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Bénarès, Inde — Automne 1980
Un laboratoire d’amour au bord du Gange
Tout le monde à Bénarès connaissait le vieux palais aux clochetons à demi effondrés qui dominait le fleuve à l’extrémité de la ville. Sur le fronton de sa façade majestueuse à présent rongée par les moussons avait flotté, deux siècles durant, l’emblème rouge et or des maharajas du Népal. À chaque aube, son portail de fer forgé s’était ouvert sur un éléphant caparaçonné de velours transportant sous un dais le seigneur des lieux vers ses pieuses dévotions au bord du Gange.
Les princes du petit État himalayen avaient depuis longtemps déserté ce palais. Un écriteau de bois fiché à la place de leur blason indiquait aujourd’hui le nom et l’activité de leurs successeurs : « missionnaires de la charité – soins aux lépreux. »
Soins aux lépreux ! Cet acte de compassion était sans doute celui qui symbolisait le mieux l’idéal de charité de celle qui, depuis plus de trente ans, soulageait en Inde et dans le monde entier les souffrances des hommes. Toute la vie de Mère Teresa avait été hantée par le souci d’apporter un peu de paix et de réconfort aux lépreux de l’Inde. Elle avait soigné leurs plaies, nourri leur corps, apaisé leur âme. Elle avait transporté des mourants dans ses bras, serré des enfants contre son cœur. Ses mains avaient calmé leurs douleurs et son sourire chassé leur angoisse. Ils avaient été ses compagnons, ses amis, ceux qui lui avaient appris les vertus du courage, du partage, de l’humilité. Ils lui avaient donné certaines de ses plus grandes joies.
Son engagement au service des lépreux emmurés dans leurs ghettos avait commencé un jour de 1957 à l’appel de cinq ouvriers d’une usine de Calcutta. « Mère, aidez-nous ! Nous venons d’être chassés de notre travail à cause de ces marques », avait supplié l’un d’eux en désignant des taches sur la peau de son torse et sur celui de ses compagnons. Une semaine plus tard, une fourgonnette chargée de médicaments, de lait en poudre, de sacs de riz, roulait vers les banlieues les plus misérables de la grande cité, vers ces taudis où les parias de la lèpre cachaient leur détresse dans d’infâmes campements. À son bord se trouvaient Mère Teresa et trois de ses sœurs, trois jeunes Indiennes vêtues comme elle d’un sari blanc bordé de bleu, qui ignoraient les horreurs de cette maladie et, davantage encore, le caractère souvent revendicatif, parfois agressif, de ceux qui en sont frappés. L’action de la fondatrice des Missionnaires de la Charité ne se limitait pas à courir panser les plaies de quelques centaines de lépreux. Avec son prodigieux talent à mobiliser le meilleur de l’homme, elle invita toute la population de la ville à se joindre à elle pour une quête monstre en faveur des victimes de la terrible maladie. Pour emblème de cette opération, elle choisit l’antique symbole du mal, une clochette semblable à celle que les damnés d’autrefois agitaient pour avertir les bien-portants de leur impure présence. Diffusé dans les journaux, étalé sur des affiches et placardé sur les flancs de sa fourgonnette, le slogan de cette quête proclamait : « Tendons la main aux lépreux. » Les résultats dépassèrent toutes les espérances. Mère Teresa put lancer d’autres dispensaires mobiles. Surtout, elle put fonder, sur un terrain offert par le gouvernement à trois cents kilomètres de Calcutta, toute une ville réservée aux lépreux, « Shanti Nagar — La Cité de la paix ». Là, des centaines de familles recommencèrent une existence presque normale, découvrirent la paix et l’espoir. Sur sa lancée, la religieuse ouvrit ailleurs des léproseries, des dispensaires, des ateliers bruissant de métiers à tisser où des hommes et des femmes brisés retrouvèrent leur dignité par le travail.
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Le centre de Bénarès était l’une de ses dernières créations. Elle en avait confié la responsabilité à l’une des ouvrières les plus remarquables de sa congrégation. Ses yeux bridés et ses pommettes roses donnaient à sœur Bandona un air de statue chinoise. Son nom signifiait « Louange à Dieu ». Née dans les cimes de l’Assam où son père exploitait un misérable lopin de terre, elle avait un jour échoué avec sa famille dans la pouillerie d’un bidonville des faubourgs de Calcutta. Pour aider sa mère devenue veuve à subvenir aux besoins de ses quatre frères et sœurs, elle avait pendant des années fouillé les tas d’ordures et récupéré des objets métalliques qu’elle revendait à un ferrailleur. Puis elle avait travaillé dans une cartonnerie, et pour finir, dans un atelier métallurgique où elle avait tourné des pièces de camion.
L’arrivée dans son bidonville d’un religieux français venu servir les pauvres avait été le catalyseur de sa vocation d’amour et de charité. Courant jour et nuit à travers ce quartier de misère pour secourir les uns et les autres, elle était devenue l’âme du comité d’entraide fondé par le prêtre. Sa mémoire était le fichier de toutes les détresses. La qualité de son regard, de son sourire, de sa miséricorde lui avait valu d’être surnommée « Anand Nagar Ka Swarga Dut — L’Ange de la Cité de la Joie ». Ses rencontres avec les sœurs de Mère Teresa qui venaient chaque semaine donner des soins aux lépreux du bidonville l’avaient tout naturellement poussée à choisir une vie au service des autres. Bien qu’élevée dans la religion bouddhique, sa pratique des valeurs chrétiennes du partage et du sacrifice l’avait préparée à embrasser l’idéal des Missionnaires de la Charité. Trois années de noviciat devaient définitivement confirmer son engagement. Le 8 décembre 1975, fête de l’Immaculée Conception, les ciseaux de Mère Teresa tranchaient sa longue natte noire, faisant ainsi à jamais de la jeune bouddhiste « une épouse du Christ au service des pauvres ».
