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Pine Needle Lodge — Bethesda, USA — Automne 1985
AZT ou placebo : la roulette russe
La priorité qui s’imposait maintenant au vice-président du laboratoire Wellcome et à son état-major était le choix d’une stratégie. Plusieurs voies s’offraient à eux. Le providentiel cadeau des cinquante kilos de sperme de hareng retrouvés par Sam Broder et, surtout, l’imminente synthèse de la thymidine par leurs chimistes permettaient d’envisager une production massive d’AZT en vue de sa mise rapide sur le marché. Cela coûterait des millions de dollars, mais c’était réalisable. Comme il n’existait aucun autre médicament anti-sida, David Barry savait qu’une telle décision serait accueillie avec soulagement par le corps médical, les malades et l’opinion publique et, sans aucun doute, approuvée par la bienveillante inspectrice de la Food and Drug Administration Ellen Cooper. « Nous étions comme l’unique chasse-neige disponible que chacun espère voir ouvrir une piste dans la tempête, dira-t-il. Tout le monde était prêt à nous suivre les yeux fermés. »
Les responsables de Wellcome choisirent pourtant une autre voie. Une voie qui coûterait plus cher et ne rencontrerait ? pas les faveurs du public, mais qui était plus conforme aux traditions de rigueur scientifique du prestigieux laboratoire. David Barry et ses collaborateurs décidèrent d’approfondir l’expérimentation de l’AZT. Ils voulaient le soumettre au verdict d’un « essai clinique comparatif en double aveugle ». Il s’agissait de sélectionner plusieurs centaines de malades, de les répartir en deux groupes homogènes, d’administrer le remède à tous les membres de l’un des groupes, tandis que les autres recevaient un produit neutre, dit placebo. Ni les malades ni leurs médecins ne devaient savoir s’ils prenaient le médicament ou le placebo, d’où son qualificatif de « double aveugle ». La comparaison de l’état médical des sujets des deux groupes en fin d’expérience permettrait d’évaluer l’effet réel du produit testé. La plupart des traitements pour les maladies cardiaques, les affections urinaires et pulmonaires, les pathologies infectieuses, avaient fait l’objet de ce système de contrôle. « Il était de notre devoir de respecter cette méthode, dira David Barry. C’était notre seule façon de ne pas jouer les apprentis sorciers avec la thymidine dont nous ne connaissions pas suffisamment les propriétés bénéfiques et les inconvénients. »
Cette décision risquait de soulever de violentes objections dans le cadre d’une épidémie mortelle comme celle du sida. « Donner pendant des mois des gélules de placebo à des gens en danger de mort, alors qu’un médicament pourrait peut-être les sauver, n’est-ce pas violer les principes les plus élémentaires de l’éthique médicale ? » demanderait Michael Gottlieb, le médecin de Los Angeles qui avait diagnostiqué les premiers cas de la maladie.
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Un superbe parcours de dix-huit trous et des écuries pour cinquante chevaux faisaient de la Pine Needle Lodge l’un des lieux de villégiature favoris des cavaliers et des amateurs de golf de la Caroline du Nord. En ce premier week-end de novembre 1985, des hôtes inattendus s’étaient donné rendez-vous dans cette paisible auberge au milieu des pins. Le docteur David Barry y avait convié tout son état-major. Il comptait sur le calme bucolique de l’endroit pour les aider à répondre aux questions urgentes et multiples que suscitait la préparation de l’essai clinique en double aveugle de l’AZT.
Combien de semaines devait-il durer ? Combien de sujets devaient y participer ? Quels critères fallait-il retenir pour leur sélection ? Devaient-ils être au premier stade de la maladie ou dans sa phase terminale ? Devaient-ils être atteints de pneumocystose, d’un sarcome de Kaposi, ou des deux à la fois ? Quels autres paramètres médicaux fallait-il prendre en compte ? Un nombre anormalement bas de globules blancs T4 ? Une porte de poids supérieure à sept kilos dans les trois derniers mois ? Une forte fièvre pendant plus de trois semaines sans cause infectieuse évidente ? Des suées nocturnes régulières et des diarrhées inexpliquées ? Fallait-il exclure les toxicomanes, les enfants, les femmes enceintes, celles qui allaitaient ? Fallait-il interdire la prise d’autres médicaments, y compris un simple cachet d’aspirine, tant que durait le test, même si l’état du sujet s’aggravait ? Si incroyablement vaste était le champ à explorer qu’à tout instant « l’un de nous devait aller consulter un spécialiste au téléphone », racontera la virologiste Sandra Lehnnan.
