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J’ai réussi à rattraper Tobo avant qu’il n’eût traversé le cercle du carrefour à toute allure. « On s’arrête là », lui ai-je enjoint en l’agrippant par l’épaule.
Il m’a regardée comme s’il se demandait qui j’étais.
« Retourne dans le cercle.
— D’accord. Pas la peine de me bousculer.
— Très bien. Te voilà redevenu toi-même. Si. J’y suis obligée. Personne n’arrive à te freiner sauf moi. On devrait trouver un… Oui. Juste ici », ai-je poursuivi alors que nous pénétrions de nouveau dans le cercle. On distinguait un trou profond de huit centimètres et de la largeur environ de mon poignet, dans la surface de la route. « Enfonce le manche de la pioche là-dedans.
— Pourquoi ?
— Si les ombres parviennent à se faufiler dans les zones protégées, elles passeront par là. Allons. Fais-le. On a des tonnes de boulot à abattre pour sécuriser le campement. » Nous étions trop nombreux pour tenir tous dans le cercle. Un certain nombre, autrement dit, devraient passer la nuit sur la route. Pratique que Murgen n’avait pas franchement encouragée.
Je tenais à n’y installer que les tempéraments les plus sereins. Murgen certifiait que toute nuit passée sur la plaine risquait d’être aventureuse.
Suvrin m’a trouvée en train d’aider Iqbal et sa famille à gagner le centre du cercle. Les bêtes s’y pelotonnaient déjà. Et mon intuition me soufflait que la plaine n’appréciait guère d’être piétinée par d’aussi durs sabots. « Que se passe-t-il, Suvrin ?
— Maître Santaraksita aimerait s’entretenir avec vous dès que vous pourrez vous libérer. » Il souriait, l’air de s’amuser comme un petit fou.
« Auriez-vous pris de la ganja, Suvrin, quelque chose comme ça ?
— Je suis seulement heureux. J’ai échappé à la visite officielle de la Protectrice. De sorte que je m’en tire plutôt bien pour le moment, jusqu’à preuve du contraire. Je vis la plus belle aventure de mon existence, je visite des sites dont personne de ma génération n’aurait imaginé l’existence voilà quelques semaines. Mais ça ne durera pas. Tout bonnement. Avec la chance que j’ai. Toujours est-il que je m’amuse bien pour l’instant. Sauf que j’ai les pieds en compote.
— Bienvenue dans la Compagnie noire. Il faudra vous y faire. Au lieu d’un crâne crachant le feu, notre sceau devrait porter des durillons. Avez-vous appris quelque chose qui pourrait nous être utile, aujourd’hui ?
— À mon avis, maître Santaraksita a dû avoir une illumination. Sinon, pourquoi m’aurait-il envoyé vous chercher ?
— Vous retrouvez rapidement votre hardiesse et votre causticité depuis que vous êtes ici, me semble-t-il.
— J’ai toujours pensé qu’on m’apprécierait plus, une fois débarrassé de mes terreurs. »
J’ai regardé autour de moi en me demandant si la stupidité ne serait pas également de la partie. « Montrez-moi où se trouve le vieux bonhomme. »
Suvrin était d’humeur loquace. Dommage pour lui. « Il est merveilleux, non ?
— Santaraksita ? Je n’en sais trop rien. Il est sûrement quelque chose. Ayez l’œil. Vous risquez de retrouver sa main en train de s’insinuer accidentellement dans votre culotte. »
Suvrin avait établi un campement pour ses deux aînés et lui à la lisière orientale du cercle. Santaraksita devait en avoir choisi l’emplacement. Il faisait directement face à la plus proche pierre levée. Le bibliothécaire était assis à la mode gunnie, aussi près du périmètre qu’il l’osait, et scrutait le pilier. « C’est toi, Dorabee ? Viens t’asseoir à côté de moi. »
J’ai réprimé un mouvement d’impatience et je me suis installée. Je n’avais plus l’énergie pour ce genre de cérémonies. La Compagnie conservait ses anciennes habitudes septentrionales – chaises, tabourets et ainsi de suite – alors qu’il ne restait plus que deux survivants de la vieille équipe. Ainsi va l’inertie. « Que dois-je chercher, maître ? » De toute évidence, il observait la pierre levée.
