Épilogue

Plus d’un demi-million de personnes ont déjà partagé le cruel destin de Josef Stein. Selon l’Organisation mondiale de la santé, entre huit et dix millions d’adultes et un million d’enfants se trouvent aujourd’hui infectés par le rétrovirus du sida. Nul n’est à l’abri. Les statistiques sont terrifiantes. L’extension de la maladie atteint, dans certaines régions du monde, des proportions tragiques. Dans plusieurs zone d’Afrique, trente pour cent de la population adulte en âge de procréer se trouve affectée. D’après un rapport de la Banque Mondiale, l’espérance de vie dans l’Afrique sub-saharienne tombera de 50 ans en 1985 à 45 ans en l’an 2010. Sans l’épidémie du sida, l’espérance de vie à cette date aurait été de 61 ans. Dans les orphelinats en Haïti, plus d’un nourrisson sur deux est porteur du virus. Sur deux mille cent enfants roumains examinés en février 1990 dans les hôpitaux de Bucarest et de Constanza par l’organisation Médecins du monde, plus d’un tiers ont été trouvés contaminés, à l’occasion de transfusions de sang et par l’usage répété de seringues polluées. Une constatation si tragique que les experts n’hésitèrent pas à parler d’un « épidémie de sida pédiatrique ». Dans la seule ville de New-York, on estime que cinquante mille à cent mille enfants sont ou vont être orphelins avant l’an 2000 à cause du sida. Si l’a ne découvre pas très vite un vaccin, les experts de l’Organisation mondiale de la santé prévoient, pour ce même an 2000, environ quarante millions de personnes contaminées. À la fin de la décennie, la maladie tuera de cinq cent mille à un million de personnes chaque année dans les seuls pays développés. Pendant les années 90, les mères ou les deux parents de plus de dix millions d’enfants auront succombé à l’infection due au VIH du sida.

Selon l’expression du docteur Michael Merson, responsable du programme d’action contre le sida à l’Organisation mondiale de la santé, la tragédie atteindra bientôt les proportions d’une « explosion nucléaire ».

* * *

Sugar, le travesti toxicomane, fut le premier pensionnaire du Don d’Amour à bénéficier de la découverte de l’AZT. Malgré d’épisodiques rechutes qui le contraignent à de courts séjours au foyer new-yorkais de Mère Teresa, il continue à parodier chaque soir son idole l’actrice Lauren Bacall dans les théâtres de burlesque du bas de Manhattan. Toutes les quatre heures, la sonnerie de sa montre-réveil lui rappelle qu’il doit avaler deux gélules. Sugar est l’un des trente ou quarante mille malades du sida dont la survie prolongée peut aujourd’hui être attribuée à ce médicament.

La substance testée par Marty St. Clair dans son laboratoire de Caroline du Nord est à ce jour le seul remède efficace contre le sida disponible dans le commerce. De nouvelles expérimentations élargissent périodiquement son champ d’action. Deux essais en double aveugle réalisés en août 1989 sur plusieurs centaines de sujets – séropositifs mais n’ayant aucun symptôme de la maladie – démontrèrent que l’AZT retardait ou empêchait le déclenchement du sida. Le médicament devait pourtant faire l’objet de critiques, à commencer par son prix jugé exorbitant, voire scandaleux. Aux États-Unis, où dix-huit millions de citoyens ne bénéficient l’aucune protection sociale, la moitié des victimes du sida n’ont as les moyens de s’offrir un traitement dont le coût annuel s’élève à six mille cinq cents dollars, soit près de quarante mille francs. Au cours de l’été 1989, des activistes des mouvements gay s’enchaînèrent aux balcons de la Bourse de Wall Street pour dénoncer les bénéfices spectaculaires du laboratoire Burroughs Wellcome Co. dont les actions connaissaient des hausses jugées immorales en raison du contexte dramatique de l’épidémie. À New York et à San Francisco, des protestataires envahirent les pharmacies et collèrent sur tous les produits de la firme des pastilles rouges portant la mention « Profiteurs du sida ». L’un des pères de l’AZT, le docteur David Barry, dut comparaître devant une commission du Congrès « pour y subir le feu roulant de questions parfois hostiles » et expliquer que le prix du médicament se justifiait par l’importance des investissements qu’avaient nécessités sa mise au point et son expérimentation continue sur des milliers de malades. L’annonce que le laboratoire allait distribuer gratuitement l’AZT aux enfants atteints par le sida ne fit pas taire toutes les polémiques.

