5

Los Angeles, USA — Automne 1980

Énigme dans la chambre 516

Cela avait commencé comme une banale crise d’urticaire. En se réveillant ce matin-là, Ted Peters, trente et un ans, mannequin volant travaillant pour une agence de mode de Westwood, le quartier résidentiel de l’ouest de Los Angeles, sentit de petites aspérités sur la langue et sur la paroi interne de la bouche. Un miroir lui révéla que toute sa cavité buccale et sa langue étaient tapissées d’une étrange pâte blanchâtre. Perplexe, Ted Peters se rinça la bouche avec un gargarisme antiseptique. Il avait souvent souffert de troubles cutanés, mais jamais encore dans la bouche. Comme beaucoup de garçons sexuellement très actifs, il subissait d’épisodiques poussées d’herpès. Il avait en outre été victime de plusieurs accidents vénériens. Des traitements appropriés avaient toujours eu raison de ces ennuis.

Au bout de trois jours, alors que son infection buccale persistait, Ted Peters ressentit de plus en plus de difficultés à déglutir. La nourriture restait bloquée sur le chemin de l’estomac. Même le passage d’une gorgée de jus d’orange lui était douloureux. Ces symptômes s’aggravèrent. Bientôt il ne put rien avaler du tout. Inquiet, il décida d’aller consulter.

L’interne des urgences de l’hôpital de UCLA jugea que son état justifiait des examens approfondis. Il le fit hospitaliser. Une endoscopie de l’œsophage décela une infection de la paroi provoquée par des Candida, minuscules champignons d’une extrême virulence. Ce fut surtout le déficit important du nombre de ses globules blancs qui alerta l’attention des médecins. De toute évidence, ce malade souffrait d’un désordre immunitaire grave. Un traitement musclé eut pour effet de faire rapidement régresser l’infection de la bouche et de l’œsophage. En revanche, aucun test, aucune analyse ne permirent de comprendre pourquoi il lui manquait tant de globules blancs. Dans le service des maladies infectieuses de l’hôpital de UCLA, Ted Peters devint bientôt « l’énigme de la chambre 516 ».

* * *

« Si la maladie du pensionnaire de la chambre 516 s’était déclarée dans quelque patelin perdu de l’Iowa, personne ne l’aurait sans doute remarquée, dira Michael Gottlieb, le jeune immunologiste qui torturait chaque jour pour la science ses souris dans le sous-sol du même bâtiment. Les médecins auraient tout simplement conclu : “Ce type souffre d’un mal mystérieux.” Il serait mort et voilà tout. Mais, dans l’environnement scientifique d’une grande université, une telle énigme ne peut manquer de susciter la curiosité. Ce qui prouve que, dans la recherche, toute réussite dépend de la rencontre entre un problème et un esprit fertile. »

Ce matin d’octobre 1980, cet « esprit fertile » bouillonnait dans la matière grise de Michael Gottlieb, ce placide géant à moustache qu’un collègue venait d’arracher à sa distribution quotidienne de rondelles de pommes de terre à ses souris. « J’ai d’abord pensé à une pré-leucémie, ou à une leucémie dans ses tout début, confiera-t-il. Mais je n’avais jamais vu de leucémie associée à une infection de champignons Candida. J’ai ensuite songé à un brutal dérèglement de la flore intestinale occasionné peut-être par une surconsommation d’antibiotiques, ce qui se produit parfois chez des homosexuels hyperactifs et de ce fait particulièrement exposés aux maladies sexuellement transmissibles. Comme le sujet de la chambre 516 affirmait n’avoir commis aucun abus de ce genre, j’ai voulu savoir si l’infection des champignons avait un lien quelconque avec le déficit en globules blancs détecté par les analyses. Qu’elle en fût la cause ou la conséquence, une chose était sûre : l’affaire s’annonçait comme un véritable casse-tête. »

Pour tenter de trouver une piste, Michael Gottlieb fit procéder à de multiples tests. Rien de ce que la science avait inventé à ce jour en matière d’examens biologiques ne put fournir le moindre indice. Même la compilation méticuleuse des milliers de pages des traités dans lesquels la médecine consigne ses siècles d’expérience ne lui apporta aucun secours susceptible d’orienter ses investigations. Comme il arrive parfois en pathologie, la maladie du mannequin volant de Westwood « ne semblait correspondre à aucun critère connu à ce jour ».

