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Bethesda, USA-Paris, France — Printemps 1983— Hiver 1985
Compétition sans merci d’un bord à l’autre de l’Atlantique
Impitoyable et précis comme un horaire de chemin de fer, le modeste bulletin du Centre de contrôle des maladies d’Atlanta rapportait chaque semaine l’inexorable aggravation de l’épidémie. Les statistiques qu’il publiait le 22 juin 1984 étaient édifiantes. En trois ans, 4 918 Américains avaient été atteints par le sida. Près de la moitié, 2 221, étaient déjà morts, et le pourcentage de décès chez les malades diagnostiqués avant juillet 1982 s’élevait à plus des trois quarts. La situation en Europe était tout aussi alarmante. Dans son numéro du 2 novembre 1984, le CDC révélait qu’en huit mois le nombre de cas y avait augmenté de cent pour cent. La palme de ce triste bilan revenait à la France pour le nombre des malades, et au Danemark pour le pourcentage de victimes par million d’habitants. Qu’une telle tragédie fasse l’union sacrée de tous les savants et chercheurs du monde paraissait dans la logique des choses. Pourtant, il n’en était rien. La nouvelle peste provoquait de regrettables conflits de personnes et d’intérêts, de violentes rivalités. Nul n’aurait pu imaginer le duel qu’engagèrent dans coulisse l’Américain Robert Gallo et le Français Luc Montagnier. Un duel où les coups d’épée s’échangeaient sous couvert de la collaboration la plus fraternelle et de l’amitié la plus indéfectible. Les deux scientifiques et leurs équipes se rendaient visite, se téléphonaient, s’écrivaient, accueillaient leurs techniciens respectifs, se communiquaient leurs réactifs, leurs virus, leurs résultats. Ils festoyaient ensemble dans les trattorias italiennes de Washington et les bistrots auvergnats de la rive gauche. Ils se recevaient les uns les autres, se tutoyaient, s’attendaient et se raccompagnaient à l’aéroport. À l’occasion, ils barbotaient comme des collégiens dans les piscines des hôtels où se tenaient leurs colloques.
Derrière cette façade se cachait une compétition sans merci. Les pressions sur la presse scientifique, les substitutions, voulues ou non, de documents photographiques, les accusations de détournement à des fins mercantiles d’échantillons biologiques prêtés par le laboratoire rival, les additifs a posteriori dans le compte rendu de tel ou tel séminaire, la liste des nombreuses indélicatesses dont certains chercheurs – rares, il est vrai – se rendirent coupables en cette troisième année d’épidémie n’ajoutent pas une page glorieuse à l’histoire de la recherche médicale.
Depuis qu’il s’était finalement lancé dans la course, Robert Gallo se montrait l’adversaire implacable des Français. Fort de son incontestable suprématie en matière de rétrovirologie, il était convaincu qu’il lui revenait de droit d’attacher son nom à la découverte de l’agent responsable du fléau. En osant lui contester ce privilège, Luc Montagnier et son équipe marchaient sur ses plates-bandes. Une audace que l’éminent savant américain, était bien décidé à ne pas tolérer. Mais, stratège habile, il s’était gardé de heurter ses concurrents de front. Il avait au contraire cherché à les amadouer, à endormir leur vigilance, à les envoûter avec sa verve légendaire, sa bonhomie, son amicale condescendance. Dès qu’il eut connaissance des résultats obtenus dans la salle Bru, il s’empressa d’envoyer aux Français des spécimens de son propre rétrovirus HTLV pour leur permettre de le comparer au soi-disant nouveau rétrovirus humain qu’ils croyaient avoir trouvé, et constater ainsi leur erreur.
Il traversa l’Atlantique au début de juin 1983 pour mieux écouter ses « amis » et consolider leur idylle. Certes, il éleva des objections. À ses yeux, le virus sorti des tubes de Jean-Claude Chermann et de Françoise Barré-Sinoussi n’était pas comme ils le pensaient un nouveau virus, mais à coup sûr un proche cousin de son HTLV. N’avaient-ils pas l’un et l’autre les mêmes propriétés ? Tous deux se transmettaient par le sang, les contacts sexuels et les infections congénitales. Tous deux s’attaquaient aux mêmes lymphocytes T4, supports des défenses immunitaires. Ses accents de sincérité, ses promesses d’assistance, son pouvoir de conviction étaient tels que les Français n’avaient aucune raison de se méfier.