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C’était chaque matin le même cauchemar, la même vision insoutenable de la marée des morts-vivants se pressant devant les grilles. Il y avait des gens sans pieds ni mains, recroquevillés comme des fœtus sur des planches à roulettes traînées par des spectres guère plus valides, des aveugles au visage dévoré jusqu’à l’os, des épaves aux pansements sanguinolents rampant au ras du sol. Il y avait des femmes cachant leurs plaies sous l’étoffe de leur burqa qui les enveloppait de la tête aux pieds comme des fantômes, des mères serrant leurs enfants dans leurs bras réduits à l’état de moignons, des squelettes hagards qui paraissaient déjà appartenir à l’autre monde. Il y avait aussi des gens apparemment bien portants mais qu’une tache, une cloque douteuse, une progressive atrophie musculaire avaient subitement jetés dans le camp des damnés. Il y avait surtout des petits corps rabougris aux ventres gonflés de vers, aux os saillant sous la peau, aux articulations craquantes, aux membres fins comme des sarments. Si la plupart ne portaient pas, ou pas encore, les stigmates de la lèpre, presque tous souffraient de maux sévères : tuberculose osseuse, entérites chroniques et avitaminoses qui les menaçaient de cécité.
Pourtant, de cette détresse jaillissait à tout moment quelque spectacle comique ou merveilleux qui faisait oublier le cauchemar. Les pitreries des malades jouant de leurs infirmités ou les boniments des conteurs professionnels forçaient toujours le rire. Le plus surprenant restait les jeux des enfants au milieu de cette pourriture ou, miracle, l’apparition d’une femme en sari, belle comme une divinité de temple.
La plupart des malades venaient d’autres régions et il n’était pas simple de se comprendre dans ce capharnaüm de voix, de cris, d’exigences. Bihar, Bengale, Orissa, le Sud : nombreux étaient en route depuis des années. Ils avaient laissé des morceaux de leur chair le long des chemins, au hasard de leurs escales, sur le parvis des temples ou les quais des gares. La plupart n’avaient jamais reçu de soins.
Les microbes qui les rongeaient portaient le nom du médecin norvégien qui les avait identifiés à la fin du siècle dernier. Les bacilles de Hansen affectionnaient la chaleur des pays tropicaux et les organismes affaiblis. L’extrême virulence de certains en faisait parfois des agents contagieux. On avait pu calculer qu’en dix minutes de conversation un lépreux disséminait autour de lui deux cent mille germes. Le partage de l’habitat, des vêtements, de la vaisselle, bref toute cohabitation avec des individus atteints constituaient la voie la plus fréquente de la contagion. Une égratignure, une piqûre pouvaient suffire aux agents infectieux pour contaminer de nouvelles proies. Mais ces microbes étaient si paresseux qu’il fallait souvent des mois, voire des années, pour que leurs premiers ravages s’opèrent sur leurs cibles préférées, la peau, les nerfs, les ganglions, les muqueuses du nez et de la bouche, les yeux, la rate, le foie. Curieusement, le bacille n’était pas directement responsable des affreuses blessures, mais plutôt le fait qu’en s’attaquant aux nerfs il endormait toute sensibilité. Le moindre traumatisme – un choc, une brûlure, une coupure – devenait alors la source de lésions qui dégénéraient et aboutissaient à des mutilations.
Un arbuste poussant dans le sud de l’Inde avait pendant des siècles fourni le seul remède susceptible d’atténuer les effets du mal, l’huile de chaulmoogra. Au milieu du XXe siècle, la découverte des sulfones puis celle des antibiotiques avaient révolutionné le traitement de la lèpre. Sauf dans le cas d’atteintes irréversibles, quelques mois de prise quotidienne de comprimés aboutissaient en général à de spectaculaires régressions et souvent même à de complètes guérisons. Le traitement était si peu coûteux que le Français Raoul Follereau, l’infatigable apôtre des lépreux, avait écrit : « Qu’on me donne l’argent d’un seul bombardier atomique, et je guérirai les quinze millions de lépreux de la planète. »
Guérir ! Un rêve fou pour une poignée de religieuses en sari assaillies de l’aube à la nuit par l’effrayante réalité. Pour tenter de s’y retrouver dans le macabre cortège qui défilait devant leur table de soins, sœur Bandona et ses compagnes consignaient dans un fichier rudimentaire le nom des malades et l’emplacement de leurs lésions. Chaque fois qu’un patient revenait, elles consultaient sa fiche. Puis, en quelques gestes rapides et précis, surmontant la puanteur, elles arrachaient les lambeaux de pansements, dégageaient les plaies, les désinfectaient à grands coups de badigeon d’alcool iodé, appliquaient poudres et onguents et remmaillotaient les blessures à l’aide de gazes et de bandages propres. Parfois il leur fallait tailler au scalpel dans les chairs pourries, dégager un nerf, amputer un os rongé par la gangrène. Un vrai travail de boucher, avec pour seul soutien quelques Ave Maria murmurés à voix basse. Et la récompense de nombreuses résurrections. Car beaucoup de ceux qui se pressaient dans la queue ne présentaient plus aucune lésion. Ils étaient les miraculés de ce laboratoire d’amour posé au bord du Gange.
Un étouffant matin d’avril, les yeux bridés de sœur Bandona repérèrent une silhouette insolite dans la cohue des miséreux qui assiégeaient son dispensaire. La fille du brûleur de cadavres de Bénarès avait pu échapper à ses proxénètes.