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Tobo était tombé sur les restes du Nar Sindawe, un de nos meilleurs officiers au bon vieux temps et frère, probablement, de cette canaille de Mogaba. Toujours est-il que, quand Mogaba avait usurpé le commandement de la Compagnie durant le siège de Jaicur, Sindawe et lui avaient été aussi proches que des frères. « Écartez-vous tous, ai-je grogné. Laissez faire les spécialistes. » Les spécialistes en question n’étant autres que Gobelin, qui s’agenouilla pour contourner lentement le corps en hochant la tête et en fredonnant des espèces de comptines, mais sans jamais toucher à rien, du moins avant d’être persuadé qu’il n’y avait aucun danger. Je me suis agenouillée à mon tour.
« Il est allé plus loin que je ne l’aurais cru, a déclaré Gobelin.
— Il était plus coriace que cuir de rhinocéros. Les ombres ? » Le cadavre en portait la signature.
« Oui. » Gobelin l’a délicatement repoussé. Le corps a légèrement roulé sur lui-même. « N’en reste plus rien. Une vieille momie desséchée.
— Fouille-le, demeuré, a fait une voix derrière moi. Il portait peut-être un message. »
J’ai jeté un coup d’œil dans mon dos. Qu’un-Œil s’appuyait sur une hideuse canne noire. L’effort le faisait trembler. Ou le froid. Il était descendu d’un des ânes qu’il montait ligoté à la selle pour n’en pas tomber en piquant du nez, mésaventure qui lui arrivait fréquemment ces derniers temps.
« Déplacez-le sur le bas-côté de la route, ai-je suggéré. La troupe doit continuer d’avancer. Il nous reste près de seize kilomètres à parcourir avant d’établir notre bivouac pour la nuit. » Je tirais ces seize bornes du néant, mais il n’en restait pas moins que nous devions progresser. Nous étions certes mieux préparés que nos prédécesseurs à cette excursion, mais nos ressources demeuraient limitées. « Cygne, dès qu’une mule passe chargée d’une tente, fais-la sortir de la file.
— Hein ?
— Nous devons construire un travois. Pour emporter le corps. »
Tous les visages alentour se sont figés.
« Nous restons la Compagnie noire. Nous n’abandonnons pas les nôtres. » Ce n’était pas la stricte vérité, mais on doit de son mieux servir son idéal si l’on ne veut pas le voir se dégrader. Une loi aussi ancienne que la frappe de la monnaie dit que l’argent mal gagné finira toujours par servir une bonne cause. C’est également vrai des principes et des règles de conduite. À force de choisir la solution de facilité, on se retrouve en position de faiblesse sitôt qu’on doit défendre une cause un peu épineuse. On doit toujours faire ce que l’on croit bon. Et l’on sait inéluctablement ce qui est bon ou non. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. On se contente alors de trouver des prétextes parce que faire le bon choix est malcommode ou plus ardu.
« Voilà son écusson », a déclaré Gobelin en montrant un crâne d’argent superbement ciselé, dont l’unique œil rubis semblait rougeoyer d’une vie intérieure. Sindawe l’avait fabriqué de ses propres mains. C’était une pièce exquise, témoignant d’une grande habileté. « Tu veux le prendre ? »
C’était la coutume ; elle s’était développée peu à peu depuis le jour où la Compagnie (alors sous le joug de Volesprit, tandis que le capitaine n’était encore qu’un jeune traîne-lattes armé d’une plume d’oie) avait adopté cet écusson : celui d’un homme tombé au combat passait aux mains du nouveau venu qui désirait l’arborer, et l’on attendait de lui qu’il conservât le souvenir de sa lignée afin que tous ces noms restent vivants dans les mémoires.
Une forme d’immortalité.
J’ai sursauté. Sahra avait poussé un cri de surprise. Je me rappelais qu’il était arrivé une aventure similaire à Murgen la dernière fois. Mais lui seul, en l’occurrence, l’avait ressentie. J’ai réfléchi. Peut-être devais-je le consulter ? On avait confié à une entière escouade de soldats le soin de transporter et de s’occuper du projecteur de brume, aussi délicatement qu’il était humainement possible. Tobo lui-même avait reçu l’instruction de progresser à la même allure que celle qui permettait à ses porteurs de déplacer notre plus précieux atout.
Il ne s’y était pas franchement plié avec diligence.
Des chariots nous dépassaient en grinçant. Les bêtes de somme renâclaient à la vue de la dépouille de Sindawe et s’en écartaient, mais jamais assez loin pour quitter la sécurité de la route. Je commençais à les soupçonner de flairer bien mieux que moi le danger, dans la mesure où, pour mon propre salut, je devais entièrement me reposer sur mon intellect. Seul l’étalon noir ne semblait guère s’émouvoir du destin de Sindawe.
