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Atlanta, USA — Été 1981
Les autopsies très particulières de la jolie Martha
Jim Curran se démenait comme un diable. Le farouche médecin chasseur de microbes du CDC aux yeux de fouine avait bien du mal – bureaucratie oblige – à secouer l’apathie de sa gigantesque organisation et le scepticisme de bon nombre de ses collègues pour qui « cette histoire de pédés était une “gonflette” qui allait crever comme une baudruche ». La question était pour lui à la fois simple et d’une extraordinaire complexité. Que faire pour stopper sur-le-champ l’extension de cette épidémie ? Existait-il un germe coupable comme dans les cas d’intoxications alimentaires ? Qu’avaient les homosexuels en commun qui pût fournir un indice ? La première chose à laquelle il avait naturellement pensé était, comme pour l’épidémie de l’hépatite B, l’existence d’un virus sexuellement transmissible. Cette hypothèse n’était guère réjouissante, car rien n’est plus difficile que de neutraliser un virus. Fallait-il chercher dans les fameux « poppers » que beaucoup de malades semblaient avoir consommés ? Pouvaient-ils être le dénominateur commun des différentes infections ? Le fait que les homosexuels se rencontraient surtout en des lieux particuliers tels les saunas, les discos, les arrière-salles de certains bars, impliquait-il une responsabilité de l’environnement ?
Curieusement, la si vigilante et performante organisation d’Atlanta paraissait mal équipée pour rechercher une réponse à tant de questions disparates. L’épidémie semblait échapper aux modes d’investigation habituels. Elle n’était pas la résultante d’un problème exclusivement vénérien, ni viral, ni toxicologique, ni d’environnement, mais sans doute un panaché des quatre à la fois. D’où la volonté de Jim Curran de faire appel aux spécialistes de plusieurs disciplines et de les regrouper au sein d’une force commune.
Ce matin de juillet marquait le premier aboutissement de ses efforts. L’état-major du CDC au grand complet s’était rassemblé dans la salle de conférences du directeur général pour décider la création d’une « Task Force », une force spéciale d’intervention contre la sournoise épidémie. Se trouvaient réunis là des épidémiologistes, des cancérologues, des immunologues, des virologistes, des parasitologues, des techniciens de l’environnement, des experts en maladies vénériennes et chroniques, des informaticiens, et même des sociologues.
Après avoir nommé Jim Curran à sa tête, la nouvelle Task Force prit aussitôt une première décision. Afin de pouvoir agir efficacement, il fallait connaître tous les paramètres du mal à combattre. C’était là le précepte de l’épidémiologie. Les inventeurs de cette jeune science avaient mis au point une technique d’étude appelée « Case control study — Etude comparative de cas ». Elle permettait de confronter et de comparer un grand nombre de victimes d’une maladie donnée à un grand nombre de sujets bien portants afin de découvrir les différences entre les uns et les autres. C’est ainsi que le CDC avait, entre autres, établi la relation de cause à effet entre l’usage du tabac et le cancer du poumon. L’instrument utilisé était un questionnaire de plusieurs dizaines de pages. De l’ampleur des rubriques abordées et de la pertinence de chaque question dépendait le succès de l’enquête.
Or, ce matin de juillet, ni Jim Curran ni aucun de ses collègues ne se sentaient capables d’élaborer un tel questionnaire.
