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Calcutta, Inde — Automne 1982— Hiver 1983
Une antichambre à clochetons vers la Maison du Père
Aucun virus connu ou inconnu, aucune épidémie nouvelle ne justifiait la présence des cent soixante-dix hommes et femmes qui gisaient là, dans la lumière transparente de la vieille bâtisse à clochetons. Le froid, succédant à la fournaise tropicale de l’été et aux cataractes de la mousson, apportait sans cesse de nouveaux moribonds, victimes du fléau le plus ancien du monde : la misère. Ils étaient trois cent mille à Calcutta qui vivaient dans la rue, privés de tout abri, se nourrissant d’épluchures ou de détritus récupérés sur les tas d’ordures. À ceux qui n’avaient plus de famille, le mouroir de Mère Teresa offrait le dernier espoir de ne pas quitter ce monde comme une bête, de recevoir des soins, d’entendre des paroles de compassion.
À quelques pas du temple dédié à la déesse Kâlî, la divinité à l’image sanguinaire patronne de la ville, au centre d’un quartier d’hindouisme militant, la Maison du Cœur Pur était la première création de la « sainte de Calcutta ». Ce matin de novembre 1982, la religieuse se préparait à en célébrer le trentième anniversaire. Trois jours durant, dans sa petite Renault blanche conduite par le vieux chauffeur musulman Aslan, lui-même un survivant du long voyage au bout de l’horreur, Mère Teresa avait fait le tour de ses connaissances locales pour les convier à s’associer aux réjouissances. Une ronde sans fin de voitures Mercedes et Ambassador déposait devant l’étroite porte du mouroir des corbeilles débordant de légumes, de fruits, de poisson, de viande et de pâtisseries, ainsi que des paquets de linge et de vêtements. Des donatrices en sari de fête accompagnaient souvent ces montagnes de cadeaux. D’autres dons provenaient d’associations, de clubs, de magasins, d’entreprises industrielles.
L’intérieur de l’hospice était transformé en reposoir de kermesse. Des guirlandes d’œillets d’Inde, des bouquets de jasmin, des décorations en pétales de rose sur le sol faisaient presque oublier par leurs parfums et leurs couleurs joyeuses l’odeur de désinfectant et l’impressionnant spectacle des rangées de corps squelettiques recroquevillés sur les paillasses. Dans le vestibule entre la salle des hommes et celle des femmes, la religieuse avait fait dresser un autel pour la célébration de la messe. La nappe qui le recouvrait était l’œuvre des lépreux d’un de ses refuges. Une activité de ruche animait ces lieux habituellement empreints d’un calme serein. Les quatre novices affectées au mouroir s’affairaient à la toilette matinale des pensionnaires. Sur certains visages, la peau translucide des pommettes était tendue à se rompre. Des corps gisaient dans une rigidité qui préfigurait la mort, leurs yeux révulsés au fond des orbites semblant déjà regarder l’autre monde. Des bouches grandes ouvertes restaient figées en d’étranges rictus. Quelques mains se tendaient au passage des sœurs, en quête d’un contact charitable mais aussi pour offrir un salut reconnaissant.
Ces épaves avaient été ramassées sur un quai de gare, sur les marches d’un temple, au bord d’un trottoir, à même la chaussée. Aucun hôpital ne les aurait acceptées. La plupart étaient de pauvres paysans qu’une catastrophe climatique, fréquente dans cette région, avait un jour poussés vers la ville-mirage. Le choc avait été terrible. L’air empoisonné par la pollution, l’absence de toit, les campements hasardeux sur un bout de trottoir au milieu de la vermine et des rats, l’insalubrité de l’eau des rares fontaines, les écarts de température entre le jour et la nuit, l’obligation de se faire bête de somme et de tirer des charges inhumaines pour gagner à peine de quoi survivre un jour de plus avaient eu raison de la résistance de la plupart de ces malheureux. Un jour, ils s’étaient écroulés pour ne plus se relever. Privés de toute défense immunitaire du fait de leurs carences alimentaires, ils n’avaient pu résister aux attaques de la tuberculose, de la dysenterie, de la typhoïde, du choléra. N’étant plus supportée par les muscles, leur peau se craquelait, puis finissait par partir en lambeaux, s’infectant en de multiples plaies. Tant que les besoins énergétiques de leur cerveau demeuraient satisfaits, ces loques désintégrées parvenaient à parler, à gémir, à supplier. Mais un état de somnolence entrecoupé de convulsions les gagnait bientôt. Terrassés, ces morts-vivants sombraient dans le coma. Dix à quinze mille indigents de Calcutta – trente à quarante fois le nombre des victimes du sida recensées en Occident pour cette année 1982 – périssaient ainsi annuellement dans l’indifférence presque générale.