Le milieu médical s’émut par ailleurs du fait que des effets secondaires sérieux contraignirent de nombreux malades à interrompre, après quelques mois seulement, le traitement qu’ils auraient normalement dû poursuivre à vie. Un essai de thérapie avec des doses de plus en plus réduites devait heureusement montrer que le produit continuait à jouer pleinement son rôle tout en perdant une grande partie de sa toxicité. Le 16 janvier 1990, la Food and Drug Administration recommanda une posologie de six cents milligrammes par jour, sont la moitié des doses administrées jusqu’à présent. Le coût annuel du traitement serait ainsi réduit de moitié. Quant aux inquiétudes suscitées par certains phénomènes de résistance du virus à l’AZT, les biologistes de Wellcome semblent avoir trouvé une parade en associant le médicament à d’autres produits en cours de développement. « Avant un an, les malades recevront une combinaison d’AZT et de plusieurs autres substances, déclara David Barry en décembre 1989. Nous allons peut-être faire du sida une maladie aussi facile à contrôler que l’hypertension grâce à cette synergie entre différents remèdes. »

Après une année de furieuses controverses entre rétrovirologistes, un comité international décida, en mai 1986, de mettre un terme à la bataille d’initiales qui opposait les virus français et américain. Le LAV et le HTLV-3 devinrent finalement le HIV, une abréviation des termes anglais Human Immunodeficiency Virus, ou VIH en français, Virus de l’immunodéficience humaine.

Dix mois plus tard, le mardi 31 mars 1987, le président des États-Unis Ronald Reagan et le Premier ministre français Jacques Chirac signèrent à Washington un accord qui enterrait la hache de guerre entre les équipes des professeurs Luc Montagnier et Robert Gallo. Cet accord reconnaissait la contribution des deux équipes sans attribuer à aucune d’elles l’antériorité de la découverte du virus responsable du sida. Il constatait la validité de chacun des deux brevets déposés séparément pour la commercialisation des trousses de diagnostic de séropositivité et prévoyait la répartition des considérables bénéfices commerciaux qui en résulteraient.

Cette bataille franco-américaine était apparue quelque peu sordide au regard de la tragédie vécue par les malades et de l’urgence de découvrir un traitement curatif et un vaccin. Sa fin en fut saluée avec d’autant plus de soulagement, même si certains Français, comme le professeur Jean-Claude Chermann, codécouvreur du virus, jugèrent que leurs compatriotes avaient « capitulé devant le rouleau compresseur américain Robert Gallo ».

Dans une lettre parue dans la revue scientifique britannique Nature en date du 30 mai 1991, Robert Gallo devait reconnaître que le virus du sida qu’il prétendait jusque-là avoir découvert appartenait en réalité à ses concurrents de l’Institut Pasteur. Il déclarait que le virus, qu’il avait reçu des chercheurs français en juillet 1983 aux fins d’expériences dans son laboratoire de Bethesda, avait accidentellement contaminé ses propres cultures. Cet aveu, attendu depuis sept ans par la communauté scientifique, disculpe le savant américain de l’accusation « d’avoir purement et volé » leur virus HIV aux chercheurs de l’Institut Pasteur afin de s’en approprier la découverte.

