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J’ai fait d’étranges rêves.
Évidemment. Shivetya n’était-il pas dans mon esprit ? Et ne me trouvais-je point dans la plaine hantée des pierres scintillantes ?
La pierre se souvenait. Et elle tenait à me faire partager ses souvenirs.
Je me trouvais ailleurs, à une époque différente de la mienne. Je voyais le monde par les yeux de Shivetya, dans sa globalité, telle une pâle imitation de Dieu. Je pouvais me trouver partout à la fois, puisqu’il me suffisait de contempler le sol autour de mon trône pour être connectée à la totalité de mon royaume. Nous ne faisions plus qu’un : savoir, chanson et chanteur.
Des hommes se déplaçaient à ma surface. Une troupe importante. J’avais certes du temps une conception différente des mortels, mais je savais que ça ne s’était pas produit depuis une éternité. Les mortels ne me traversaient plus. Pas en si grand nombre.
Il restait en moi assez de Roupille pour me permettre d’identifier le souvenir qu’avait gardé Shivetya de la venue des Captifs, juste avant qu’ils ne tombent dans le traquenard tendu par Volesprit. Pourquoi le démon tenait-il à me montrer cette scène ? Je connaissais déjà toute l’histoire. Murgen me l’avait racontée plusieurs fois pour s’assurer que je l’enregistrerais comme il l’entendait dans les annales.
Je n’étais pas réellement consciente de la présence qui m’entourait, mais je ressentais toutefois une légère pression m’incitant à renoncer à la curiosité, tourner le dos aux questions, cesser d’adopter un point de vue pour laisser s’épanouir librement la fleur. J’aurais dû prêter une plus grande attention aux leçons d’oncle Doj : la capacité à renoncer à son ego pourrait avoir son utilité dans un pareil moment.
Le temps ne s’écoulait pas de la même façon pour le démon. Indéniablement. Mais il s’efforçait d’obliger la mortelle éphémère, d’entrer dans le vif du sujet, de lui fournir l’information dont il croyait qu’elle la jugerait utile.
J’ai assisté à tout l’épisode. Y compris à la fuite générale, éperdue, qui avait englouti Baquet et fourni à Saule l’occasion de se maintenir dans le tableau en tant que pion du Mal. Et je n’ai pas percuté tout de suite parce que je me suis contentée, au tout début, de n’observer que les plus subtils détails d’une histoire dont je connaissais déjà les grandes lignes.
Je ne suis pas complètement stupide. J’ai raccroché les wagons. La question s’était déjà imposée à mon esprit, mais pas de façon cruciale. Ne me restait plus qu’à récupérer assez de mon être pour me rappeler que je l’avais déjà posée.
Qu’était devenu le seul membre de l’expédition qui manquait encore à l’appel ? Telle était la question. Lisa Deale Bowalk, l’invraisemblablement dangereuse apprentie transformeuse piégée dans le corps d’une panthère noire, avait traversé la plaine dans une cage à dos de porteurs, tout comme les autres prisonniers, Ombrelongue et le Hurleur. Elle avait disparu dans la confusion. Murgen n’avait jamais réussi à découvrir ce qu’elle était devenue. Du moins ne m’en avait-il pas fait part.
J’ai appris la vérité. Selon Shivetya.
Les détails triviaux ne sont pas tous devenus limpides. Shivetya parvenait difficilement à se concentrer assez étroitement sur un moment précis. Mais, apparemment, la cage de Bowalk avait été endommagée lors de la ruée paniquée de ceux de mes frères de la Compagnie assez malchanceux pour compter parmi les Captifs.
La panique engendre la panique. Elle avait gagné le grand chat sauvage. Sa violence et sa férocité avaient suffi à parachever l’œuvre de démolition de sa cage. Elle avait jailli à travers les barreaux en se blessant au passage et fui sur trois pattes ; elle ne posait la quatrième que lorsque c’était absolument nécessaire, et toujours en feulant atrocement. Pourtant, elle progressait rapidement et avait parcouru près de cinquante kilomètres à la tombée de la nuit… mais en empruntant une direction au hasard. Elle ne s’était visiblement rendu compte de son erreur que lorsqu’il était déjà trop tard pour revenir sur ses pas.