Ces chiffres ne traduisaient qu’imparfaitement la réalité car Mère Teresa arrachait des milliers de moribonds à l’oubli des trottoirs. En ce matin de fête, une inscription dans le registre des admissions de son mouroir disait mieux qu’aucun discours l’ampleur de son action. À l’aube, un camion de la voirie municipale avait apporté le 52 410e indigent recueilli depuis 1952.
* * *
L’équipe soignante de la vieille bâtisse à clochetons s’était enrichie cet automne-là d’une nouvelle recrue. « L’ex-petite charognarde du Gange » Ananda venait de commencer sa deuxième année de noviciat. Avec une bonne volonté et un courage qui faisaient l’admiration de toutes ses compagnes, elle avait compensé un à un ses handicaps. Elle savait à présent parler, lire et écrire assez d’anglais pour participer pleinement à la vie de la communauté. Elle s’était pliée à l’implacable discipline des Missionnaires de la Charité et à l’austérité de leur existence. Elle avait appris à se lever à quatre heures et demie du matin pour déchiffrer son livre de prières et chanter en titubant de sommeil les psaumes des prophètes.
C’était dans le domaine spirituel que la métamorphose de la jeune intouchable était surtout remarquable. Avec patience et tendresse, sœur Bandona, sa bienfaitrice de Bénarès, s’était acharnée à lui faire découvrir les valeurs de la vie religieuse, à lui faire entrevoir la grandeur de ce Dieu d’amour dont elle allait bientôt devenir « l’épouse ». Persuader une jeune Indienne de nier la fatalité d’un karma maudit, l’aider à rejeter la carapace de mépris et de souillure dont elle se sentait irrémédiablement prisonnière, la convaincre que le Dieu de l’Évangile l’aimait autant et même plus que toutes Ses autres créatures, et qu’elle ne devait pas Le craindre mais, au contraire, s’abandonner en Sa miséricorde, tout cela n’avait pas été facile. Pour parfaire cette éducation, Bandona conduisit un matin sa protégée, à pied à travers la ville, jusqu’à la porte du mouroir du Cœur Pur.
Récit de sœur Joie, l’ex-petite lépreuse de Bénarès
« Quand je suis entrée dans la grande salle pleine de moribonds, j’ai été saisie par une subite répulsion. J’ai voulu faire demi-tour et m’enfuir. Bandona m’a retenue par la main, « N’aie pas peur, m’a-t-elle dit, tous ces hommes sont nos frères. Tu es leur sœur. Tu as le droit de les toucher, de les servir, de soulager leurs souffrances. Jésus aime chacun d’eux du même amour qu’il t’aime, toi. » Mais, moi, je voyais déjà dans les yeux de certains d’entre eux qu’ils m’avaient reconnue. C’étaient des brahmines et ils avaient forcément vu que, moi, j’étais une paria. Ils allaient me repousser, me frapper, me cracher au visage. J’en étais sûre. Il y avait là des sœurs et des aides bénévoles qui nettoyaient les excréments sur les paillasses. D’autres faisaient la toilette d’un mort dans un coin. C’était certainement pour faire ces sales besognes qu’on m’avait amenée ici. Ah, quel choc ! Soudain, tout mon passé d’intouchable me recollait à la peau. J’ai voulu m’enfuir. Bandona a essayé de me raisonner. Elle m’a montré un pauvre squelette tout replié sur lui-même comme un fœtus. C’était un hindou. Il respirait à peine. Et elle m’a dit : « Regarde cet homme. Et dis-toi que c’est le Christ que tu vois. »
Sœur Paul, la responsable du mouroir, est alors arrivée. Bandona lui a parlé en bengali et sœur Paul m’a souri. Elle m’a prise par la main et m’a demandé de l’accompagner vers la salle des femmes. Il émanait d’elle une force si tranquille et si rassurante que j’ai eu envie de la suivre. J’ai dit au revoir à Bandona. Dès lors, le mouroir du Cœur Pur est devenu ma nouvelle maison.
