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Latroun, Israël — Hiver 1983

Onze moines d’Israël au secours de deux petites servantes des pauvres

Philippe Malouf observa longuement les trois timbres sur l’enveloppe. Il lui semblait que l’Inde tout entière, avec ses emblèmes et ses symboles, venait de faire irruption sur son lit de paralytique. À côté de la silhouette d’une paysanne en sari guidant sa vache, une cruche d’eau sur la tête, et le bulbe futuriste du premier réacteur atomique de l’Asie, il reconnut les grandes oreilles décollées et le crâne luisant du mahatma Gandhi au-dessus duquel le tampon du postier de Calcutta avait dessiné une curieuse auréole.

L’enveloppe contenait une lettre de plusieurs pages et deux photographies. La première était le fameux portrait de Mère Teresa tenant un bébé dans les bras. On aurait dit un tableau de la Vierge à l’Enfant peint par quelque maître de la Renaissance. Le cliché était accompagné d’un verset d’Isaïe : « Regarde, je ne peux t’oublier, j’ai gravé ton visage dans la paume de ma main. Je t’ai appelé par ton nom. Tu es précieux pour moi et je t’aime. » Au-dessous, Mère Teresa avait de sa main formulé les vœux qu’elle adressait au seuil de cette année 1983 au jeune moine paralysé en Israël qui offrait ses souffrances pour soutenir la tâche de l’une de ses Missionnaires de la Charité. « Joyeuse année, cher frère Philippe, avait-elle écrit. Aime toujours les autres comme Jésus t’aime. Qu’il te protège et te bénisse. M. Teresa. »

Le deuxième document montrait une sœur en sari blanc et tablier bleu nourrissant un homme squelettique. On distinguait d’autres corps semblables sur des paillasses voisines. L’objectif avait réussi à saisir l’intensité de l’échange entre ces deux êtres, la religieuse qui souriait avec tendresse en tendant sa cuillère débordante de riz au pauvre affamé qui recevait la nourriture avec une touchante expression de reconnaissance. Philippe Malouf pressentit qu’il s’agissait d’Ananda, la petite sœur indienne à laquelle il était spirituellement « marié ». Il détailla minutieusement son visage, ses mains si fines, sa frêle stature, le décor qui l’entourait. Il tenta d’imaginer les bruits et les odeurs. Il songea aux hôpitaux de fortune du Liban en guerre où les chrétiens abritaient leurs blessés. Sur cette photo, personne ne portait de pansement. On ne voyait que des malheureux décharnés et de jeunes Indiennes souriantes occupées à les nourrir.

Curieusement, la lettre n’était pas signée d’Ananda, mais de la religieuse responsable du mouroir de Calcutta où elle travaillait.

Cher frère Philippe,

Je dois vous annoncer une bien triste nouvelle, écrivait sœur Paul. Notre chère sœur Ananda a été victime d’un accident et nous craignons que le Bon Dieu vienne l’enlever à notre affection. L’autre matin, en arrivant au mouroir avec sœur Alice, elles ont été toutes deux cruellement mordues par un chien enragé.

Il y a beaucoup de chiens errants dans notre quartier. Ils sont attirés par les déchets des sacrifices d’animaux pratiqués dans l’enceinte du temple hindou voisin. Tous les jours, des familles apportent des chevreaux ou des poulets qu’elles demandent aux officiants du temple de décapiter selon les rites dans l’espoir que la déesse Kâlî exauce leurs vœux. L’animal qui a mordu nos sœurs s’était déjà attaqué à deux enfants. Sa gueule écumait de bave et il poussait des hurlements horribles. Des hommes du quartier ont tenté de l’attraper à l’aide d’un sac de toile, mais il leur a échappé. Il s’est abrité sous le chariot d’un marchand de sucreries, juste devant la porte du mouroir, puis il a bondi sur une fillette qui passait là.

Nos deux sœurs se sont précipitées pour la protéger. C’est à cet instant que l’animal les a mordues aux mains et au visage. Un tireur de pousse-pousse a lâché les brancards de sa carriole pour se lancer à sa poursuite, mais le chien a disparu. Plus tard, il a été capturé au bord de la rivière, là où les hindous brûlent leurs morts. Un fourgon de la police est venu le chercher et l’a emporté.

Dans l’après-midi, deux policiers sont venus. Ils apportaient un certificat du service vétérinaire de la mairie précisant que « le cerveau du chien est bien celui d’un animal enragé ». J’ai immédiatement appelé un des taxis en stationnement devant le temple voisin et emmené moi-même nos deux blessées au service des urgences du Government Hospital. Mais il ne disposait pas de sérum antirabique. On nous a indiqué un autre hôpital. Là encore, le sérum manquait et on nous a envoyées à un troisième hôpital…

Sœur Paul relatait ensuite en détail l’odyssée qui l’avait conduite d’hôpital en hôpital, avec Ananda et Alice, à la recherche de l’indispensable sérum. Aucun centre de soins de l’immense cité ne semblait en détenir ce jour-là. Quelqu’un leur avait finalement conseillé de se rendre à l’établissement qui portait le nom de Pasteur Institute sur Convent Road. On élevait là, parait-il, quelques moutons dont on se servait pour fabriquer un peu du précieux sérum. Mais elles ne trouvèrent qu’un bâtiment abandonné, au toit et aux murs délabrés par la mousson. Un voisin leur apprit que l’Institut avait fermé ses portes depuis longtemps et qu’avant de partir le personnel avait mangé l’un après l’autre tous les moutons. Les trois religieuses avaient fini par regagner le couvent de Lower Circular Road où un médecin était venu examiner les blessées. En l’absence de Mère Teresa en voyage à l’étranger, son assistante envoya un télégramme à New Delhi pour demander l’envoi urgent de sérum. Il n’était toujours pas arrivé le jour où sœur Paul écrivait à Philippe.

Notre inquiétude est grande, concluait-elle, car, vous le savez, la rage est une maladie mortelle. Lorsqu’elle se déclare, il n’y a plus rien à faire. Si le sérum ne nous parvient pas dans les quarante-huit heures, il sera peut-être trop tard.

Cher frère, nous avons un besoin pressant de vos prières.

Philippe Malouf rechercha la date inscrite en haut de la première page. La lettre avait été écrite douze jours plus tôt. Bouleversé, il fit appeler le père abbé.

— Père, dit-il au vieil homme barbu, lisez vite cette lettre. Notre communauté doit prouver d’urgence que la communion des saints est une réalité vivante.

Sa lecture terminée, le religieux se hâta sans un mot vers la cloche du monastère pour convoquer tous les moines à la chapelle. Sans attendre les vêpres, puis au cours de tous les offices des jours et des nuits suivantes, les dix trappistes de l’abbaye des Sept-Douleurs de Latroun s’associèrent par leurs chants et leurs prières à l’offrande des souffrances de leur frère paralysé « afin que survivent deux petits sœurs indiennes en sari qui ont donné leur vie pour soulager le malheur des hommes ».

Plus grands que l'amour
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