dinh Duc était un petit-cousin de mon père, a chuchoté Sahra.
— Nous sommes déjà passés par là, les gars, ai-je repris. Nous ne pouvons pas absoudre Saule Cygne, mais nous pouvons au moins lui pardonner, compte tenu des circonstances qu’il affrontait. Croyez-vous vraiment qu’on puisse avoir le dessus sur la Protectrice en tête-à-tête ? Pas question. Mais certains d’entre vous en sont encore intimement persuadés. » Bien peu de Nyueng Bao manquaient d’arrogance. « Je vous mets au défi. Retournez donc sur vos pas pour tenter le coup. La Porte d’Ombre vous laissera passer. Volesprit est à pied et handicapée. Vous l’aurez vite rattrapée. Que demande le peuple ? » Je me suis interrompue. « Eh bien ? Pas d’amateurs ? Alors laissez Cygne en paix. » Le corbeau blanc a croassé narquoisement. J’ai repéré quelques visages pensifs, voire penauds, mais Gota n’était pas dans le lot. Elle n’avait jamais commis d’erreur… sauf la seule fois où elle avait cru en commettre une.
Cygne a laissé pisser. Comme il le faisait depuis des années. Il avait pris des leçons de la plus sévère des instructrices. « Tu disais qu’on devait continuer, Roupille. Je crois aussi que les carnivores que nous sommes devraient s’en prendre aux végétariens dès que nos vivres seront épuisés.
— Porte la Clé, Tobo. Merci, Sahra. »
Sahra s’est détournée. « Reste avec Tobo, mère. Ne le laisse pas progresser plus vite que toi. »
Ky Gota a marmonné quelques paroles et tourné les talons pour suivre Tobo. Son déhanchement poussif pouvait être trompeur quand elle était pressée. Elle a rattrapé le garçon et l’a empoigné par un pan de sa chemise. Ils se sont éloignés. La bouche de la vieille femme ne cessait de s’activer. Je ne suis pas joueuse de tempérament, mais j’aurais volontiers parié qu’elle vilipendait les fétides mortels que nous étions tous.
« Ky Gota a l’air redevenue elle-même », ai-je fait observer.
Aucun Nyueng Bao n’a paru empressé de célébrer l’événement.
Deux kilomètres plus loin, nous sommes tombés sur les seuls vestiges animaux de la première expédition que nous trouverions jamais. Empilés en un gros tas, ossements et lambeaux de peau desséchés, à ce point entremêlés qu’on n’aurait su dire le nombre des bêtes ni pourquoi elles s’étaient réunies là pour vivre ou mourir. Tout ce lugubre charnier donnait l’impression de s’enfoncer lentement dans la plaine. Encore une décennie et il n’en subsisterait plus rien.