Sœur Paul travaillait là depuis quatorze ans. C’était une forte femme originaire du Sud, qui aimait rire et chanter. De temps en temps, elle s’arrêtait entre deux gisants, prenait son chapelet, et récitait une dizaine d’Ave Maria. Il n’y avait personne comme elle pour vous faire oublier que la plupart de ces gens étaient là pour mourir. Elle avait l’air de connaître chacun personnellement et ne passait jamais près de quelqu’un sans lui toucher les mains et lui dire quelques mots. Elle n’avait pour cela aucun effort à faire, car d’innombrables mains se levaient spontanément vers elle dès qu’elle apparaissait. Les mourants l’appelaient « Mâ — Mère ». Sœur Paul prétendait que ce contact physique guérissait davantage que tous les traitements médicaux, que cette façon de donner de l’amour à des malheureux qui n’en avaient peut-être jamais reçu de leur vie était plus efficace que des piqûres. Elle avait raison. J’ai pu le constater bien souvent, moi aussi. Le simple toucher d’une main, le son d’une voix prévenante pouvaient avoir un effet miraculeux. Mais cela échouait parfois. Certains mourants s’enfermaient dans un silence total et préféraient garder les yeux clos, comme si, ayant perdu le goût de vivre, ils ne voulaient plus rien voir de la vie. Quelle impression terrible !
La plupart du temps, on ne savait rien de ces gens, de leur passé, de leur dialecte, de leur religion, de leur âge. Quelqu’un nous les avait amenés, et c’était tout.
Un jour, une dame est venue en taxi nous confier un de ces malheureux. Elle l’avait trouvé du côté de la grande gare de Howrah. Il était couvert d’huile de machine. Sa peau partait en lambeaux, faisant apparaître de grandes plaques blanches. Il ne devait pas avoir plus de trente ans et ne prononçait qu’un seul mot : « Pakistan ». Il est mort dix jours plus tard sans avoir rien dit de plus. Sœur Paul savait d’instinct déceler l’origine d’un moribond inconnu. Un rien lui suffisait : un trait du visage, l’aspect général, une façon de se comporter. L’exercice des besoins naturels était, par exemple, un indice révélateur. Il permettait d’identifier ceux qui avaient vécu dans une hutte ou dans une maison et que sœur Paul appelait les « house persons ». Les autres, ceux qui n’avaient connu que les trottoirs, étaient les « street persons ». Les premiers demandaient toujours à être conduits aux toilettes, ou réclamaient un seau. Les autres se souillaient sans retenue.
Comme elle connaissait des bribes de quantité de langues et de dialectes, sœur Paul parvenait presque toujours à réveiller une mémoire, à obtenir des réponses à ses questions. En dehors des Bengalis, nombre de nos pensionnaires venaient d’autres régions, parfois très lointaines comme le Karnataka, le Kerala et le Népal. Identifier leur religion était difficile. En l’absence de tout signe extérieur, telle une barbiche pour les musulmans, comment savoir si un individu apporté en état de coma était hindou, musulman, bouddhiste, ou même peut-être chrétien ? La question avait pourtant son importance au moment du décès, car les rites funéraires et la destination des cadavres n’étaient pas les mêmes. Pour les hommes, il y avait toutefois un moyen de distinguer les musulmans : en cas de doute, sœur Paul examinait le défunt pour savoir s’il était circoncis.
Beaucoup de personnes arrivaient dans un état d’épuisement tel qu’elles ne pouvaient absorber le moindre aliment. Il fallait alors leur brancher dans une veine un goutte-à-goutte d’eau sucrée. Sinon elles risquaient de se déshydrater complètement et de mourir en quelques heures. Sœur Paul ne désespérait jamais. « Babu, babu, petit père, tu dois t’efforcer de vivre, disait-elle tout doucement à ceux qui avaient abandonné la lutte, seul Dieu a le droit de te reprendre la vie, pas toi. Et aussi longtemps que Dieu n’a pas décidé de t’ouvrir la porte de Son paradis, tu dois rester avec nous. » Elle devait parfois s’y prendre à trois ou quatre reprises avant d’éveiller une réaction. Mais ses échecs étaient rares. Le premier signe attestant que ses paroles avaient atteint leur but était un geste naturel de survie : la bouche s’ouvrait pour accepter un peu de nourriture. Les yeux, eux, ne s’ouvraient que plus tard. Cette victoire était pour nous un moment de fête. Nous allions vite chercher des vêtements propres pour vêtir de neuf celui ou celle qui avait finalement choisi de vivre. Nous lui faisions sa toilette, lui coupions les ongles, nous le rasions et lui lissions les cheveux, bref, nous le bichonnions de toutes les façons possibles.