Robert Gallo invita Luc Montagnier à venir à Bethesda exposer ses résultats aux membres de sa Task Force, cette force spéciale d’intervention antisida créée par les autorités sanitaires américaines. Le Français débarqua avec, dans sa valise, une petite boîte de carboglace contenant l’échantillon du virus isolé à l’Institut Pasteur que lui avait demandé son confrère américain. Montagnier s’attendait à ce que Gallo et ses collaborateurs l’étudient à loisir et reconnaissent son originalité. Mais le maître de Bethesda n’avait, semble-t-il, aucune intention d’admettre son erreur. Il enfouit le cadeau au fond d’un de ses congélateurs et n’accorda que quelques minutes à son invité, ne lui laissant même pas le temps de faire naître une once de curiosité dans l’aréopage de chercheurs qu’il avait réuni.
Humilié, déçu, Luc Montagnier rentra en France bien décidé à relever le défi. Puisque l’élite de la rétrovirologie américaine refusait de prendre en considération la découverte française, il ferait à nouveau appel aux médias. En août 1983, il proposa à la revue scientifique Nature un texte décrivant l’affinité spécifique du virus LAV [18] pour les lymphocytes T4 garants des défenses immunitaires du corps humain. Mais, l’emprise de Robert Gallo s’étendant à toute la presse scientifique, la revue déclina l’offre des Français : « Votre prétendu virus n’est peut-être qu’une contamination de laboratoire ! objecta son rédacteur en chef. Attendez donc un peu avant de faire connaître officiellement vos résultats. Prenez exemple sur Gallo qui, lui, a travaillé pendant deux ans avant de publier son travail sur le premier rétrovirus humain HTLV. »
L’article d’un journaliste britannique dans le Journal of the American Medical Association en août 1983 adoucit quelque peu la frustration de l’équipe française. Pour la première fois, le sigle LAV apparaissait dans la presse médicale internationale. Mais Gallo ne s’était pas laissé surprendre. Il avait pu noyer le poisson à temps. Un autre article, du même journaliste et dans le même numéro, chantait les louanges du chercheur américain et clamait que son virus HTLV était le suspect numéro un en tant que principal agent responsable du sida.
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Comme s’il voulait endormir la vigilance de ses concurrents, Robert Gallo chargea son spécialiste des cultures de rétrovirus, le Tchèque Mikulas Popovic, de réclamer à l’équipe de l’Institut Pasteur l’envoi de nouveaux spécimens du virus LAV. Popovic reconnut humblement qu’il n’avait pas réussi à faire pousser dans ses cultures de cellules l’échantillon du virus apporté en juillet par Luc Montagnier. Avant d’accéder à cette demande, le chercheur français exigea la signature d’un document par lequel le laboratoire américain s’engageait à n’utiliser le virus LAV de l’Institut Pasteur qu’à des fins de recherche fondamentale et jamais à des fins commerciales. Mikulas Popovic s’empressa d’accorder, au nom de Gallo, la garantie demandées. Une garantie qui allait se révéler un torchon de papier. Le jour où il annoncera sa propre découverte de l’agent responsable du sida, Robert Gallo affirmera n’avoir jamais utilisé les spécimens envoyés par les Français.
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Continuant de feindre pour l’instant la plus cordiale collaboration, l’Américain invita de nouveau Luc Montagnier à venir parler du LAV à l’occasion d’un colloque qu’il organisait les 15 et 16 septembre 1983 à Cold Spring Harbor, le campus où Françoise Barré-Sinoussi avait quelques mois auparavant éveillé la curiosité de la fine fleur de la recherche. Une fois encore, Montagnier constata que cette rencontre était un festival bien orchestré à la gloire du maître de Bethesda et de son seul HTLV. « On ne m’offrit la parole qu’à la dernière séance de nuit, se plaindra-t-il. La moitié des participants étaient déjà partis et l’on ne m’accorda que vingt minutes à peine [19]. » Cet auditoire réduit accueillit son exposé par un barrage d’interrogations critiques. Gallo lui-même fit preuve d’une virulence toute particulière, allant jusqu’à mettre en doute l’appartenance même du LAV à la famille des rétrovirus.