Le corbeau blanc, en revanche, avait l’air de porter un très grand intérêt à ce cadavre. J’aurais juré qu’il avait connu Sindawe et pleurait son trépas. Grotesque, bien entendu. À moins que Murgen ne l’habitât et ne fût, comme on l’avait suggéré, piégé hors de son propre présent.
Maître Santaraksita arrivait sur nous, tenant un âne par la longe. Baladitya le copiste chevauchait le baudet. Il étudiait en même temps un livre, totalement inconscient du monde environnant. Sans doute parce qu’il était incapable de le distinguer. Ou ne croyait qu’à la réalité de celui des livres. La longe d’un autre âne était enroulée à son poignet. La pauvre bête chancelante ployait sous un lourd fardeau exclusivement composé, semblait-il, de bouquins et d’instruments de bibliothécaire. Quelques-unes de nos annales, dont celles que j’avais récupérées à la bibliothèque, figuraient parmi ces livres. Prêtées.
Santaraksita est sorti de la file. « C’est terriblement excitant, Dorabee. Toutes ces aventures à mon âge ! Se retrouver pourchassé au milieu d’antiques, archaïques vestiges vivants, et par d’effroyables sorcières et des puissances surnaturelles. Un peu comme d’entrer de plain-pied dans les anciennes Védas.
— Heureuse de voir que vous prenez du bon temps. Cet homme était naguère un de nos frères. Ses propres aventures ont fini par le rattraper voilà près de quatorze ans.
— Et son corps n’est toujours pas décomposé ?
— Rien ne vit ici qui ne ressemble à la plaine. Pas même les mouches ou les charognards qu’on s’attend à trouver autour d’un cadavre partout dans le monde.
— Mais on voit des corbeaux. » Il a montré des oiseaux tournoyant à une certaine distance. Je ne les avais pas encore remarqués, car ils étaient peu nombreux et ne faisaient aucun bruit. Une bonne douzaine de leurs congénères étaient perchés sur les colonnes de pierre. Le plus proche ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres en aval.
« Ils ne sont pas là pour se repaître, ai-je répondu. Ce sont les yeux de la Protectrice. Ils courent lui répéter tous nos faits et gestes. S’ils se posaient après la tombée de la nuit, ils connaîtraient le même trépas que Sindawe. Eh, Cygne ! Fais instamment passer le mot d’un bout à l’autre de la colonne : personne pour l’instant ne tente quoi que ce soit pour importuner ces corbeaux. Ça risquerait d’ouvrir des brèches dans le bouclier de protection contre les ombres que nous offre la route.
— Tu tiens réellement à inscrire mon nom sur la liste noire de Volesprit, hein ?
— Quoi ?
— Elle ignore encore que je ne suis pas mort, pas vrai ? Ces corbeaux vont me montrer du doigt. »
J’ai éclaté de rire. « Tu as mieux à faire pour le moment que te soucier du mécontentement de Volesprit. Elle ne peut pas t’atteindre.
— On ne sait jamais. » Il est allé leur annoncer à tous que je tenais à ce qu’on traitât ces corbeaux espions comme autant de petits chouchous à sa mémère.
« Un homme aussi étrange qu’intriguant, a fait observer Santaraksita.
— Étrange, en tout cas. Mais c’est un étranger.
— Nous sommes tous des étrangers ici, Dorabee. »
Rien de plus vrai. J’aurais pu fermer les yeux sans cesser de me sentir submergée de fond en comble par l’étrangeté de cette plaine. De fait, moins je la regardais, plus intensément je la ressentais. Si mes yeux se fermaient, elle me faisait l’effet de n’être pas moins consciente de ma présence que moi de la sienne.
Une fois Sindawe chargé sur son travois, j’ai poursuivi mon chemin aux côtés de maître Santaraksita. Le bibliothécaire était aussi excité qu’il le prétendait.
Tout l’émerveillait. Sauf le temps. « Fait-il toujours aussi froid ici, Dorabee ?
— Et l’hiver n’est pas encore arrivé. » Il ne connaissait la neige que par ouï-dire. Quant à la glace, ce n’était pour lui qu’une substance qui tombait du ciel lors des féroces tempêtes de la saison des pluies. « Ça pourrait encore se refroidir. Je n’en sais rien. Cygne ne se rappelle pas qu’il ait fait aussi froid à sa dernière incursion, mais la saison était différente, tout comme les circonstances. » J’aurais volontiers parié que la plaine, au cours de sa longue histoire, n’avait que rarement entendu les pleurs d’un bébé pris de coliques ou les abois d’un chien. Un des gosses avait emporté un clébard en douce et il était désormais trop tard pour revenir là-dessus.
« Combien de temps resterons-nous ?