Ces « résurrections » donnaient l’occasion de gâteries très spéciales. Une sœur ou l’un des volontaires venus nous aider se précipitaient jusqu’au bazar voisin pour acheter des rasa gula, ces délicieuses friandises au lait très sucré, ou un gobelet de doï, le yaourt local. Parfois aussi, sœur Paul envoyait chercher un paquet de bidi [10] , et c’est elle-même qui allumait la cigarette et la plaçait entre les lèvres de son protégé. Je me suis toujours étonnée de l’effet bénéfique d’une cigarette. On aurait dit qu’elle permettait à celui qui, quelques instants plus tôt, voulait mourir, de franchir le seuil de son retour à la vie.
Les pensionnaires du mouroir n’étaient pas tous à l’article de la mort. Beaucoup étaient arrivés d’eux-mêmes, dans l’espoir de trouver un abri pour se retaper pendant quelques jours, surtout à l’époque de la mousson. Il n’était pas toujours facile de repérer ceux qui méritaient vraiment d’être accueillis en priorité. Il fallait se montrer vigilant et, dans cette ville de plusieurs millions d’habitants où il existait tant de détresse, l’hébergement de cent soixante-dix personnes ne représentait vraiment qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais, comme dit toujours Mère Teresa : « Si cette goutte d’eau n’existait pas, elle manquerait à l’océan. » Sœur Paul avait trouvé un système infaillible pour détecter les resquilleurs : elle examinait leurs cheveux. En Inde, hommes et femmes se frictionnent les cheveux avec de l’huile de moutarde et il faut être dans une indigence absolue pour ne pas respecter ce rite. Tous ceux qui présentaient des traces d’huile sur la tête devaient laisser leur place à plus pauvres qu’eux.
Bien que le mouroir du Cœur Pur ne fût pas vraiment un dispensaire, mais plutôt un lieu d’asile, de repos et de paix où attendre la mort, nous avions l’habitude de distribuer des remèdes aux plus malades et à ceux qui enduraient des douleurs insupportables. Une petite armoire métallique abritait notre pharmacie, et les médecins étrangers qui venaient nous aider s’étonnaient toujours du petit nombre de nos médicaments. On m’a dit qu’il existe environ dix-huit mille spécialités pharmaceutiques dans un seul pays comme la France. Nous, à Calcutta, nous n’utilisons qu’une dizaine de médicaments ainsi que quelques comprimés de vitamines, de fer et de minéraux pour les anémies les plus graves.
Nous avions un cahier pour noter les prescriptions à administrer aux malades avec l’indication de leur numéro de référence. Au mouroir, chaque personne était connue par le numéro de sa paillasse. On disait : « Le 57 a arraché son goutte-à-goutte », ou « La 24 est décédée ». Les couvercles récupérés sur des boîtes de thon envoyées par une association charitable italienne nous servaient de récipients pour les comprimés à distribuer. Leur fabricant [11] aurait sans doute été bien étonné de cette utilisation. C’était le médecin bénévole indien attaché au mouroir qui inscrivait lui-même ses présentions dans le cahier. Il venait en principe deux fois par semaine. Quelques docteurs volontaires étrangers passaient aussi de temps en temps. Leurs visites nous étaient précieuses car aucune des novices affectées ici ne possédait de formation médicale. Cela ne faisait pas partie de l’enseignement prévu par Mère Teresa pour les sœurs et je sais que des gens le lui reprochaient parfois. Heureusement, nous avions la chance d’être instruites par sœur Paul qui, elle, avait tout appris depuis tant d’années au contact de milliers de pauvres. Elle n’avait pas sa pareille pour mettre en place du premier coup le cathéter dans la veine d’un bras fin comme une allumette. Avec des gens réduits à l’état de squelette, c’était vraiment un tour de force. Elle eut beau m’enseigner patiemment les secrets de sa technique, je ne parvins jamais à acquérir son tour de main. Je préférais utiliser les veines des pieds : elles claquent moins facilement que celles des bras. Mais il paraît que c’est dangereux pour les malades parce que cela peut provoquer des caillots de sang et entraîner des embolies.
Les distributions des repas étaient les seuls moments où le mouroir s’animait vraiment. Sur la majorité des matelas, on voyait des corps prostrés se relever à l’approche des marmites fumantes de riz qui sentaient bon le safran. Pour les volontaires étrangers de passage, c’était toujours une source d’étonnement. Ils redécouvraient l’importance de cet élément vital dont ils n’avaient plus conscience car il n’était pas, pour eux, une angoisse de chaque jour : la nourriture.