« Voyons un peu si tu es aussi futée que je le crois. »
C’était un défi que je ne pouvais ignorer. J’ai scruté la colonne en attendant que la vérité me saute aux yeux d’elle-même.
Un petit groupe de caractères du pilier s’est momentanément éclairé. Rien à voir avec les rayons du soleil couchant, qui commençaient déjà à filtrer sous le ventre des nuages et repeignaient toutes choses d’un rouge sanglant. « Le scintillement de chaque groupe de lettres semble répondre à un motif bien précis.
— Le sens et l’ordre de la lecture, j’imagine.
— De haut en bas ? Et de droite à gauche ?
— Il n’est pas rare de devoir déchiffrer de haut en bas les colonnes des temples antiques. Certaines encres mettent longtemps à sécher. En écrivant à l’horizontale, on risque de barbouiller ce qu’on vient d’écrire. L’écriture en colonnes, de la droite vers la gauche et de haut en bas, suggère un gaucher. Ceux qui plaçaient ces stèles l’étaient sans doute en grande majorité. »
Il me semblait à moi qu’écrire un texte de la manière qui vous convenait personnellement (quelle qu’elle fût) ne pouvait conduire qu’à la plus grande confusion. Je m’en suis ouverte à lui.
« Absolument, Dorabee. Déchiffrer une écriture archaïque reste toujours un défi. Surtout si les copistes de l’époque avaient du temps devant eux et tendance à faire des niches. J’ai eu entre les mains des manuscrits rédigés de telle façon qu’on pouvait les lire aussi bien verticalement qu’horizontalement, mais qui narraient une histoire différente selon le mode de lecture choisi. Assurément l’œuvre d’une personne qui n’a pas à s’inquiéter pour son prochain repas. Les règles formelles actuelles n’existent que depuis quelques générations. On en a tout simplement convenu parce qu’elles permettaient une compréhension mutuelle. Et elles n’imprègnent encore qu’une infime partie de la population. »
Tout cela, je le savais déjà plus ou moins. Mais il fallait lui accorder ses quelques minutes de pédanterie pour qu’il se sentît bien. Ça ne mangeait pas de pain. « Et qu’est-ce que ça raconte ?
— Je n’en suis pas bien sûr. Ma vue n’est pas assez bonne pour me permettre de tout bien distinguer. Mais les caractères inscrits sur cette pierre évoquent ceux de tes plus vieux livres et j’ai réussi à déchiffrer quelques mots simples. » Il m’a montré ce qu’il avait écrit. C’était insuffisant pour nous éclairer.
« Il me semble qu’il s’agit surtout de noms. Sans doute disposés selon quelque écriture sacrée. Une sorte de registre d’appel des ancêtres, peut-être.
— C’est une forme d’immortalité.
— Peut-être. On trouve sans doute dans presque toute cité antique des monuments d’une conception similaire. Le fer était un matériau jouissant d’une immense popularité auprès des riches et des puissants qui se flattaient de jouer un grand rôle dans l’histoire. Mais, la plupart du temps, on élevait ces monuments à la gloire d’individus isolés, rois ou conquérants fameux, qui tenaient à laisser leur nom à la postérité.
— Et tous ceux que j’ai pu voir restent une énigme insoluble aux yeux des gens qui vivent aujourd’hui à proximité. Une forme d’immortalité, certes. Mais assez piètre.
— C’est tout le problème. Quelle que soit notre conception de l’immortalité, nous ne la vérifierons que dans l’au-delà. Mais nous tenons tous à laisser une trace en ce monde-ci. Lorsque les trépassés de fraîche date arrivent au ciel, on sait déjà qui nous sommes, là-haut, j’imagine. Eh oui ! Tout en restant un Gunni dévot et pratiquant, j’ai une conception assez cynique de la façon dont l’humanité conçoit l’expérience religieuse.
