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« Tu devais faire un drôle de cauchemar », m’a déclaré Saule en s’agenouillant à côté de moi. Il venait de me secouer l’épaule pour me réveiller. « Non seulement tu ronflais, mais tu grognais, tu couinais et tu soutenais une conversation avec toi-même en trois langues différentes.
— Je suis une femme aux talents innombrables. Tout le monde le dit. » J’ai secoué la tête, vaseuse. « Quelle heure est-il ? Il fait encore nuit ?
— Un nouveau talent est en train de poindre. Je ne peux rien cacher à la vieille bique que tu es.
— Les Écritures et les prêtres nous enseignent que Dieu a créé l’homme à Son image, mais j’ai lu plein de livres saints – dont ceux des idolâtres – sans jamais découvrir une seule preuve tangible de Son sens de l’humour ni même qu’il soit porté sur la plaisanterie avant le lever du soleil. Tu es un malade, Cygne. Que se passe-t-il ?
— Hier soir, tu as dit que nous partirions très tôt. Sahra a cru comprendre que nous devions donc nous préparer dès qu’il ferait assez jour. Ainsi, nous pourrons quitter la plaine bien avant la nuit.
— Sahra est une femme avisée. Réveille-moi dès qu’elle sera prête.
— En ce cas, il me semble que tu ferais bien de te lever tout de suite. »
J’ai levé les mains. Il faisait tout juste assez clair pour les voir. « Rassemblement, tout le monde. » Dès qu’une troupe de taille raisonnable eut obtempéré, j’ai expliqué que tous ceux d’entre nous qui s’étaient attardés dans la forteresse avaient reçu en partage des connaissances qui nous seraient d’un grand secours à l’avenir. « Shivetya a l’air de beaucoup tenir à notre succès. Il s’est efforcé de nous fournir des outils qui, selon lui, pourraient nous servir. Mais il est très lent, voit le monde selon son propre point de vue de démon et a le plus grand mal à s’expliquer clairement. En conséquence, il se pourrait fort bien que nous ignorions savoir un grand nombre de choses, du moins tant que rien ne nous les aura remémorées. Tâchez de vous montrer patients à notre endroit. Pendant quelque temps, notre comportement vous paraîtra sans doute très bizarre. J’éprouve moi-même de sérieuses difficultés à m’habituer à ma personnalité reformatée, pourtant j’habite ce corps. Où que je me tourne, de nouvelles connaissances surgissent dans mon esprit. Pour l’heure, toutefois, je ne songe qu’à quitter la plaine. Nos ressources restent limitées. Il nous faudra nous installer le plus vite possible. »
Les visages que je parvenais à distinguer trahissaient une grande appréhension. Le chien a geint quelque part dans la foule. La fillette d’Iqbal a poussé quelques brefs sanglots quand Suruvhija l’a arrachée à son sein pour lui présenter l’autre. À mon sens, ce bébé aurait dû être sevré depuis longtemps, mais j’étais consciente que rien ne me permettait d’étayer cette opinion. Aucun de mes bébés n’était encore né. Et il était un peu tard, désormais, pour leur donner le jour.
Les gens attendaient que je leur fournisse des informations précises. Les plus éveillés commençaient à se demander quelles nouvelles turpitudes nous attendaient maintenant que nous étions parvenus jusque-là. Cygne avait peut-être raison. La saison des moissons débutait peut-être au Pays des Ombres inconnues. Sinon celle du scalp des étrangers.
J’étais assez désorientée moi-même, mais j’avais si souvent affronté l’inconnu que cette facette de ma peur en était calleuse. J’étais consciente au plus haut point qu’il ne me servirait à rien de m’inquiéter et de me lamenter, parce que j’ignorais ce qui nous guettait. Même si le savoir acquis durant mon sommeil me soufflait que nous ne subirions aucun désastre une fois hors de la plaine.
J’avais envisagé de leur faire un discours galvanisant, mais j’ai très vite renoncé. Ça n’intéressait personne. Pas même moi. « Tout le monde est prêt ? Alors allons-y ! »
L’ébranlement de la colonne exigea moins de temps que je ne l’avais prévu. La plupart de mes frères ne s’étaient même pas arrêtés pour écouter ce que j’avais à dire, s’attendant au sempiternel vieux laïus. Ils avaient continué de se préparer au départ. « Il me semble que les “En ce temps-là, la Compagnie noire…” opèrent bien mieux après un bon souper et une rude journée de labeur, ai-je confié à Cygne.
— C’est le cas en ce qui me concerne. Et encore mieux quand j’ai pu boire un coup. De plus, dès que je me mets au lit, c’est un somnifère puissamment efficace. »
J’ai marché un moment aux côtés de Sahra, histoire de renouer les liens et d’atténuer la tension. Mais elle ne parvenait pas à se détendre. Sous peu, elle aurait affaire à son époux en chair et en os pour la première fois depuis une décennie. Je voyais mal comment j’aurais pu lui faciliter la tâche.
Puis j’ai escorté la Radisha une petite heure. Elle aussi était d’humeur incertaine. Elle n’avait pas revu son frère, à quelque titre que ce fût, depuis un délai encore plus long. Mais c’était une réaliste. « Je n’ai rien à perdre en le retrouvant, n’est-ce pas ? J’ai déjà tout perdu. D’abord au profit de la Protectrice, de par mon propre aveuglement. Puis vous m’avez arrachée à Taglios et enlevé jusqu’à l’espoir de recouvrer un jour mon trône.