Dans un article publié par la revue Science en ce même mois de mai 1991, Luc Montagnier et ses collègues reconnurent de leur côté qu’une contamination accidentelle s’était produite dans leur laboratoire au cours de l’été 1983. Cette information devait jeter un éclairage nouveau sur la controverse opposant Montagnier et Gallo au sujet de la paternité de la découverte du virus du sida. Au début de 1991, les chercheurs de Pasteur exhumèrent de leurs congélateurs les différents échantillons sur lesquels ils avaient travaillé en juillet 1983. Ils s’aperçurent à cette occasion que leur virus identifié sous l’appellation de BRU (celui isolé dans le ganglion du styliste parisien Frédéric Brugère) avait en fait été accidentellement contaminé par un autre virus qui provenait d’un malade atteint, lui, d’un sarcome de Kaposi. Dans un entretien avec l’auteur de ce livre en juin 1991, le docteur Françoise Barré-Sinoussi devait déclarer que cette contamination s’était probablement produite sous la hotte à flux de la salle BRU où l’équipe de Montagnier avait, cet été-là, manipulé plusieurs échantillons de virus trouvés chez des malades différents. Parce qu’il provenait d’un malade atteint d’un sida déclaré – et non pas d’un malade en état de pré-sida comme Frédéric Brugère –, ce virus était particulièrement actif. Son nom était LAI, la première syllabe du patronyme du patient qu’il avait infecté. Lorsque Luc Montagnier, en juillet 1983, accepta d’envoyer un échantillon de son virus BRU à son collègue Robert Gallo, il ignorait qu’il envoyait en réalité à l’Américain un tube plein de virus LAI. Selon Gallo, c’est ce même virus LAI qui contamina accidentellement les cultures de son virus HTLV-III qu’il avait précédemment isolé dans son laboratoire. Un véritable casse-tête où l’on trouve d’un côté Luc Montagnier et son équipe travaillant à Paris sur un virus qu’ils croient être leur virus BRU découvert en février 1983 mais qui est en fait devenu le virus LAI ; alors qu’en même temps les Américains de Bethesda travaillent sur un virus qu’ils ont baptisé HTLV-IIIb, lequel se trouve être également, du fait de la contamination, le virus LAI.

Cette double contamination explique aujourd’hui pourquoi les virus isolés à cinq mille kilomètres de distance par Montagnier et Gallo montrèrent la même identité génétique. Une similarité qui allait déclencher une formidable controverse scientifique internationale.

L’Américain Robert Gallo ne perdit guère de temps à montrer à la communauté scientifique qu’il ne s’endormait pas sur ses lauriers. Fin 1986, son laboratoire découvrit une nouvelle famille de virus de l’herpès, ce fléau né lui aussi de la libération sexuelle. Les travaux établirent que ce virus s’attaquait aux mêmes lymphocytes T4 que l’agent du sida, ce qui en faisait un cofacteur possible dans l’apparition du sida chez les individus séropositifs.

Ces dernières années, Robert Gallo et son laboratoire s’acharnèrent en outre à mieux comprendre les mécanismes de l’infection cellulaire afin de mieux pouvoir l’entraver. Au nombre de leurs travaux les plus originaux figure une technique qui vise à neutraliser le virus du sida au moyen de leurres moléculaires. On sait que, pour pénétrer dans le noyau d’une cellule, le virus doit s’arrimer à une certaine protéine de son enveloppe. L’idée d’injecter dans le sang des malades de grandes quantités de cette protéine pour attirer sur elle le virus et, du même coup, le détourner des cellules saines, est une stratégie séduisante que Gallo et son équipe s’efforcent aujourd’hui de mettre au point.

Parallèlement à ces recherches, l’équipe de Bethesda collabore avec un éminent scientifique français, le professeur Daniel Zagury, pour développer un moyen de stimuler les défenses immunitaires des sujets infectés par le virus du sida. Associée à la prise de médicaments antiviraux tels que l’AZT, cette immunothérapie pourrait offrir aux séropositifs l’immense espoir de ne pas développer un sida.

Robert Gallo et ses chercheurs parvinrent également à faire pousser dans leurs tubes à essai des cellules de tumeurs de Kaposi. Ils purent ainsi comprendre les processus du développement de ce cancer de la peau. Ils découvrirent que le virus du sida génère une protéine qui fait brusquement grossir les cellules les tissus des vaisseaux sanguins. Cette stimulation donne à son tour naissance à d’autres protéines qui se mettent à fabriquer un réseau parallèle d’artérioles dont la prolifération sur la paroi des vaisseaux provoque des pustules sur les muqueuses et la peau.