C’est alors que Michael Gottlieb eut l’idée de confier un échantillon du sang de Ted Peters au biologiste qui occupait le laboratoire installé presque en face du sien au deuxième sous-sol de l’hôpital. Originaire du Missouri, Bob Schroff, un rouquin de vingt-huit ans, travaillait à un programme d’expériences révolutionnaire. Les outils nécessaires à cette entreprise d’avant-garde étaient des protéines humaines contenues dans de petits flacons qu’il recevait chaque semaine du New Jersey par colis postal. Mises au point par des chercheurs allemands et anglais, ces protéines commençaient tout juste à être fabriquées. Leur production restait encore si limitée qu’une vingtaine de biologistes seulement dans toute l’Amérique pouvaient se vanter d’en posséder quelques échantillons destinés à l’essai de certaines applications médicales.

Ces protéines portaient le nom savant d’anticorps monoclonaux ». Une découverte dans un laboratoire britannique les avait rendues capables de s’unir à toutes les variétés de globules blancs. Cette propriété en faisait des « têtes chercheuses » remarquables car, loin d’être une catégorie homogène, les lymphocytes (globules blancs) chargés de défendre l’organisme contre les attaques extérieures se composent d’une kyrielle de groupes et de sous-groupes, ce qui complique singulièrement leur approche. Les plus nombreux, les lymphocytes de type T – ainsi nommés parce qu’ils sont dépendants du thymus – se subdivisent en plusieurs espèces dotées de fonctions spécifiques. Les lymphocytes T4 sont en quelque sorte les chefs d’orchestre du système immunitaire. Ce sont eux qui, en cas d’agression, repèrent l’agent étranger, déclenchent l’alarme et mettent en branle les défenses de l’organisme. Ils émettent des signaux qui activent un autre groupe de globules blancs, celui des lymphocytes T8 qui, eux, attaquent et tuent les cellules infectées par les agents pathogènes. Parallèlement, les T4 produisent des substances qui stimulent la mobilisation d’une autre classe de globules blancs, les lymphocytes B que produit la moelle (Bone marrow en anglais). Ces lymphocytes B soumettent les agresseurs au feu nourri de leurs anticorps. Dès que l’infection a été jugulée, les « lymphocytes-tueurs » T8 rangent leurs armes au vestiaire et stoppent la prolifération des « lymphocytes-défenseurs » B, les empêchant ainsi de s’emballer de manière injustifiée, et ramènent le calme sur le champ de bataille. Mais la nature, méfiante, s’entoure de précautions. Elle laisse d’importants groupes de « lymphocytes-chefs d’orchestre » T4 patrouiller dans le sang, prêts à sonner à nouveau le tocsin à la moindre alerte.

Jusqu’à la fin des années 70, aucun microscope, aucune analyse biologique ne permettaient de différencier dans une goutte de sang les divers acteurs de ce complexe et subtil système de défense, encore moins de connaître leurs éventuelles défaillances respectives. L’invention des anticorps monoclonaux allait combler cette lacune. En les rendant fluorescents et en les introduisant dans un tube contenant quelques centilitres de sang, on obtient un « marquage » immédiat spécifique de toutes les espèces de lymphocytes, en particulier des fameux T4 et T8. Dès lors, on peut les compter et étudier leur comportement. C’était une révolution sans précédent pour progresser dans la connaissance des mécanismes de l’immunité et traquer l’origine de maladies inexpliquées. En ce mois d’octobre 1980, le biologiste du Missouri Bob Schroff était l’un des rares apprentis sorciers au monde capables de maîtriser cette nouvelle technologie.

Trois jours après avoir reçu l’échantillon du sang du malade de la chambre 516, sa silhouette dégingandée apparut à la porte du laboratoire de Michael Gottlieb. Son air embarrassé inquiéta l’immunologiste.

— Alors, ça n’a pas marché ?

— Au contraire, rétorqua Bob Schroff. Mais mes résultats sont à ce point troublants que je crains de m’être trompé. Cette technique est si récente.

— Qu’as-tu donc trouvé ? demanda Gottlieb avec impatience.

— Que ton n° 516 est un cas extrêmement intéressant. Je n’en ai jamais vu de pareil. Il n’a presque plus de lymphocytes T4. En revanche, le nombre de ses T8 est incroyablement élevé.

Michael Gottlieb fit la grimace. Pourquoi son malade avait-il perdu les chefs d’orchestre de son système immunitaire ? Pourquoi ses lymphocytes « tueurs » et « modérateurs » s’étaient-ils au contraire multipliés ?

— Ce résultat est tellement insolite que je te demande de me fournir un nouvel échantillon de sang, ajouta Bob Schroff. Je veux faire un contrôle.

Le deuxième examen confirma le premier. Entre-temps, guéri de son infection œsophagienne, Ted Peters avait été renvoyé chez lui par ses médecins. Quelques jours plus tard, il revenait, atteint cette fois-ci de nouveaux signes cliniques inexplicables : une fatigue extrême, au point d’avoir eu de la peine à marcher du taxi à la porte de l’hôpital ; des crises d’étouffement au moindre effort, le rendant incapable de lacer lui-même ses chaussures. À ces symptômes s’ajoutaient une toux sèche, une fièvre élevée, de brusques accès de transpiration, une perte de poids de plusieurs kilos depuis sa dernière hospitalisation.