— Je vous fais un pari, princesse. On se souviendra de vous comme de la mère d’un âge d’or. » Prédiction en tout point raisonnable, au demeurant. Le passé paraît toujours plus aimable quand le présent se résume à une misère sordide. « Même si la Protectrice n’a pas encore regagné la capitale. Une fois que nous serons installés, la première expédition que je compte lancer sera chargée de répandre à Taglios la rumeur de votre survie à tous les deux, de votre courroux et de votre retour prochain.
— Tout le monde peut rêver.
— Vous ne souhaitez pas rentrer ?
— Vous souvient-il de ce défi que vous me lanciez tous les jours ? Le Rajadharma ?
— Bien sûr.
— Ce que je souhaite est sans importance. Ce que souhaite mon frère n’est guère plus significatif. Il a vécu ses aventures. À présent, j’ai aussi vécu les miennes. Le Rajadharma nous lie plus solidement à Taglios que la plus robuste des chaînes. Il nous appellera là-bas, par-delà d’innombrables lieues, tant que nous respirerons ; à travers les paysages les plus improbables, en dépit des périls mortels et des créatures les plus invraisemblables. Vous n’avez cessé de me rappeler à mes devoirs. Peut-être avez-vous engendré ce faisant un monstre apte à combattre la bête qui a usurpé ma place. Le Rajadharma est devenu ma hantise, Roupille. Mon obsession, ma pulsion irrationnelle. Si je continue de vous suivre, c’est que la raison me souffle que la route que nous suivons est le plus court chemin vers mon destin, même si elle semble aujourd’hui m’éloigner de Taglios.
— Je vous aiderai de mon mieux. » Je n’avais pas parlé, toutefois, au nom de toute la Compagnie. Il me restait encore à réveiller et affronter le lieutenant et le capitaine. J’ai entrepris de m’éloigner. Je voulais prendre langue quelques instants avec Santaraksita et me perdre, peut-être, dans le jeu de miroirs des spéculations intellectuelles. Les horizons du bibliothécaire s’étaient singulièrement élargis ces derniers temps.
« Roupille ?
— Radisha ?
— La Compagnie noire s’est-elle assez vengée de moi ? »
Nous lui avions tout pris sauf l’amour de son peuple. Et ce n’était pas une mauvaise femme. « À mon sens, vous n’êtes plus qu’à un geste infime de la rédemption. J’aimerais que vous présentiez vos excuses au capitaine dès qu’il sera suffisamment rétabli pour le comprendre. »
Ses lèvres se sont crispées. Ni son frère ni elle n’étaient à proprement parler esclaves des préjugés de caste ou de classe sociale, mais… s’excuser auprès d’un mercenaire étranger ? « Si c’est vraiment nécessaire, je le ferai. Mes choix sont restreints.
— L’eau dort, Radisha. » J’ai rejoint Suvrin et maître Santaraksita après m’être accordé un détour de quelques minutes sur le chemin pour saluer l’étalon noir. Le cheval portait Qu’un-Œil qui, s’il respirait encore, n’avait guère meilleur aspect qu’un cadavre. J’espérais qu’il dormait simplement du sommeil d’un vieil homme. La bête avait l’air de s’ennuyer ferme. Elle était sans doute fatiguée des aventures.
« Maître. Suvrin. Vous reviendrait-il par hasard des souvenirs qui vous étaient étrangers avant notre irruption dans la plaine ? »
C’était effectivement le cas. Davantage, en l’occurrence, pour Santaraksita que pour Suvrin. Les dons de Shivetya semblaient taillés à l’aune de chaque individu. Maître Santaraksita a entrepris de me narrer une autre version du mythe de Kina et des rapports unissant Shivetya à la Reine de la Nuit et de la Terreur. Celle-là adoptait le point de vue du démon : elle n’apprenait rien de bien nouveau et se contentait de modifier l’importance relative des divers protagonistes tout en accusant Kina, au passage, du trépas des derniers bâtisseurs.
Kina restait dans cette mouture la déesse maléfique au cœur noir, tandis que Shivetya y prenait l’apparence d’un grand héros méconnu, digne d’un statut mythique autrement élevé. C’était peut-être vrai. Il n’en avait aucun. Hors de la plaine, nul n’avait entendu parler de lui. « Quand vous rentrerez à Taglios, maître, vous pourrez vous bâtir une réputation considérable en retraçant ces mythes avec les mots mêmes d’un être ayant assisté à leur naissance », lui ai-je suggéré.
Il a souri amèrement. « Tu n’es pas aussi naïve, Dorabee. Nul n’a envie de connaître l’absolue vérité dans le domaine de la mythologie. Car le temps a forgé de puissants symboles à partir du matériau brut des événements anciens. Autant de faits prosaïques distordus et déformés perçus comme des vérités spirituelles. »
Il marquait un point. En matière de religion, l’exacte vérité n’a presque jamais cours. Les vrais croyants tueront et détruiront pour défendre coûte que coûte leurs croyances erronées.
Et c’est là une vérité sur laquelle vous pouvez tabler.