 

« Ces travaux ne sont peut-être pas spectaculaires, reconnaîtra Robert Gallo, mais je ne crois pas que nous ayons désormais besoin de découvertes majeures pour venir à bout du sida. Nous possédons la technologie adéquate et l’essentiel des connaissances nécessaires. La victoire n’est plus qu’une question de temps, d’expérimentation et d’acharnement à poursuivre les nombreuses voies de recherche qui s’offrent à nous. »

L’élaboration d’un vaccin est évidemment l’une de ces voies. Chargé en 1988 par l’Institut américain du cancer de diriger une Task Force pour la mise au point d’un vaccin, Robert Gallo lança plusieurs programmes de recherche, tant au sein de son laboratoire qu’à l’étranger. Aux défaitistes qui prédisent qu’aucun vaccin ne pourra être disponible avant l’an 2000, il rétorque que « ce bienfait a toutes les chances de voir le jour avant cinq ans ».

Ces dernières années, l’augmentation notoire des ressources en hommes et en moyens financiers consacrées à la lutte contre le sida a partout multiplié le nombre des équipes et des centres de recherche. Il en résulta un éclatement des effectifs au sein de certains laboratoires. Fin 1989, deux des principaux biologistes de Robert Gallo, la Chinoise Flossie Wong-Staal et le Tchèque Mikulas Popovic, partirent diriger de nouveaux projets de recherche, l’une en Californie du Sud, l’autre au Nouveau-Mexique. Le père du premier rétrovirus humain minimisa la portée de ces départs. « D’autres esprits fertiles viendront combler les vides, confirme-t-il, et ce renouvellement de matière grise ne peut que s’avérer bénéfique. »

* * *

L’équipe de la salle BRU de l’Institut Pasteur de Paris devait connaître un semblable éclatement. Jean-Claude Chemann et Françoise Barré-Sinoussi s’affranchirent de la tutelle de Luc Montagnier. Après avoir reçu la médaille Louis-Pasteur en 1987, le professeur Jean-Claude Chermann partit prendre à Marseille la direction d’une équipe de l’INSERM, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, spécialisée notamment dans l’étude du rôle du virus HIV dans les maladies associées au sida, comme certaines pneumonies et démences, et dans l’expérimentation de substances antivirales. Françoise Barré-Sinoussi a, de son côté, créé un nouveau groupe de travail à l’Institut Pasteur de Paris. Le laboratoire de biologie des rétrovirus qu’elle dirige s’adonne, entre autres sujets de recherche, à là comparaison approfondie des virus du sida d’origine africaine avec ceux venant d’ailleurs. Ses travaux ont également pour objectif la mise au point d’un vaccin. La biologiste parisienne est plus que jamais persuadée qu’il faut pour cela avoir une meilleure connaissance des relations entre le virus et les cellules qui l’abritent. L’essai direct de vaccins sur l’homme étant impossible et le nombre de singes insuffisant pour des expérimentations à grande échelle, son équipe travaille d’arrache-pied à la création d’un modèle animal prolifique et peu coûteux – souris ou autre petit mammifère. Seule la possession d’un tel cobaye permettra d’avancer vers le but ultime de cette recherche : immuniser l’homme contre le virus du sida.

Quant au professeur Luc Montagnier, sa notoriété mondiale l’oblige aujourd’hui, à l’instar de son confrère américain Robert Gallo, à consacrer une grande part de son temps à de multiples activités annexes hors de son laboratoire. Les voyages pour les congrès, les conférences scientifiques, les entretiens avec cliniciens et malades, la participation à toutes sortes de comités, les sollicitations médiatiques se bousculent sur son agenda. Dans une lettre adressée fin 1989 à l’auteur de ce livre, Luc Montagnier écrit : « Le sida est toujours ma préoccupation majeure… La recherche avance rapidement et mes collaborateurs et moi-même y contribuons toujours activement, mais je trouve une motivation nouvelle aux contacts de malades voués à une extinction lente et inéluctable. Chaque mort est un échec de notre science, un échec que je vis personnellement. C’est pourquoi le but essentiel de mes recherches à l’heure actuelle est de comprendre la maladie et le rôle du virus à partir de trois approches : in vitro dans le flacon de culture, in vivo avec des modèles animaux, et enfin près du lit du malade. De cette compréhension viendront des stratégies thérapeutiques rationnelles et des vaccins. Malgré l’apparent piétinement actuel, je suis optimiste pour un futur assez approché. J’espère vivre l’après-sida. »