Stupéfait, Luc Montagnier interpella son hôte pour connaître les motifs de son agressivité.
— You have punched me out — Tu m’as cassé la baraque ! aurait répondu l’Américain.
Robert Gallo se rendait compte que la découverte de l’équipe de l’Institut Pasteur commençait à ébranler les certitudes de certains scientifiques américains quant au rôle du rétrovirus HTLV dans le sida. Pourtant, son ascendant sur ses confrères était tel que personne n’osait encore approfondir la question. « Pour l’Amérique, le LAV restait un pelé, un galeux », dira Montagnier.
Un nouveau colloque dans un château de la vallée de la Loire, une réunion internationale à Paris, une conférence sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé à Genève, et enfin un monumental congrès à Park City, dans le cadre féerique des montagnes de l’Utah au début de février 1984, permirent aux Français de poursuivre leur inlassable croisade pour faire reconnaître la validité de leurs travaux. Sans grand succès en fait. Un an après sa découverte, la majorité des virologistes d’outre-Atlantique s’obstinaient encore à refuser d’admettre que le virus isolé à Paris pouvait être l’agent du sida. À Park City cependant, les Français décelèrent quelques failles dans ce front hostile. Brillamment défendue par Jean-Claude Chermann, l’un des principaux artisans de la salle Bru, la thèse de l’Institut Pasteur parut notamment convaincre les représentants du Centre de contrôle des maladies d’Atlanta qui réclamèrent des spécimens du LAV à l’intention de leurs experts. Deux mois plus tard, un coup de théâtre ébranla les milieux de la recherche. Dans une interview au New York Times, James Mason, le directeur du Centre d’Atlanta, annonçait que « le LAV de l’Institut Pasteur est l’agent le plus probable du sida ».
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Les Français eurent la sagesse de ne pas se réjouir trop vite. En effet, l’encre du vénérable quotidien new-yorkais n’était pas encore sèche qu’éclatait une nouvelle jugée encore plus sensationnelle : « Le professeur Robert Gallo a isolé le vrai virus du sida ! » Décrétant que le nouveau venu appartenait à la famille des rétrovirus HTLV-1 et HTLV-2 qu’il avait auparavant découverts, il l’avait baptisé HTLV-3. Ce petit dernier de la famille allait faire une fracassante entrée sur les fonts baptismaux de la recherche médicale mondiale. Voulant tirer tout le parti de cette découverte, le gouvernement américain lui choisit pour marraine Margaret Heckler, le secrétaire d’État à la Santé publique, une charmante rousse pleine de bonne volonté, mais peu informée des affrontements scientifiques qui se déroulaient en en coulisse. À quelques mois des élections présidentielles, le pouvoir politique jugeait providentielle l’arrivée du « bébé » Robert Gallo. L’annonce de cette victoire sur le terrifiant fléau n’allait pas manquer de faire tomber les votes de millions d’homosexuels dans l’escarcelle de Ronald Reagan. Elle fournissait par ailleurs la justification éclatante que les montagnes de dollars allouées à la recherche ne l’avaient pas été en vain.
Vantant « le triomphe de la science sur la terrible maladie », madame le ministre annonça officiellement dans un conférence de presse tenue le 24 avril 1984 à Washington que « le professeur Robert Gallo et son équipe avaient trouvé un nouveau virus, le HTLV-3, et apporté la preuve qu’il était l’agent du sida ». Elle affirma, en outre, que les chercheurs de Bethesda disposeraient avant sept mois d’un test permettant d’éliminer tout risque de contamination dans les stocks de sang utilisé pour les transfusions, et qu’avant deux ans un vaccin serait disponible. Elle ne souffla mot du virus français, contentant de faire une vague allusion à « d’autres chercheurs qui, dans le monde, sont parvenus à des résultats dans ce domaine » et condescendit à citer « particulièrement les efforts de l’Institut Pasteur en France qui a, en partie, travaillé en collaboration avec l’Institut national du cancer ».