Elle avait choisi une route et foncé droit devant elle. Et, pendant la nuit, une petite ombre futée l’avait rattrapée, pratiquement au bout de la route. L’ombre avait agi comme toutes ses congénères. Elle avait attaqué. Le résultat de cette agression m’a paru proprement incroyable. L’ombre avait blessé la panthère mais ne l’avait pas tuée. Bowalk s’était battue et avait eu le dessus. Elle avait ensuite poursuivi son chemin chancelant et, avant qu’une ombre plus puissante ne s’en prît à elle et ne l’achevât, franchi en titubant une Porte d’Ombre endommagée. De sorte qu’elle avait disparu du champ de vision de Shivetya. Ce qui signifiait qu’on l’avait aperçue pour la dernière fois en vie alors qu’elle pénétrait dans un monde qui n’était ni le nôtre ni le Pays des Ombres inconnues. J’espérais que cette porte détériorée l’avait achevée, ou tout du moins blessée sans espoir de guérison, car elle était animée d’une haine non moins farouche que celle des ombres, bien que la sienne fût plus étroitement ciblée : la Compagnie noire en était l’objet.
L’infime fragment du moi de Roupille qui n’était pas entièrement soumis à la supervision de Shivetya se demanda ce que penserait le capitaine s’il apprenait jamais que Bowalk avait gagné le Khatovar par le plus grand des hasards, alors que la Compagnie n’était pas censée y parvenir intentionnellement.
Le moi de Roupille se demandait également en quoi cette nouvelle était capitale, au point d’inciter Shivetya à pirater mes rêves. Mais elle devait avoir une signification.
Tout comme devait en avoir une la Nef, ces trois Rêveurs que Murgen avait baptisés le Washene, le Washane et le Washone.
J’ai fusionné davantage avec Shivetya en m’arrachant à cette expérience ponctuelle : traquer la transformeuse. Je me suis encore plus intimement mêlée à lui, tandis que lui-même ne faisait qu’un avec la plaine, pour bientôt devenir une pure manifestation de la volonté de la grande machine. J’ai eu droit à quelques fulgurances, bribes de souvenirs d’âges d’or où régnaient la paix, la prospérité et les Lumières ; âges d’or qui, en traversant la plaine de pierre silencieuse, avaient gagné de nombreux mondes. J’ai assisté au passage de cent conquérants. À certains épisodes de ces guerres très anciennes dont se souviennent encore la religion gunnie, le culte des Félons et même ma propre confession, car j’étais Shivetya et j’embrassais toutes les époques à la fois. Je n’ai pas pu m’empêcher de constater que cette guerre entre le Ciel et l’Enfer (censée se dérouler peu après la Création par Dieu du ciel et de la terre), qui s’est soldée par la chute de l’Adversaire dans l’abîme, pourrait bien n’être que l’écho du combat divin dont les autres religions ont toutes conservé un souvenir accordé à leurs propres dilections.
Avant la guerre des dieux était la plaine. Et, avant la plaine, la Nef. La plaine, la grande machine, a fini par imaginer Shivetya dont elle a fait sa Sentinelle inébranlable et son serviteur. Le démon, à son tour, a créé le Washene, le Washane et le Washone à l’image de la Nef. Ces spectres des bâtisseurs qui arpentaient les rêves étaient les dieux de Shivetya. Ils existaient indépendamment de son esprit, mais pas de son existence. Ils périraient avec lui. Et n’avaient jamais demandé à vivre.
Bizarre. J’étais engluée dans des représentations religieuses auxquelles je ne pouvais croire. Ma foi m’interdisait d’admettre ces faits. Les accepter aurait signifié ma damnation éternelle.
Cruelles, très cruelles sont les ruses de l’Adversaire. On m’avait fait don d’un esprit curieux, avide d’explorer, de découvrir, d’apprendre. En même temps, on m’avait donné la foi. Et, à présent, on me fournissait des informations susceptibles de déclencher un conflit entre cette foi et les faits. S’agissant de concilier l’inconciliable, j’étais loin de faire preuve de l’agilité casuistique d’un prêtre.
Mais peut-être était-ce inutile. Dans la plaine, vérité et réalité semblaient protéiformes. Trop d’histoires différentes couraient sur Kina, Shivetya et la forteresse. Toutes étaient peut-être vraies à un moment donné.
Encore une gymnastique intellectuelle d’envergure sacerdotale ! Mettons que mes croyances soient parfaitement fondées… mais uniquement là où je me trouve et à certains moments précis. Alors ? Comment est-ce possible ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Tout simplement que je risquais de passer de mauvais quarts d’heure dans l’autre monde si je persistais à relâcher ma vigilance devant les hérésies. Les femmes ont peut-être du mal à gagner leur paradis, mais elles n’ont aucune difficulté à se trouver une place dans l’al-Shiel.