Cette espérance, personne ne la partage avec autant de ferveur que l’Américain qui, durant les premières années de l’épidémie, ne cessa d’aiguillonner le monde scientifique pour le pousser à s’investir dans la recherche d’un médicament. Promu en 1989 par le président des États-Unis à la direction de l’Institut national américain du cancer, le professeur Sam Broder coordonne aujourd’hui le plus vaste effort mondial jamais entrepris en vue de prévenir et de guérir « the dread disease – le mal terreur ». Cette responsabilité ne l’a pas coupé du laboratoire où, en 1985, il avait été le premier à prouver, avec ses deux collaborateurs Hiroaki Mitsuya et Bob Yarchoan, l’efficacité in vitro de l’AZT, avant d’en entreprendre les premiers tests sur l’homme. Sam Broder et son équipe ont depuis passé des dizaines d’autres substances au crible de leurs tubes à essai et conçu tout un arsenal de stratégies thérapeutiques. Huit protocoles anti-sida font en ce moment l’objet de leurs expérimentations. Au cours de ces six dernières années, Sam Broder a publié plus de cent communications et articles scientifiques dans les plus prestigieuses revues spécialisées internationales. La quasi-totalité de ses travaux traduit l’obsession qui hante plus que jamais l’ancien rescapé polonais de l’holocauste nazi : sauver des vies.

Le docteur Michael Gottlieb, l’immunologiste de Los Angeles qui identifia les premiers cas de sida en 1980, quitta l’hôpital de l’université de Californie de Los Angeles à la fin de 1986 pour ouvrir des consultations privées dans deux banlieues de la ville où le sida frappe avec une violence particulière en raison de la densité de la population homosexuelle. Son expérience dans le domaine des essais cliniques de médicaments valut à Michael Gottlieb d’être nommé à la tête de l’unité de traitement du sida à l’hôpital de Sherman Oaks, un établissement où il poursuit activement ses propres recherches sur l’efficacité de nouvelles substances.

Après avoir, pendant trois ans, tenté de soulager les souffrances des malades qu’il ne pouvait sauver, le docteur Jack Dehovitz a, quant à lui, choisi de s’éloigner provisoirement du champ de bataille pour se consacrer à la prévention de la maladie. Il a quitté l’hôpital Saint-Clare et dirige, au centre de santé de l’université de l’État de New York, plusieurs programmes de prévention destinés aux nombreuses minorités ethniques qui composent la population de Brooklyn. De substantielles subventions fédérales permettent en outre au médecin de lancer de vastes enquêtes épidémiologiques visant à mieux cerner les problèmes de santé publique posés par l’extension de l’épidémie.

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En France, le médecin du styliste de mode dont le ganglion avait permis d’identifier le virus du sida resta, lui, à son poste. Le service du professeur Willy Rozenbaum à l’hôpital Rothschild de Paris est aujourd’hui l’un des centres français spécialisés dans le traitement de la maladie. Deux patients de Willy Rozenbaum atteints d’infections opportunistes mortelles, un cancer de Kaposi et une pneumocystose, survivent dans des conditions d’existence normale, l’un depuis sept ans et l’autre depuis trois ans et demi. Le médecin attribue ces résultats aux progrès constants du savoir-faire thérapeutique. Dans l’attente d’une panacée ou d’un vaccin, il est convaincu que l’utilisation toujours plus judicieuse et précise d’une combinaison de médications antivirales permettra de prolonger la vie d’un nombre sans cesse croissant de victimes en les guérissant des infections consécutives à leur contamination par le virus du sida.