« Nous n’avions pas assez d’éléments sur les malades, concédera le docteur Harold Jaffe, le placide Californien de l’Epidemiology Intelligence Service. Nous ne savions pas par quel bout nous y prendre. Aucun de nous n’avait encore côtoyé de près cette nouvelle maladie. Nous devions en priorité aller sur le terrain à la rencontre des victimes, bavarder avec elles et savoir de quelle façon elles menaient leur existence. »
Une dizaine de membres de la Task Force s’envolèrent d’Atlanta vers les premiers points chauds où sévissait en priorité le mal : Los Angeles, San Francisco, New York et Miami. Chaperonné par un officier local de la Santé publique, Harold Jaffe put ainsi rencontrer plusieurs malades à San Francisco et à Stanford. Ce qui le frappa d’abord fut l’état de ces hommes. Ils étaient vraiment au seuil de la mort. Et pourtant la majorité d’entre eux s’étaient toujours souciés de leur santé, de leur régime alimentaire, de leur poids. Ils avaient toujours pris soin de faire du sport. Ils étaient tous très jeunes. La plupart étaient issus de familles aisées et jouissaient de situations enviables. Comment avaient-ils pu détruire tout cela et ressembler à des cancéreux au stade terminal ?
Ce qui stupéfia également l’envoyé d’Atlanta fut de découvrir à quel point ces hommes avaient été sexuellement actifs. « Ils avaient eu des centaines, des milliers de partenaires. Leurs ressources leur permettant de voyager, ils avaient assouvi leur libido dans tous les coins des États-Unis. » Ses entretiens confirmèrent enfin un usage massif de diverses substances toxiques, en particulier des « poppers ». « D’après mes interlocuteurs, ces “poppers” semblaient doués de toutes les vertus, racontera Harold Jaffe. Non seulement ils dilataient les vaisseaux de la verge et de la muqueuse anale, mais, en diminuant la pression artérielle, ils procuraient une euphorie qui prolongeait l’orgasme. » De mémoire d’enquêteur, aucun souvenir ne devait le marquer davantage que son équipée dans un bar de San Francisco où plusieurs malades lui avaient appris qu’on y trouvait les meilleurs “poppers” de la ville, ceux qui ne donnaient jamais mal à la tête. L’endroit était l’un des repaires sadomasochistes de la Sodome gay californienne. Il n’était pas très engageant avec sa décoration de chaînes et d’instruments de torture, sa faune d’hommes barbus bardés de combinaisons de cuir, de bottes et de ceintures cloutées. Harold Jaffe hésita avant d’entrer. Il sentait les regards hostiles coller à son costume de jeune fonctionnaire. Il finit par se frayer un passage jusqu’au comptoir.
— Donnez-moi deux ou trois flacons de votre meilleure camelote, demanda-t-il avec embarras au barman.
Celui-ci ouvrit le réfrigérateur qui trônait derrière lui. Il y prit plusieurs ampoules portant le sigle de Burroughs Wellcome Co, le prestigieux laboratoire pharmaceutique qui fabriquait ce produit à l’intention des malades souffrant d’angine de poitrine. Il sortit également trois flacons de la taille d’échantillons de parfum avec l’étiquette Disco Roma, le plus recherché des « poppers ». Harold Jaffe empocha le tout, paya trente dollars et quitta les lieux en hâte. « Je n’avais qu’une peur, racontera-t-il en riant. C’est que ces foutus “poppers” explosent dans ma valise pendant mon voyage de retour et répandent dans l’avion leur répugnante odeur de banane pourrie. » Dès son arrivée à Atlanta, Harold Jaffe s’empressa de les offrir, pour analyse, aux experts toxicologues du CDC.