* * *

« J’ai tout de suite compris la nature gravissime de ces complications, racontera Michael Gottlieb. J’ai demandé une bronchoscopie et un lavage alvéolaire des poumons. Les médecins du service se sont étonnés de mon impatience. Alors qu’ils ne croyaient qu’à une simple pneumonie, je savais, moi, que faute d’agir d’urgence avec les médicaments les plus agressifs, le malade risquait de mourir. Les examens confirmèrent mes inquiétudes. Il ne s’agissait pas d’une pneumonie classique, mais d’une pneumocystose, une infection parasitaire des poumons excessivement rare qui ne se développe que chez les sujets privés de défenses immunitaires. J’en avais observé quelques cas à Stanford. Mais, là-bas, les carences du système immunitaire avaient toutes une explication clinique, telle une chimiothérapie anticancéreuse, ou bien une inhibition provoquée aux fins d’empêcher le rejet d’une greffe d’organe.

« Je me précipitai à la bibliothèque de UCLA pour y interroger l’ordinateur relié à la banque centrale des données médicales de Washington. Tous les articles sur les pneumocystoses publiés dans le monde au cours des vingt dernières années me fournirent une explication rationnelle à l’effondrement immunitaire ayant entraîné l’apparition de cette maladie. Il était question, dans toutes les circonstances, d’une irradiation nécessitée par une transplantation d’organe ou d’une déficience génétique, comme dans le cas de ces infortunés enfants “bulle” nés sans système de défense immunitaire. Jamais personne n’avait signalé un cas de pneumocystose ayant d’autres origines.

« Le mystère restait total. L’effondrement immunitaire de Ted Peters ne relevait d’aucune cause connue. »

Plus grands que l'amour
titlepage.xhtml
lapierre_V7_split_000.htm
lapierre_V7_split_001.htm
lapierre_V7_split_002.htm
lapierre_V7_split_003.htm
lapierre_V7_split_004.htm
lapierre_V7_split_005.htm
lapierre_V7_split_006.htm
lapierre_V7_split_007.htm
lapierre_V7_split_008.htm
lapierre_V7_split_009.htm
lapierre_V7_split_010.htm
lapierre_V7_split_011.htm
lapierre_V7_split_012.htm
lapierre_V7_split_013.htm
lapierre_V7_split_014.htm
lapierre_V7_split_015.htm
lapierre_V7_split_016.htm
lapierre_V7_split_017.htm
lapierre_V7_split_018.htm
lapierre_V7_split_019.htm
lapierre_V7_split_020.htm
lapierre_V7_split_021.htm
lapierre_V7_split_022.htm
lapierre_V7_split_023.htm
lapierre_V7_split_024.htm
lapierre_V7_split_025.htm
lapierre_V7_split_026.htm
lapierre_V7_split_027.htm
lapierre_V7_split_028.htm
lapierre_V7_split_029.htm
lapierre_V7_split_030.htm
lapierre_V7_split_031.htm
lapierre_V7_split_032.htm
lapierre_V7_split_033.htm
lapierre_V7_split_034.htm
lapierre_V7_split_035.htm
lapierre_V7_split_036.htm
lapierre_V7_split_037.htm
lapierre_V7_split_038.htm
lapierre_V7_split_039.htm
lapierre_V7_split_040.htm
lapierre_V7_split_041.htm
lapierre_V7_split_042.htm
lapierre_V7_split_043.htm
lapierre_V7_split_044.htm
lapierre_V7_split_045.htm
lapierre_V7_split_046.htm
lapierre_V7_split_047.htm
lapierre_V7_split_048.htm
lapierre_V7_split_049.htm
lapierre_V7_split_050.htm
lapierre_V7_split_051.htm
lapierre_V7_split_052.htm
lapierre_V7_split_053.htm
lapierre_V7_split_054.htm
lapierre_V7_split_055.htm
lapierre_V7_split_056.htm
lapierre_V7_split_057.htm
lapierre_V7_split_058.htm
lapierre_V7_split_059.htm
lapierre_V7_split_060.htm
lapierre_V7_split_061.htm
lapierre_V7_split_062.htm
lapierre_V7_split_063.htm
lapierre_V7_split_064.htm
lapierre_V7_split_065.htm
lapierre_V7_split_066.htm
lapierre_V7_split_067.htm
lapierre_V7_split_068.htm
lapierre_V7_split_069.htm