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New York, USA — Printemps — Été 1983

Des pustules violettes pour un fou d’opéra

Récit de Josef Stein

« Tout a commencé un jour de l’hiver dernier par une étrange sensation de fatigue. Moi qui avais l’habitude de descendre et remonter trente blocs de la Cinquième Avenue ou de courir deux heures le dimanche dans les allées de Central Park, je fus soudain incapable de gravir d’une traite les deux étages menant à mon appartement. Toutes les dix marches, je devais m’arrêter, à bout de souffle. Quelques jours plus tard, j’ai ressenti une brûlure dans la poitrine. Je me suis mis à tousser. Une petite toux sèche, comme celle de quelqu’un qui fume trop. Je n’avais pourtant jamais fumé. La toux s’est arrêtée aussi spontanément qu’elle était venue et j’ai mis cet incident sur le compte de la pollution de l’air. Les rues sont étroites dans Greenwich Village et, sur le toit de la maison juste en face de chez moi, il y a une cheminée qui crache jour et nuit de grosses volutes noires. Malgré la fatigue qui persistait, je me suis efforcé de ne rien changer à mes habitudes. À mon retour d’Israël, j’avais définitivement laissé tomber l’archéologie pour venir m’installer à New York où vivait Sam Blum. J’avais trouvé un emploi dans une grande agence de voyages à Manhattan. J’ai d’abord travaillé au service des voyages d’entreprises puis on m’a confié la responsabilité des conventions et des congrès. À ce titre, je voyageais beaucoup, à l’intérieur des États-Unis et à l’étranger.

Vivre à New York me comblait. En plus de mon attrait pour les civilisations disparues, j’ai une passion que cette ville me permettait d’assouvir presque chaque semaine : je suis fou d’opéra. Je ne manquais jamais un spectacle du Metropolitan ou du Lincoln Center. C’est d’ailleurs le soir où je suis allé écouter Samson et Dalila que j’ai appris la nouvelle, pendant l’entracte après le fameux air du premier acte où Dalila chante : « Printemps qui commence, chargé d’espérance… » Tandis que les spectateurs se hâtaient vers le bar en quête d’un verre de vin blanc ou de Champagne, je me suis précipité vers une cabine de téléphone pour appeler mon médecin.

Mes quintes de toux avaient repris et il m’arrivait de me réveiller la nuit inondé de transpiration. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait seulement d’un refroidissement banal ou de la grippe. Personne souffrant d’un rhume ne veut s’imaginer qu’il puisse s’agir d’autre chose. La toux persistant, j’ai tout de même fini par aller voir mon médecin. Le docteur F. est tout petit et chauve. Avec ses grosses limettes d’écaille et son nœud papillon, il ressemble à l’acteur Mickey Rooney. Il m’a ausculté soigneusement et prescrit des antibiotiques. Il ne semblait pas inquiet pour deux sous. La toux et les suées nocturnes ont disparu peu après. Par contre, je me sentais toujours aussi fatigué. Bientôt, en m’habillant, j’ai eu l’impression de flotter dans mes vêtements. J’avais dû maigrir et pourtant je ne manquais pas d’appétit. Plusieurs semaines passèrent. Je m’étais habitué à vivre au ralenti, me sentant un peu comme une voiture à laquelle il manque la moitié des pistons.

Un matin, en prenant mon petit déjeuner, j’ai eu du mal à avaler. J’ai été regarder le fond de ma gorge a j’ai constaté que ma langue était couverte de petites pustules bleuâtres, insensibles au toucher. J’ai pensé à des aphtes. Le lendemain, l’éruption avait diminué, mais j’étais toujours gêné pour avaler. J’ai revu le médecin qui m’a adressé à un dermatologue. Après un examen minutieux qui le laissa perplexe, il fit des prélèvements sur ma langue et me demanda de téléphoner mon généraliste huit jours plus tard pour connaître les résultats.

J’essayai de ne pas trop y penser jusqu’à ce fameux soir où, du théâtre, j’appelai le docteur F. Le téléphone sonna interminablement et j’allais raccrocher quand je l’entendis enfin au bout du fil. Il me parut un peu embarrassé.

— Les nouvelles ne sont pas très bonnes, finit-il par me dire. Votre biopsie de la langue semble révéler quelque chose de sérieux. Il pourrait s’agir d’une affection très rare qui, d’ordinaire, ne touche jamais les gens de votre âge. Avant de le confirmer, d’autres analyses s’avèrent nécessaires.

J’ai demandé quelle était cette maladie. Le médecin m’a dit un nom que je n’ai pas compris. Il l’a répété et épelé : K pour Kilo, A pour America, P pour Providence… Kaposi, ai-je noté sur le coin de mon programme. Déjà la sonnerie du théâtre rappelait les spectateurs dans la salle. J’ai vite pris rendez-vous pour le lendemain et je courus regagner ma place. J’oubliai tout pour savourer le bonheur de retrouver la belle Dalila dans son morceau de bravoure du deuxième acte quand, ayant découvert le secret de la force herculéenne de Samson, elle lui coupe impitoyablement les cheveux.