Le paradoxe voulait qu’à la fin de leur pauvre vie nombreux étaient ceux qui ne manifestaient même plus l’envie de se nourrir, comme si leur estomac s’était à tout jamais fermé. Il fallait alors prendre d’infinies précautions, les premières bouchées risquant de provoquer des nausées, de brutales chutes de tension, des diarrhées, des vomissements. Seules de toutes petites quantités d’un aliment facile à digérer – un peu de riz, une pomme de terre écrasée – prises en plusieurs fois dans la journée permettaient de faire repartir leur moteur. Même ces précautions étaient parfois insuffisantes. Après tant d’années de privations, le choc était trop fort et des gens mouraient brusquement dès les premières bouchées.
Malgré ces accidents, les repas étaient, pour nous autres novices comme pour les volontaires, des occasions gratifiantes d’approfondir nos liens avec ceux et celles que nous servions. La plupart des pensionnaires n’avaient plus la force de s’alimenter seuls. Il fallait les faire manger à la cuillère, très lentement. Des regards débordants de reconnaissance nous récompensaient de notre patience. Ils m’ont toujours fait penser que l’acte que nous accomplissions était peut-être plus important que la nourriture elle-même.
Curieusement, je devais constater que les hommes étaient beaucoup plus sensibles que les femmes à nos gestes de tendresse ; ils appréciaient davantage d’être dorlotés, entourés d’affection. Il en résultait qu’ils étaient aussi plus exigeants, plus difficiles ; ils réclamaient plus d’attentions, plus de soins. Alors que les femmes semblaient moins touchées par notre compassion. Elles étaient aussi plus dures, plus résistantes à la souffrance. Sœur Paul expliquait ce phénomène par le fait que, dans notre pays, les femmes sont habituées dès l’enfance aux travaux les plus pénibles, et qu’elles sont élevées dans l’idée d’une soumission totale aux volontés et aux caprices masculins. Cette éducation renforce leur caractère, disait-elle, alors que trop de facilité amollit celui des hommes.
Les journées étaient longues au mouroir, souvent épuisantes, mais presque toujours enrichissantes. Quel bonheur de voir, après tant de soins, un moribond se relever enfin, comme ressuscité, souriant, puis, un jour, saluer en s’inclinant et s’en aller debout, sans aide. Surtout quand il s’agissait d’un adolescent arrivé quelques semaines ou quelques mois plus tôt dans un état de dénutrition qui ne laissait plus rien espérer. Pourtant, sœur Paul veillait à ce que ces miracles quotidiens ne nous détournent pas de notre tâche première, celle qui nous était assignée par Mère Teresa : aider nos protégés à rejoindre en paix la Maison du Père.
Les amis étrangers qui passaient au mouroir ne cessaient d’en être surpris. Dans ces lieux, la mort était si naturelle qu’elle semblait la continuation de la vie. Il n’y avait ni pleurs, ni gémissements, ni rébellion ; seule l’acceptation sereine du passage vers l’au-delà. Ce qui les frappait surtout, c’était l’absence de toute angoisse apparente. Ils disaient que, chez eux, la mort n’était pas ressentie de cette manière, qu’on n’osait jamais la regarder en face, qu’elle était toujours une occasion de révolte, qu’elle avait le visage hideux d’un squelette tenant une faux, qu’elle n’était qu’une injustice, un terrible châtiment, un échec définitif.
Sœur Paul expliquait qu’en Occident la mort fait peur parce que, là-bas, les gens ne savent pas où elle va les conduire. Elle ajoutait que lorsque l’on a eu la chance d’avoir une bonne vie sur la terre et que l’on ne croit pas au royaume du Ciel, il est normal que la mort vous inspire de la crainte. À l’opposé, chez nous en Inde, les gens sont convaincus qu’ils seront plus heureux après leur mort. Surtout les pauvres, auxquels Dieu ne pourra qu’offrir une vie meilleure. De toute façon, quelle que soit leur religion, les Indiens ont une telle foi qu’ils acceptent la volonté divine.
Les agonies n’en demeuraient pas moins une épreuve pour tous ceux qui travaillaient au mouroir, même pour sœur Paul.