— Ah ! La question que personne n’ose poser. Vous êtes désormais davantage familiarisé que moi avec les premières annales. Vous avez eu des mois pour les étudier alors que je n’ai même pas réussi à tenir mes propres chroniques à jour. Que vous ont-elles appris sur la plaine ?
— Rien.
— Pas même l’identité de son créateur ? Pourquoi pas ? Par pure déduction, Kina m’a l’air impliquée dans l’affaire. Il en va de même des Compagnies franches du Khatovar et du golem démon Shivetya. Nous croyons tout du moins que la créature enfermée dans la forteresse édifiée là-bas est le démon chargé de garder la sépulture de Kina. Pas très efficacement, visiblement, puisque l’ancien roi Rhaydreynak, en son temps, aurait réussi à attirer les Félons dans ces mêmes cavernes où Volesprit a piégé les Captifs. Et nous savons que les Livres des Morts s’y trouvent aussi. Nous savons également – selon l’oncle Doj, qui n’apporte toutefois aucune eau au moulin de cette théorie – que les Nyueng Bao seraient les descendants d’une autre Compagnie franche. Mais nous n’ignorons pas qu’il arrive parfois à l’oncle et à mère Gota de faire allusion à des mythes ne relevant pas de la tradition normale.
— Dorabee ? »
Il m’a semblé que Santaraksita arborait l’expression médusée qu’il affiche d’ordinaire quand je le surprends. « Je révise ma leçon une bonne vingtaine de fois tous les jours, lui ai-je appris en souriant. C’est juste que je ne le fais pas à haute voix. J’espérais, je crois, vous voir ajouter votre grain de sel à cette mouture. Vraiment rien ? Nous savons d’expérience qu’il faut trois jours pour atteindre cette forteresse. La place forte doit, selon moi, se dresser au centre de la plaine. Nous connaissons l’existence d’un réseau de routes protégées et de cercles tracés à leurs intersections. Là où il y a des routes, elles mènent nécessairement quelque part. À mon avis, l’une d’entre elles au moins conduit à une autre Porte d’Ombre. » J’ai relevé les yeux. « Qu’en pensez-vous ?
— Tu as joué notre survie sur l’existence éventuelle d’une autre route permettant de quitter la plaine ?
— Ouaip. Nous ne pouvions plus revenir en arrière. »
De nouveau ce regard.
Suvrin, qui nous talonnait et écoutait sans mot dire, affichait la même expression.
« Je suis entourée de Gunnis depuis ma naissance, mais je connais mal les mythes les plus obscurs. Et j’en sais encore moins sur ces cultes plus archaïques et ésotériques qui ne font pas de prosélytisme. Que savez-vous du Pays des Ombres inconnues ? Il semble entretenir d’étroites relations avec certains aphorismes tels que “Tout mal y endure une éternelle agonie” ou “Au nom du ciel, de la terre, du jour et de la nuit”.
— En ce qui concerne le deuxième, Dorabee, c’est assez facile. C’est une invocation de l’Être suprême. On l’entend également sous les formes “Au nom de la terre, du vent, de la mer et du ciel” et “Au nom d’hier, d’aujourd’hui, de cette nuit et de demain”. Qu’on les laisse échapper un peu trop inconsidérément parce qu’ils viennent aisément à la bouche, et l’on devra prononcer un certain nombre de prières quotidiennes. Je reste persuadé que les Vehdnas qui pratiquent encore la prière recourent aux mêmes raccourcis. »
Léger prurit de mauvaise conscience. J’avais abominablement négligé mes devoirs religieux au cours des six derniers mois. « Vous êtes sûr ?
— Non. Mais ça sonnait bien, n’est-ce pas ? Du calme ! Tu m’as interrogé sur les Gunnis. S’il s’agit d’une autre religion, je peux me tromper.
— Bien sûr. Et “guerrier d’os”, “soldat de pierre” et “soldat des Ténèbres” ?
— Pardon, Dorabee ?
— Peu importe. À moins qu’une corrélation ne vous revienne en mémoire, je ferais peut-être mieux de remonter la colonne au galop pour ordonner encore à Tobo de ralentir. »
Le corbeau blanc a de nouveau murmuré « sœur, sœur » quand je les ai dépassés, l’étalon noir et lui. L’oiseau avait entendu toute notre conversation. Il y avait de fortes chances qu’il ne s’agisse ni de Murgen ni d’une créature de Volesprit, mais il semblait malgré tout s’intéresser de très près aux agissements de la Compagnie noire, au point d’essayer de nous mettre en garde. Il avait eu l’air tout content de nous voir piquer vers le sud depuis qu’il nous était interdit de revenir sur nos pas.
Derrière moi, le petit groupe de maître Santaraksita avait fait halte. Baladitya et lui examinaient la face de la première colonne de pierre, où des lettres d’or étincelaient encore de temps à autre.
C’est une forme d’immortalité.