Quelques jours plus tard, des examens complémentaires confirmaient le diagnostic de mon infection buccale. Entre-temps, j’avais essayé de me renseigner sur cette infection au nom bizarre. J’avais appris que cette maladie de Kaposi était l’une des manifestations de l’épidémie qui venait d’éclater à New York et en Californie, et qu’elle frappait surtout les homosexuels. Mon médecin m’a confirmé qu’il s’agissait bien de ce mal qu’on appelait « sida ». Un mal dont on ignorait l’origine, mais que l’on soupçonnait être un virus transmis par voie sexuelle ou sanguine. Le sida détruisait le système immunitaire de l’organisme, ce qui favorisait l’apparition de lésions infectieuses comme les pustules sur ma langue.

Le docteur F. s’appliqua à chercher la raison de mon immunodépression. Il me posa toutes sortes de questions. Certaines étaient vraiment embarrassantes. Il s’intéressait essentiellement à mon comportement sexuel au cours des trois années précédentes. Pratiquais-je l’échangisme ? Quel était le nombre de mes partenaires ? Est-ce que je fréquentais les bath-houses ? Etc., etc. Il prenait des notes. Je crains que mes réponses ne l’aient laissé sur sa faim.

En effet, je vivais seul. Avec Sam je n’avais que des relations épisodiques. Bien qu’une profonde affection nous unît, nous restions complètement libres l’un vis-à-vis de l’autre. Jusqu’à dix-huit ans, je n’étais sorti qu’avec des filles, sans avoir de besoins sexuels excessifs. J’ai découvert mon homosexualité dans un train, entre Sait Lake City et Chicago. Sur le moment, je m’étais senti horriblement coupable. J’avais reçu une éducation religieuse assez stricte et savais que la Torah condamne toute relation charnelle autre que conjugale. Tout jeunes, mon père nous fit apprendre par cœur, à mon frère et à moi, le fameux commandement du Lévitique qui proclame : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on fait avec une femme, car c’est une abomination. » J’ai longtemps hésité à transgresser cet interdit car je suis croyant. C’est seulement quand je suis allé faire mes études supérieures à San Francisco que j’ai finalement cédé.

Toutefois, depuis mon départ de la teinturerie familiale de Pittsburgh, je ne faisais guère d’excentricités. J’avais une vie plutôt rangée. J’ai rencontré un artiste peintre et nous avons vécu trois ans ensemble d’une façon presque monogame. Sans doute allais-je de temps à autre prendre un verre dans un bar, une disco ou une bath-house du Castro, mais c’était plus par curiosité que pour assouvir ma libido. Je trouvais même le spectacle assez déprimant. Je n’avais pas davantage été tenté par les orgies des établissements new-yorkais pourtant si nombreux dans le Village. Seul mon séjour en Israël m’avait entraîné à quelques incartades. Fallait-il mettre cela sur le compte du climat, ou de l’excitation d’être dans un pays dont chaque lieu enfiévrait mon imagination ? Cela venait-il de l’exotisme de certaines rencontres fortuites avec de jeunes Arabes ? Je ne sais pas. De toute façon, peu importe. Si c’était à refaire, je recommencerais. »

* * *

Un énergique traitement chimiothérapique à base de vinblastine permit de venir à bout de l’infection buccale de Josef Stein. Cependant, à la fin de l’été particulièrement torride dont souffrait New York cette année-là, de nouvelles pustules violettes semblables à celles qui avaient envahi sa bouche se mirent à bourgeonner en plusieurs endroits de son corps, notamment sur la plante d’un pied, au-dessous du genou, sur les ailes du nez. Cette brutale extension du mal qu’il croyait guéri coïncida avec la réapparition de la toux sèche, de la fièvre et de l’extrême fatigue qui l’avaient accablé l’hiver précédent. Cette fois, son médecin soupçonna une pneumocystose, l’une des très graves infections qui se déclenchent à la faveur de l’effondrement des défenses immunitaires. Il fit d’urgence transporter son patient au centre médical Bellevue dont les vingt-six étages surplombent l’East River. Aucun lit n’étant disponible, Josef Stein fut dirigé sur un autre hôpital dans le faubourg du Bronx. Une expérience terrible.

« Je ne sais pas si c’est par horreur des gays ou terreur du sida, mais on m’a laissé pratiquement sans soins ni nourriture deux jours durant, racontera Josef. On déposait le plateau de mes repas dans le couloir. Personne n’entrait dans ma chambre pour vider mon bassin ou faire le ménage. Les rares infirmières qui m’apportaient des médicaments avaient le visage masqué, des gants aux mains, et étaient vêtues d’une tenue spéciale. On aurait cru des astronautes. Pas un seul médecin n’a examiné les lésions de Kaposi sur mes jambes et mes bras. Elles me faisaient cruellement souffrir. Ma peau était devenue si dure, mes membres si raides, que je réclamais désespérément un massage. Personne n’osa me toucher. Au cours de ces deux jours de cauchemar, je n’ai pas entendu un mot de réconfort, la moindre parole de sympathie. J’étais moins qu’une bête. »

Sam Blum vint arracher son ami à ce véritable mouroir pour l’emmener dans un lieu où l’on soignait avec humanité les malades atteints de la nouvelle peste. Il montra au chauffeur de l’ambulance la direction des gratte-ciel de Manhattan qui émergeaient de la brume.

— À l’hôpital Saint-Clare ! lança-t-il avant de préciser l’adresse de l’ancien établissement du quartier des immigrants italiens du West Side où le docteur Jack Dehovitz et une poignée d’infirmières volontaires étaient alors pratiquement les seuls qui soulageaient à New York la détresse des victimes de ce que beaucoup appelaient encore « la colère de Dieu ».

Plus grands que l'amour
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