Elle savait d’instinct quand l’heure d’un mourant était venue. On le transportait alors dans une sorte d’alcôve entre la salle des hommes et celle des femmes, à l’abri du passage. Nous lui faisions sa toilette et l’habillions d’un longhi neuf. Sœur Paul envoyait chercher au bazar une guirlande d’œillets qu’on lui plaçait autour du cou comme pour un jour de fête. Puis nous nous relayions à son chevet pour lui tenir la main, lui éponger le front, le réconforter, prier. Sœur Paul avait une façon particulière de parler aux mourants. Elle s’extasiait sur la chance qu’ils avaient « de rentrer chez eux » et leur décrivait la vie merveilleuse qui les attendait au Paradis, à commencer par la profusion de victuailles qu’ils allaient y trouver. Quand les mourants avaient gardé leur conscience, je puis témoigner que ce discours les aidait à partir en paix. Leurs doigts serraient nos mains avec une force extraordinaire puis se relâchaient brusquement. C’était fini.
La toilette mortuaire ne prenait que quelques minutes. Nous enveloppions le corps dans un drap de coton blanc. S’il s’agissait d’un hindou, sœur Paul demandait à quelqu’un d’aller prévenir l’un des prêtres brahmines du temple voisin dédié à la déesse Kâlî. Les croque-morts de la caste des dom, la caste de ma famille, venaient alors chercher le mort avec une civière pour l’emporter au bûcher funéraire au bord de l’Hooghly. Dans le cas d’un musulman, sœur Paul téléphonait à une organisation islamique qui s’occupait des défunts sans famille. Quelques heures plus tard, une camionnette venait prendre livraison du cadavre et le conduisait à la fosse commune du cimetière musulman de Gobra. Quant aux rares chrétiens, c’était notre ambulance qui les emmenait au caveau du mouroir dans le cimetière de Tollygunge, au sud de la ville.
C’est vrai, à la Maison du Cœur Pur, la mort n’était qu’une formalité. Mes années d’enfance dans la fumée et l’odeur des bûchers m’avaient sans doute préparée plus qu’une autre à l’accepter comme telle. Pourtant, une sorte de colère m’envahissait parfois devant la cruauté de certaines agonies. Je n’oublierai jamais celle de ce jeune musulman de vingt ans réduit à l’état de squelette, le corps couvert de plaies. Il avait été trouvé dans les toilettes d’un train en provenance de Madras. Contrairement aux habitudes qui excluaient tout acharnement médical, je m’étais vraiment battue pour essayer de le sauver. Je ne sais pas combien de bouteilles de sérum j’ai pu lui faire couler dans les veines, ni combien de flacons d’antibiotiques, de vitamines, de fer je lui ai fait avaler. Avec ses oreilles décollées et ses cheveux crépus, il ressemblait un peu à mon petit frère, celui avec lequel je plongeais dans le Gange pour chercher les dents et les bijoux en or des riches défunts incinérés. Son nom était Abdul. Mais il avait trop souffert : son moteur n’avait plus la force de repartir. Nous restions des heures ensemble. Il ne voulait pas lâcher mes mains. Il m’appelait « Didi — Grande Sœur ».
Chaque soir, quand venait pour nous le moment de regagner notre couvent à l’autre bout de la ville, une crise de désespoir secouait Abdul. Il s’accrochait à mon sari avec une force insoupçonnable dans un corps si affaibli. « Ne m’abandonne pas, Grande Sœur », suppliait-il. Un soir, ses gémissements m’ont particulièrement bouleversée. J’ai fait le plus grand geste d’amour que je pouvais lui offrir. J’ai décroché de mon épaule le petit crucifix en métal que j’avais reçu de Mère Teresa à mon entrée au noviciat.
Tiens, petit frère, lui ai-je dit en le déposant au creux de sa main, c’est ce que je possède de plus précieux au monde. C’est comme si ta « grande sœur » restait avec toi.
Son visage s’apaisa aussitôt.
— Didi, maintenant tu peux t’en aller, murmura-t-il.
Le lendemain, quand je revins au mouroir, Abdul était mort, le petit crucifix entre ses mains repliées sur sa poitrine. Je suis tombée à genoux et j’ai sangloté.
Je pleurais encore quand j’ai senti sur moi la main de sœur Paul. Elle tenait une enveloppe couverte de timbres étrangers qui portait mon nom tapé à la machine. Un jeune moine libanais m’écrivait d’Israël. Il souhaitait offrir ses prières et ses souffrances de paralytique pour m’aider « à être forte et courageuse dans mon travail de servante des pauvres de Dieu ».