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Atlanta, USA — Hiver 1983
« De combien de morts avez-vous donc besoin ? »
Le chef de l’unité anti-sida du Centre de contrôle des maladies d’Atlanta pouvait être fier. Le docteur Jim Curran s’était une fois de plus surpassé. Bien qu’il l’ait décidée et organisée à la dernière minute, sa conférence était un succès. En ce matin du 4 janvier 1983, davantage de participants que n’en avaient escomptés ses prévisions les plus optimistes se pressaient dans l’auditorium A de son quartier général. Les cent cinquante visiteurs étaient accourus la veille et dans la nuit des quatre coins des États-Unis. Ils étaient tous concernés par l’une des activités ultra-sensibles du pays, l’industrie qui collectait, stockait, et vendait le bien sans doute le plus précieux de la richesse d’une nation, ce liquide irremplaçable qui sauvegardait chaque année la santé et la vie de trois millions et demi d’Américains, le sang destiné aux transfusions. Une activité florissante, que son chiffre d’affaires annuel de deux milliards et demi de dollars plaçait parmi les cinq cents premières entreprises nationales. À elle seule, la Croix-Rouge américaine distribuait quelque six millions de litres de sang, de quoi transfuser de la première à la dernière goutte plus d’un million d’individus. Ce qui faisait surtout l’orgueil de cette industrie, c’était l’estime et la renommée dont elle jouissait. Aucune autre n’entourait en effet la manipulation et la vente de ses produits d’autant de soins et de précautions. Le monde entier en importait.
Jim Curran le savait : la nouvelle qu’il allait annoncer risquait de porter un coup fatal à ce bel édifice. Mais l’enjeu était tellement grave que son devoir était de révéler la vérité. Son cri d’alarme ne manquerait pas d’avoir des répercussions immédiates. Il imaginait déjà ses invités bondissant de leurs fauteuils vers les téléphones pour dicter les mesures d’urgence à prendre dans leurs secteurs respectifs. Ne s’agissait-il pas d’un des problèmes les plus tragiques que l’Amérique ait jamais eu à affronter ? Jim Curran lui-même avait du mal à croire qu’une telle catastrophe avait été possible : les réserves de sang des États-Unis étaient contaminées par le virus du sida.
* * *
Les preuves recueillies par le CDC étaient irréfutables. Après les trois premiers hémophiles décédés l’automne précédent à la suite de leur contamination par une injection de produits sanguins, neuf autres hémophiles venaient à leur tour de succomber. Et maintenant un cas étonnant, découvert juste avant Noël, imposait l’extraordinaire mobilisation de ce début d’année 1983 — Cette fois, le mal avait délaissé les cibles connues pour frapper dans une direction et d’une manière complètement nouvelles.
Un pédiatre de San Francisco venait de diagnostiquer un sida chez un bébé âgé de vingt mois. Les premiers éléments d’investigation n’avaient pu préciser l’origine exacte de la maladie. Contrairement aux rares exemples d’enfants atteints du sida par une contamination maternelle, ce bébé n’était pas né d’une mère toxicomane, prostituée ou haïtienne qui aurait pu lui transmettre le virus au cours de sa grossesse. A force de chercher, les médecins-détectives de Jim Curran avaient fini par apprendre que l’enfant était venu au monde dans des conditions difficiles. Une césarienne avait été nécessaire. Souffrant d’une anomalie sanguine rare, il avait dû recevoir plusieurs transfusions. Dans les quatre premières semaines de sa vie, dix-neuf flacons de sang lui avaient été injectés. Bien qu’on n’ait encore jamais associé le sida à une transfusion de sang frais, les enquêteurs recherchèrent les dix-neuf donneurs. Ils purent tous être mis hors de cause, excepté le dernier.
Ce commerçant célibataire de San Francisco âgé de quarante-huit ans était décédé depuis huit mois. Comme les millions d’Américains qui pratiquent régulièrement le même acte de solidarité, il avait offert son sang bénévolement. Le 10 mars 1981, quand il s’était présenté au guichet de la Mémorial Blood Bank locale, il paraissait en excellente santé et rien dans son comportement n’aurait pu laisser percevoir son homosexualité. Six mois plus tard, il s’était plaint d’une extrême fatigué et d’une perte d’appétit. Son médecin avait constaté l’inflammation d’un ganglion sous l’aisselle droite. Des taches suspectes apparurent sur la rétine de son œil gauche et, le mois suivant, il avait fallu l’hospitaliser pour une pneumonie infectieuse. Des examens avaient alors révélé une chute marquante de ses défenses immunitaires. Ses lymphocytes protecteurs avaient presque totalement disparu. Aucun doute n’était plus possible sur la nature de son mal. Trois semaines plus tard, le malheureux donneur de sang mourait du sida.