À cela s’ajoutaient le choix des hôpitaux destinés à conduire l’expérimentation et le contrôle des résultats par les experts de Wellcome, la collecte minutieuse des informations, la stricte comptabilité des gélules à distribuer aux malades afin d’en prévenir le vol ou le trafic, les dosages du traitement, sa fréquence, le suivi de la condition physique des sujets par des examens cliniques et biologiques, la conduite à tenir en cas de réactions d’intolérance, l’évaluation des accidents de parcours et la nature des infractions commises par des malades justifiant leur exclusion de l’expérimentation. Tous les éléments furent méthodiquement discutés un à un, analysés, consignés. Les rédacteurs et les informaticiens pourraient ensuite engranger cette masse de données dans leurs ordinateurs afin de mettre au point les directives et les questionnaires qui constitueraient les bases du protocole de traitement. L’une des rubriques mobilisa tout particulièrement l’imagination des hôtes de la Pine Needle Lodge. Elle concernait le principe essentiel de l’opération, la garantie du secret. Afin que nul ne puisse savoir qui recevait le médicament et qui recevait le placebo, on décida qu’un numéro de code serait inscrit sur chaque flacon correspondant au numéro de code du patient auquel il était destiné. Les clefs de cette codification seraient enfermées dans un coffre-fort dont seul un collaborateur de Wellcome connaîtrait la combinaison. Avec sa carrure de shérif, Richard H. Clemons, soixante ans, était tout désigné pour assumer cette responsabilité. À dix-huit ans, ce fils d’un fermier de l’Iowa avait déserté les champs de maïs paternels pour assouvir sa vocation scientifique. Les expérimentations sur cobayes humains étaient sa spécialité. Ses collègues pouvaient avoir confiance : la petite armoire blindée de son bureau serait aussi inviolable que la réserve d’or de Fort Knox.
Avant de conclure leur week-end de travail, David Barry et ses collaborateurs attribuèrent un nom à l’opération dont ils venaient de concevoir les grandes lignes. Puisque c’était la cinquante-troisième bataille qu’engageait le laboratoire contre des virus, ils l’appelèrent « Opération 53 ».
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Les douze médecins – dix hommes et deux femmes – qui se retrouvèrent deux mois plus tard à l’Institut national de la santé sur le campus de Bethesda partageaient le même acharnement à soigner leurs patients atteints du sida, la même frustration devant la vanité de leurs efforts, et le même enthousiasme à l’idée de participer à l’expérimentation d’un médicament porteur d’espoir. Choisis par les responsables de Wellcome, ils travaillaient tous dans des villes où l’épidémie frappait avec une particulière intensité. Le docteur Michael Gottlieb de Los Angeles en faisait partie. Malgré sa répugnance à administrer un placebo à des malades en danger de mort, il était parvenu à la conclusion que « la vraie compassion et la vraie morale consistaient à trouver une thérapeutique efficace le plus vite possible ».
Les douze praticiens avaient été convoqués par David Barry en vue de réaliser la mise au point finale du protocole clinique de l’Opération 53. Des experts de l’Institut national de la santé et de la Food and Drug Administration participaient également à cette concertation. Si le séminaire de Pine Needle Lodge avait déblayé le terrain, il restait plusieurs points importants à discuter.
Les chimistes de Wellcome avaient calculé qu’ils étaient en mesure de fournir les doses d’AZT nécessaires à cent vingt-cinq sujets pendant six mois. On fixa donc à deux cent cinquante le nombre des participants admis à l’essai clinique. Cent vingt-cinq d’entre eux recevraient de l’AZT, les cent vingt-cinq autres du placebo. On élimina définitivement les toxicomanes parce qu’ils absorbaient des drogues susceptibles de fausser les résultats, ainsi que les enfants de moins de douze ans en raison des dangers de toxicité. Pour assurer la plus grande homogénéité possible à l’expérience, certains fonctionnaires de santé suggérèrent de ne choisir que des hommes. David Barry estima que semblable discrimination serait contraire à l’éthique médicale et l’on décida d’inclure des femmes. On s’accorda ensuite sur le principal critère d’éligibilité : une espérance de vie d’au moins six mois. Mais, contrairement à l’habitude dans ce genre d’expérimentation, on exigea que l’état des candidats soit très sérieux. Pour l’équipe de Wellcome, c’était courir un risque : si l’AZT ne prouvait pas son efficacité chez des sujets gravement atteints, il y avait de bonnes chances pour qu’il soit à tout jamais condamné. Le risque n’était pas moindre pour les malades, la probabilité de réactions toxiques dangereuses, voire mortelles, étant inévitablement plus élevée sur des organismes très affaiblis. D’un autre côté, si le produit se montrait actif, les résultats n’en seraient que plus éloquents. Toujours dans le souci de garantir une homogénéité maximale entre les sujets, on choisit un dénominateur clinique commun très rigoureux : les sujets devaient tous avoir été victimes d’une première attaque de pneumocystose au cours des trois mois précédents. Cela excluait automatiquement les malades dont le sida ne se manifestait que par un sarcome de Kaposi. David Barry devait justifier cette décision par le fait que leur espérance de vie variait considérablement selon la localisation et l’étendue de leurs lésions. En cas d’atteintes cutanées seules, la survie pouvait atteindre cinq années. Lors d’extension aux muqueuses des organes internes, elle pouvait se réduire à quelques semaines.
Il résulta de cette concertation un protocole monumental de deux cent soixante-deux pages. La seule liste des examens et analyses à effectuer tout au long des vingt-quatre semaines de l’essai clinique comprenait plusieurs centaines d’interventions. Certains tests qui visaient à déceler d’éventuelles atteintes cérébrales étaient si complexes que le laboratoire Wellcome serait contraint d’organiser en toute hâte la formation du personnel qui allait en être chargé.
Il ne restait plus qu’à déterminer le jour J. L’expérimentation à grande échelle du premier médicament anti-sida commencerait le 18 février 1986.