* * *
La moisson d’informations que Jim Curran était allé recueillir à New York promettait d’être tout aussi profitable à la rédaction du questionnaire attendu par sa Task Force. L’infatigable médecin-détective rendit systématiquement visite à toutes les personnes atteintes de tumeurs de Kaposi signalées par le dermatologue Alvin Friedman-Kien. « Je n’avais encore jamais vu ce genre de cancer de la peau, racontera-t-il. Les taches violettes étaient impressionnantes, d’autant que de nombreux malades semblaient miraculeusement en bonne santé. L’acteur de Broadway, en particulier, était superbe et athlétique. Le hasard voulait que lui et moi ayons grandi dans la même banlieue de Détroit. Nous avions fréquenté les mêmes écoles, la même église. Il me raconta le drame qu’avait provoqué là-bas son homosexualité. Je n’arrivais pas à croire que toutes ces vilaines marques sur sa figure étaient la conséquence directe de son choix de vivre sa différence. Il s’était forcé à rire en me les montrant sur tout son corps. Sa maladie n’offrait pas encore l’effroyable visage qu’elle allait avoir quelques semaines ou quelques mois plus tard, mais je savais déjà qu’il n’y avait pas de quoi rire. »
À son retour à Atlanta, Jim Curran fît rechercher dans les registres de Sandy Ford, la jeune femme responsable du Parasitic Disease Drug Service, toutes les demandes reçues pour la Pentamidine, ce médicament contre la pneumocystose que le CDC était seul à distribuer en Amérique. L’enquête permit de retrouver la trace de plusieurs homosexuels décédés en 1979, 1980 et 1981. Elle permit surtout de constater qu’ils avaient tous vécu à New York, Los Angeles, San Francisco et Miami, ce qui laissait supposer que l’épidémie était originaire de ces quatre villes. Le chef de la Task Force entreprit ensuite de faire étudier par les correspondants locaux du CDC les archives de la Santé publique des dix-huit plus grandes villes américaines afin de recenser tous les cas de pneumocystoses et de sarcomes de Kaposi identifiés dans les trois années précédentes. Enfin, il fit interroger par téléphone à travers tout le pays les responsables d’une trentaine d’hôpitaux ainsi qu’un grand nombre de praticiens privés afin de s’assurer que pas un seul cas de pneumocystose ou de Kaposi n’échappait à la connaissance de son organisation.
* * *
Il était tout juste cinq heures, ce matin de septembre, lorsque la sonnerie du téléphone retentit dans la chambre à coucher d’une jeune femme habitant la banlieue d’Atlanta. Réveillée en sursaut, le docteur Martha Rogers décrocha. Cette jolie Géorgienne brune de vingt-six ans était l’un des derniers médecins-limiers recrutés par l’Epidemiology Intelligence Service du CDC. L’appel venait de Fort Lauderdale, en Floride. Au bout du fil, une voix d’homme annonça :
— Prenez le premier avion. Il vient de mourir.
Martha Rogers et ses collègues de la Task Force attendaient cet appel depuis plusieurs jours. Le CDC avait en effet été averti par l’hôpital de Fort Lauderdale qu’un patient de trente-cinq ans sur le point de décéder d’un cancer de Kaposi généralisé avait légué son corps à la science. L’occasion était unique. Martha Rogers avait été désignée pour participer à l’autopsie et effectuer des prélèvements sur les différents organes touchés par les tumeurs. L’analyse des tissus recueillis fournirait peut-être des informations capitales sur les causes de l’épidémie. Les experts d’Atlanta, au vu du dossier clinique du malade, avaient dressé une première liste que la jeune femme avait mission de compléter sur place au cas où des lésions inconnues apparaîtraient au cours de la dissection.
L’escapade de Martha Rogers ne dura qu’une journée. Mais quelle journée ! Le soir, tout au long du vol de retour vers Atlanta, ses yeux ne quittèrent pas la mallette en skaï bleu posée sur le siège à côté d’elle. Les passagers du vol 450 des Delta Airlines auraient été ébahis d’apprendre qu’à l’intérieur de ce bagage anodin se trouvait une boîte isotherme contenant deux yeux, des morceaux de cerveau, d’intestin et de foie, un fragment d’œsophage, plusieurs lambeaux d’épiderme, un bout de langue et un tube empli de sang, bref toute une panoplie d’échantillons recelant peut-être la clef de l’une des plus grandes énigmes de la pathologie moderne. L’atterrissage tardif de l’appareil empêcha Martha Rogers d’apporter son précieux paquet aux laboratoires du CDC. C’est dans le congélateur familial, entre deux pots de crème glacée à la fraise destinés à ses enfants, que ces pièces à conviction, témoins vitaux pour la recherche, passèrent leur première nuit loin du corps de leur infortuné propriétaire.