Un journaliste osa troubler le déluge d’éloges que cette déclaration fit aussitôt pleuvoir sur l’illustre virologiste américain et ses collaborateurs.
— Votre virus n’est-il pas le même que celui des Français ? demanda l’impertinent.
Robert Gallo éluda d’une pirouette l’embarrassante question.
Apprenant la mise en scène de Washington, Luc Montagnier ne put réfréner son indignation. « Sur le plan de l’éthique scientifique, l’annonce officielle de cette découverte était des plus critiquables, écrira-t-il plus tard. Ayant reçu des échantillons de notre rétrovirus, le chercheur américain se devait de comparer celui qu’il venait de trouver avec le nôtre et publier lui-même la comparaison ; de la même façon que, lorsque nous avions découvert le LAV, nous l’avions comparé avec son rétrovirus HTLV-1. Pensait-il que les Français, comme il devait le déclarer à un journal de New York, ne tiendraient pas la distance et, s’inclinant devant le rouleau compresseur américain, se résigneraient à appeler leur virus HTLV-3 ? »
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes pour le maître de Bethesda. Quelques heures avant que son ministre annonce qu’il avait mis au point son propre test détecteur du virus du sida, des avocats du gouvernement des États-Unis déposaient une demande de brevet. Cette précaution aurait notamment pour effet d’interdire l’accès au marché américain du test Elisa développé un an plus tôt par l’équipe de l’Institut Pasteur. S’ils voulaient faire valoir leurs droits, les Français n’avaient plus qu’un recours : attaquer en justice le gouvernement des États-Unis.
La parution de quatre articles dans le numéro du 4 mai 1984 de la revue Science allait encore envenimer par de nouvelles polémiques l’affrontement franco-américain. Cette offensive scientifico-littéraire, qui avait Robert Gallo pour auteur, était illustrée de spectaculaires photographies qui prétendaient montrer le virus HTLV-3 aux différents stades de son développement. Deux ans plus tard, le savant américain contraint de reconnaître que les documents publiés sous signature ne montraient en aucun cas son virus, mais bel et bien le LAV des chercheurs français. Il se disculpera en affirma qu’il s’agissait d’une stupide erreur commise par le photographe travaillant pour son laboratoire.
Un mois plus tard, Luc Montagnier découvrira que compte rendu officiel du colloque auquel il avait assisté au mois de septembre de l’année précédente à Cold Spring Harbor avait été modifié. Alors qu’il n’avait pas soufflé mot de son HTLV au cours de cette rencontre – pour l’excellente raison qu’il l’avait pas encore identifié –, voilà que le maître de Bethesda décrivait longuement ce rétrovirus dans l’introduction qu’il ajouter au document avant sa publication. « Ce n’était pas première fois que Robert Gallo, s’estimant le maître incontesté de la recherche médicale, se permettait de faire croire à l’antériorité de résultats auxquels il n’était parvenu que plus tard écriront deux journalistes scientifiques réputés [20] . Luc Montagnier, lui, se contentera d’ajouter une ligne mélancolique à la longue liste de ses griefs : « Au mépris de toutes les règles déontologie scientifique, Gallo réécrivait l’histoire à manière. »
Cette façon de faire devait finir par éveiller certains soupçons. Des scientifiques américains commencèrent à se poser des questions. Ce virus HTLV-3 annoncé à grand roulement tambours était-il bien un nouveau rétrovirus, ou tout bonnement celui que les Français avaient trouvé depuis déjà plus d’un an Était-il l’incontestable agent responsable du sida ? Deux interrogations fondamentales qui poussèrent Gallo à descendre de son estrade politico-médiatique pour redevenir le virologiste exceptionnel qu’il était. Il dépêcha à Paris le biologiste indien M. G. Sarngadharan, l’un des premiers violons de son orchestre, avec mission de comparer les protéines de son virus avec celles du virus de l’équipe de l’Institut Pasteur. L’étude révéla qu’elles étaient en tout point semblables. De son côté, le CDC d’Atlanta demanda aux deux laboratoires concurrents de lui fournir des échantillons de sang contenant leurs virus respectifs. Ces envois codés permirent d’aboutir aux mêmes résultats. Les deux virus étaient de vrais jumeaux.