La découverte de ce drame glaça d’épouvante les enquêteurs d’Atlanta. « Nous pouvions supposer que des milliers de litres de sang stockés dans les hôpitaux et les banques de sang du pays se trouvaient contaminés par le virus infectant des donneurs atteints du sida, racontera Jim Curran. Cela voulait dire que des milliers d’Américains destinés à recevoir une transfusion se trouvaient en danger de mort. Afin de conjurer cette catastrophe et d’en prévenir de futures, nous ne disposions que d’un seul moyen : soumettre sur-le-champ tous les stocks existants à un test de contrôle. Il fallait par ailleurs sans attendre écarter des collectes tous les donneurs à risques. »
Pour faire accepter cette stratégie à ceux que l’on appelait parfois les « émirs américains de l’or rouge », Jim Curran chargea son adjoint Harold Jaffe de leur brosser un tableau dramatique de la situation. Le sida avait à ce jour frappé huit cent quatre-vingt-un Américains. Trois cent dix-sept étaient déjà morts. Cette proportion était plus élevée que pour les plus dévastatrices épidémies du Moyen Âge. Les survivants n’étaient plus que des hommes en sursis. Les malades atteints du sarcome de Kaposi mouraient en seize mois, ceux atteints de pneumonie infectieuse en neuf mois. Le nombre des cas, lui, doublait tous les six mois. À ce rythme, cent mille Américains seraient touchés en moins de cinq ans.
Les médecins du CDC d’Atlanta avaient tout imaginé sauf l’incroyable réaction de leurs interlocuteurs. « Ils refusèrent tout simplement de nous croire, constatera Harold Jaffe. Ils prétendirent que nos chiffres n’étaient pas probants et concernaient trop peu de cas pour que les transfusions de sang puissent être incriminées avec certitude, que des vérifications coûteraient des sommes astronomiques sans rapport avec la réalité du risque, et qu’interdire aux homosexuels de donner du sang serait jugé contraire aux droits de l’individu. »
Ce 4 janvier 1983 restera l’un des jours les plus noirs de la croisade de l’équipe d’Atlanta contre l’épidémie galopante du sida. Aucune mesure de protection, aucune décision de contrôle ne purent être arrachées à l’assistance incrédule. Avant la fin de la réunion, un jeune chercheur de l’organisation, le docteur Donald Francis, résuma la déception de ses collègues et la crainte qui les hantait.
— De combien de morts avez-vous donc besoin, demanda-t-il à l’assistance, avant que vous vous décidiez à agir [12] ?
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Une autre nouvelle était en revanche un vrai cadeau. Après l’échec qu’ils venaient de subir auprès des banquiers du sang, Jim Curran et ses médecins-détectives accueillirent avec une gratitude spéciale l’entrée des Français dans la compétition pour la recherche d’un virus. Ils entrevirent aussitôt les avantages des travaux de l’Institut Pasteur. Leur compatriote Robert Gallo allait ainsi devoir relever le défi, aiguillonner ses troupes, leur donner plus de moyens, bref, les condamner à la découverte. Sa réputation de premier rétrovirologiste mondial l’exigeait. Toute la recherche médicale américaine, si féconde ces dernières années, devrait également se mobiliser.
L’équipe du CDC d’Atlanta se trompait. Robert Gallo n’avait nulle envie de changer un iota à son programme. Il considérait n’avoir rien à redouter des Français, ces « débutants » qui ne jouissaient d’aucune autorité internationale en matière de rétrovirologie. Des concurrents, ces « mangeurs de grenouilles » ? Ces provinciaux plutôt comiques et arriérés avec leur drôle d’accent, leurs méthodes démodées, leur façon archaïque de présenter leurs résultats ? Tout au plus des trouble-fête. Si l’agent du sida était vraiment un rétrovirus, c’était lui, Robert Gallo, et lui seul, qui l’identifierait. N’était-ce pas lui qui avait découvert le premier rétrovirus humain ? N’avait-il pas mis au point des techniques spécifiques pour ce type de recherche ? Il était donc naturel qu’il montrât toujours aussi peu d’enthousiasme à s’investir complètement dans la bataille. « J’étais si convaincu que mon chercheur Prem Sarin finirait par trouver quelque chose, avouera-t-il, qu’il me paraissait superflu de jouer au pion avec lui. Je n’aurais même pas osé : il était plus ancien que moi. Ce fut mon erreur. »
La véritable erreur de l’éminent savant était en fait ailleurs. Elle résidait dans son excès de confiance. Le découvreur de l’unique rétrovirus humain connu à ce jour refusait d’en démordre : s’il existait d’autres rétrovirus humains dans la nature, ils appartenaient forcément à la même famille. L’agent du sida ne pouvait être qu’un proche parent du spécimen qu’il avait trouvé. Fort de ce postulat, il avait négligé de conseiller à son collaborateur de procéder comme pour une recherche classique de virus. Inutile de surveiller les cultures de cellules jour après jour dans l’espoir d’en voir sortir un virus, alors que l’on savait pertinemment que son modèle ne se manifestait qu’au bout d’une trentaine de jours. Il suffisait d’attendre ce laps de temps pour le mettre en évidence et constater, au moyen d’une comparaison génétique, son inéluctable parenté avec le HTLV que Gallo avait découvert. Le tour serait joué.
Son collaborateur indien avait donc organisé son programme de recherche en fonction de ce calendrier. C’était seulement à partir du trentième jour qu’il commençait à examiner ses tubes de cultures. En technicien discipliné, il consignait alors ses observations dans son cahier d’expériences. Et, curieusement, la constance de leurs résultats négatifs ne sembla jamais l’étonner. Ces résultats avaient pourtant de quoi surprendre. Au lieu de la prolifération anarchique de globules blancs que l’on avait habituellement constatée au bout de trente jours dans le cas des cultures infectées par le premier rétrovirus HTLV de Robert Gallo, il ne retrouvait, lui, au fond de ses tubes qu’un cimetière de lymphocytes morts, sans aucune trace de virus. Le prestigieux laboratoire mettrait des mois à s’alarmer de cet étrange phénomène.