— Votre vision du monde m’a toujours intriguée, maître Santaraksita, mais, compte tenu des circonstances, je n’ai guère le temps aujourd’hui de m’asseoir pour deviser des innombrables faiblesses de la nature humaine. Pas même de celles de Dieu. Ni des dieux, si vous préférez. »
Il a gloussé. « Ne trouves-tu pas divertissant ce renversement de nos rôles ? » Ces quelques mois passés dans le monde réel avaient opéré des merveilles sur son comportement. Il avait accepté la situation et s’était efforcé d’en tirer des enseignements. J’ai vaguement songé à me reprocher d’avoir embarqué un disciple du Bhodi comme compagnon de voyage.
« Je crains d’être un penseur beaucoup moins profond que vous n’aimeriez le croire, maître. Je n’en ai jamais eu le loisir. Je suis plus un papegai qu’autre chose.
— Mais je subodore qu’en réussissant à survivre dans ton métier, Dorabee, n’importe qui finirait par devenir plus philosophe que tu ne consens à l’admettre.
— Ou plus brutal. Aucun de ces gars n’a jamais été de bon aloi. »
Il a haussé les épaules. « Que tu le veuilles ou non, tu restes pour moi un sujet d’étonnement. » Il a indiqué la pierre levée d’un geste de la main. « Bon, eh bien, voilà ! Elle dit peut-être quelque chose. À moins qu’elle ne se contente d’évoquer les anonymes qui ont fumé les plantes de leurs cendres. Ou qu’elle n’essaie de communiquer, puisque certains caractères donnent l’impression de se modifier. » Le ton de sa voix s’était brusquement altéré, passant, avant même la fin de cette dernière phrase, du prosaïque au passionné. « Les inscriptions ne restent pas fixes, Dorabee. Je dois absolument voir une de ces stèles de plus près.
— N’y songez même pas. Vous mourriez probablement avant de l’atteindre. Et vous nous feriez tous tuer par la même occasion. »
Il s’est mis à bouder.
« C’est l’aspect dangereux de notre aventure, lui ai-je expliqué. Le moment qui ne nous autorise aucune innovation, déviation ni expression de notre personnalité. Vous avez vu Sindawe. Cette planète n’a jamais été foulée par un homme plus puissant ni meilleur que lui. Il n’avait pas mérité cela. Si vous vous sentez en veine de créativité, allez jeter un coup d’œil à ce travois. Puis remettez ça. Beurk ! Ça pue déjà la ménagerie, ici. Une petite brise serait la bienvenue. » Pourvu qu’elle soufflât loin de moi.
Les animaux étaient tous regroupés et encerclés afin qu’ils ne fissent pas de bêtises. Sortir du cercle de protection, par exemple. Et la digestion des herbivores a tendance à engendrer une grande quantité de sous-produits.
« D’accord. D’accord. Je n’ai pas l’habitude de faire des sottises, Dorabee. » Il a souri.
« Vraiment ? Comment êtes-vous arrivé ici, en ce cas ?
— Peut-être n’est-ce qu’un simple passe-temps. » Il était capable d’autodérision. « Il y a sottises et sottises. Aucun de ces rochers n’est en mesure de faire de mon caillou une pierre levée.
— Je ne sais pas s’il s’agit d’une insulte ou d’un compliment. Contentez-vous de tenir celui-ci à l’œil et de me mettre au courant s’il vous raconte quelque chose d’intéressant. » Je me suis brusquement demandé si ces piliers n’auraient pas un rapport avec ceux qu’avait rencontrés la Compagnie dans la plaine de la Peur, bien avant mon époque. Ces pierres marchaient et parlaient – à moins que le capitaine n’eût encore plus affabulé que je ne le craignais. « Wouah ! Regardez, là-bas ! Au bord de la route. C’est une ombre qui se faufile en douce. Il fait déjà assez noir pour leur permettre d’évoluer. »
Il était temps pour moi de commencer à déambuler dans le campement pour m’assurer que tous gardaient leur sang-froid. Les ombres ne pourraient nous atteindre tant que personne ne ferait d’ânerie. Mais elles pourraient au moins tenter de semer la panique, un peu comme les chasseurs débusquent leur gibier.