En fait, une dernière comparaison, cette fois au niveau moléculaire, était nécessaire pour confirmer leur similitude de façon irréfutable. Cette analyse moléculaire fait appel à des techniques extrêmement sophistiquées. La première, appelée clonage, consiste à introduire des éléments génétiques du virus dans des bactéries. Celles-ci, en se multipliant, permettent d’obtenir d’importantes quantités de virus. La deuxième opération, appelée séquençage, a pour objet de décrypter le code génétique d’un virus. Il s’agit d’établir l’enchaînement exact de ses nucléotides, c’est-à-dire des éléments composant, dans un ordre déterminé, son code génétique. Infiniment complexes et minutieux, ces travaux moléculaires requièrent de véritables orfèvres et un savoir-faire qui donnait au groupe de Robert Gallo, du fait de sa vaste expérience, un net avantage sur l’équipe de l’Institut Pasteur.
Les deux laboratoires se lancèrent dans une course effrénée. Ce fut la Chinoise Flossie Wong-Staal, l’un des biologistes surdoués de l’équipe de Bethesda, qui réussit la première le clonage du rétrovirus américain, battant de quelques semaines les chercheurs français. Ces derniers allaient prendre leur revanche. Le 21 janvier 1985, ils décrivirent, sur trois pages de la prestigieuse revue Cell, l’enchaînement des 9 139 nucléotides constituant le code génétique du virus LAV qu’ils avaient découvert près de deux ans auparavant. Cinq jours plus tard, l’équipe de Gallo publiait à son tour dans la revue Nature les résultats concernant le rétrovirus américain. L’article était signé par vingt tuteurs appartenant à trois centres de recherche différents, alors que cinq biologistes seulement, tous du même laboratoire, avaient cosigné le texte français.[21] « Un Français vaudrait-il quatre Américains ? » demandera Luc Montagnier, ravi de laver là quelques-unes de ses humiliations.
L’important était la similarité parfaite de ces divers résultats. Plus personne ne pouvait à présent en douter : le virus américain et le virus français étaient bel et bien un seul et même virus. Le décryptage de leur code génétique démontrait en outre qu’il s’agissait d’un virus nouveau, sans lien de parenté, comme l’avait cru Robert Gallo, avec le premier rétrovirus humain qu’il avait découvert. L’identification minutieuse de ses gènes permit de confirmer surtout ce que tout le monde guettait avec impatience : oui, le HTLV-3 LAV était bien l’agent mortel de l’épidémie.
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Par-delà les querelles qui continueront de les opposer des deux côtés de l’Atlantique, un champ d’expérience entièrement vierge s’ouvrait désormais aux chercheurs du sida. En perçant un à un les secrets des gènes du virus, ils allaient mieux comprendre son rôle dans la maladie. Ils allaient pouvoir perfectionner à moyen terme les tests de diagnostic et peut-être, dans un avenir proche, mettre au point des vaccins.
Ce beau concert d’espoir en l’avenir ignorait curieusement la tragique réalité du présent. Des victimes agonisaient et mouraient chaque jour de plus en plus nombreuses sans que les sommes gigantesques investies dans l’identification du virus aient pu leur apporter le moindre soulagement. On parlait de tests et de vaccins, mais pratiquement jamais de traitement, comme s’il était plus impérieux de régler son compte à l’assassin que de réparer les dégâts qu’il avait déjà commis.
Pour le docteur Sam Broder, l’ancien serveur de hamburgers d’origine polonaise quotidiennement confronté dans son hôpital à la souffrance, au désespoir et à la mort des malades, cet oubli était inacceptable. Le directeur du programme d’oncologie clinique de l’Institut national du cancer se devait de l’effacer.