* * *

Huit ans après avoir lancé ses médecins-détectives du CDC d’Atlanta sur les traces du virus assassin, le docteur Jim Curran reste lui aussi mobilisé. Ses collaborateurs et lui ont établi une relation directe entre le sida et la résurgence d’infections presque disparues, au premier rang desquelles la tuberculose et la syphilis. Ils ont identifié la plupart des modes de transmission possibles de la maladie et fourni dans une centaine de numéros de leur bulletin hebdomadaire la plus impressionnante liste de recommandations jamais élaborée pour se défendre contre une épidémie. Ce titanesque effort s’est matérialisé par des programmes éducatifs dans toutes les écoles des États-Unis, par des campagnes médiatiques nationales, par des actions préventives menées en collaboration avec de nombreuses associations. Jim Curran est plus que jamais décidé à se battre. « Nous ne sommes qu’au début de l’aventure du sida, déclare-t-il. Nous n’en avons écrit que le premier chapitre. Avec un peu de chance, je vivrai assez longtemps pour raconter à mes enfants notre victoire sur le fléau. »

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Après quatre années au service des victimes sans ressources de la cruelle maladie, sœur Ananda et sœur Paul quittèrent le foyer de New York pour aller exercer leur mission de charité en Chine. Elles travaillent aujourd’hui dans la banlieue de Shanghai où Mère Teresa réussit en 1988 l’exploit d’ouvrir un orphelinat pour enfants spastiques et handicapés mentaux. Deux fois par an, une enveloppe timbrée de drapeaux rouges apporte au moine de Latroun des nouvelles de sa « fiancée » indienne à laquelle il reste lié par la prière et qu’il ne désespère pas de rencontrer un jour. À la fin de 1986, Philippe Malouf quitta l’abbaye des Sept-Douleurs de Latroun pour rejoindre une autre communauté de religieux dans son pays d’origine, le Liban.

Son lien spirituel avec sœur Ananda est l’un des innombrables maillons de la chaîne de solidarité créée par Mère Teresa entre ceux qui souffrent et ceux qui agissent. Comme elle le désirait, « cette chaîne encercle le monde d’un rosaire de compassion ». Les fichiers de Jacqueline de Decker, que la maladie avait empêchée de poursuivre sa vocation en Inde et que Mère Teresa plaça à la tête de l’association des coopérateurs souffrants, contiennent aujourd’hui les noms de quatre mille cinq cents malades et incurables qui offrent leur épreuve pour le succès de l’œuvre quotidienne des quelque trois mille Missionnaires de la Charité dispersées dans quelque quatre-vingts pays. Une quarantaine de lettres parviennent chaque matin au domicile anversois de Jacqueline de Decker, provenant de malades qui souhaitent à leur tour en faire partie. Les demandes sont si nombreuses qu’elle s’est trouvée contrainte de « marier » collectivement plusieurs correspondants à une sœur travaillant sur le terrain. C’est ainsi qu’elle a uni les malades d’un établissement psychiatrique belge avec une religieuse qui soigne des lépreux dans un bidonville de Tanzanie.

À quatre-vingts ans, Mère Teresa se prépare à accomplir un nouvel exploit qui sera le couronnement de son œuvre, l’ouverture d’un orphelinat dans le pays qui l’a vue naître, le dernier bastion du communisme en Europe, l’Albanie. À l’automne 1989, elle fut victime d’un grave accident cardiaque qui émut le monde entier et qui faillit mettre un terme à son épuisante croisade. À sa sortie d’hôpital, elle fut informée que l’auteur de ce livre venait d’apprendre qu’il était atteint d’un cancer alors qu’il lui restait plusieurs chapitres à rédiger. Elle tint à lui apporter immédiatement un message de réconfort. Le jour même de l’intervention chirurgicale qui allait le guérir, il recevait d’elle une lettre écrite de sa main : « Cher Dominique, au même moment, le Christ nous fait à tous les deux le cadeau de partager Sa Passion. Mes prières et celles de nos Sœurs et de nos Pauvres sont avec vous. Remercions Dieu pour ce grand amour qu’il a pour nous. »

Les Bignoles, Ramatuelle 1er février 1990

Plus grands que l'amour
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