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Cold Spring Harbor, USA — Printemps 1983
Crime de lèse-majesté contre le pape des rétrovirus
Des pelouses descendant jusqu’à la plage de sable fin, des allées de lauriers-roses, de vieilles maisons victoriennes, des courts de tennis et de volley-ball, des constructions basses, modernes, abritant cafétérias, chambres d’hôtes, auditoriums, bibliothèques, laboratoires, salles d’expériences et même une imprimerie, tel est Cold Spring Harbor qui tient à la fois du campus universitaire et du complexe touristique. Ce petit port blotti sur la côte nord de Long Island, la langue de terre qui prolonge la ville de New York, est connu pour ses moules et ses palourdes, mais aussi pour une tout autre spécialité. C’est l’un des temples mondiaux de la biologie moléculaire. Depuis un demi-siècle, chaque année à la belle saison entre avril et septembre, des symposiums, des colloques, des conférences réunissent sur son campus des savants venus du monde entier. C’était là qu’en juin 1946 la toute nouvelle science de la génétique moléculaire avait acquis ses lettres de noblesse ; là qu’un jour de juin 1953 Jim Watson, le futur prix Nobel alors âgé de vingt-quatre ans, avait révélé au monde l’une des découvertes les plus importantes du siècle, la structure de l’ADN, cette molécule support du code génétique ; là qu’en 1966 le plus grand jamboree de microbiologistes, de généticiens, de virologistes avait définitivement codifié les principes de l’hérédité ; là qu’en 1972 trois autres futurs prix Nobel, les biologistes David Baltimore, Renato Dulbecco et Howard Temin avaient démontré le rôle de la transcriptase inverse, l’enzyme qui permet aux rétrovirus de s’insérer dans le noyau des cellules. La liste des communications présentées aux séminaires de Cold Spring Harbor se confondait avec les progrès biologiques les plus marquants du dernier demi-siècle. Ces rencontres étaient si prestigieuses que l’honneur d’y participer ou même seulement d’y assister était convoité par toute l’élite scientifique mondiale, notamment par les jeunes cadres des laboratoires de recherche fondamentale. Cold Spring Harbor était devenu une foire aux cerveaux où les patrons venaient recruter les futurs cracks de leurs équipes.
Ce lundi 9 mai 1983, une jeune Française pratiquement inconnue de la communauté scientifique internationale arrivait sur le campus du petit port américain pour assister à une conférence sur les rétrovirus. En raison du maigre budget « Missions » de l’Institut Pasteur, elle se trouvait être l’unique envoyée du célèbre laboratoire parisien à cette importante manifestation, alors que le groupe de Robert Gallo et la plupart des autres unités de recherche américaines étaient représentés par bataillons entiers. Françoise Barré-Sinoussi qui, avec Luc Montagnier et Jean-Claude Chermann, venait peut-être de découvrir l’agent responsable du sida, n’était là qu’en qualité de simple auditeur. Elle ne devait présenter aucune des quatre-vingts communications prévues à l’agenda du colloque, le sida et les succès de la rétrovirologie française n’ayant pas encore éveillé, ce printemps-là, la curiosité des congressistes de Cold Spring Harbor. Déterminée à secouer cette indifférence, elle fit le siège du bureau de l’organisateur de la conférence, le biologiste Malcolm Martin de l’Institut américain de la santé. Elle voulait le persuader de l’importance des résultats de son équipe concernant la découverte d’un nouveau rétrovirus. Pour étayer sa démonstration, elle lui montra cinq diapositives qui expliquaient en graphiques les travaux de la salle Bru. Le cinquième document emporta la décision de l’Américain.
— C’est intéressant, déclara-t-il. Je vous donne cinq minutes vendredi en fin de séance. Cinq minutes, pas une de plus. À vous de nous convaincre de la valeur de vos conclusions.
Françoise Barré-Sinoussi se sentit « fondre de bonheur ». Elle savait que le droit de prendre la parole dans ce prestigieux sérail dépendait du bon vouloir d’un comité d’experts plus enclins à faire crédit aux délégués des grands centres de recherche américains qu’à d’obscurs chercheurs étrangers. Les sujets de communications devaient être soumis plus de six mois à l’avance et les candidats dont les thèmes avaient été retenus devaient se préparer à cette insigne épreuve des semaines durant, répéter leur intervention devant leurs collègues de laboratoire, se corriger inlassablement comme pour un « one-man-show » dont dépendraient leur réputation, leur avenir. La jeune femme en tremblait. Elle savait que les cinq minutes qu’on lui accordait risquaient de déclencher une tempête. N’allait-elle pas s’attaquer au dogme imposé par le puissant Robert Gallo, selon lequel il n’existait pas d’autre rétrovirus humain que son HTLV induisant de rares leucémies ? Comment se battre contre ce savant qui dominait si profondément la rétrovirologie mondiale ? Comment imposer l’existence d’une nouvelle famille de rétrovirus humains détectée chez un malade souffrant des symptômes du sida ?
« Je n’ai pas dormi jusqu’au jour fatidique, se souviendra Françoise Barré-Sinoussi. Quand je suis montée sur l’estrade de l’auditorium archicomble pour commenter ma première diapositive à l’aide d’une baguette, j’étais tellement émue qu’elle m’échappa de la main et tomba sur la tête de David Baltimore, le célèbre codécouvreur de l’enzyme transcriptase inverse, assis au premier rang. »
Hormis François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod, les trois prix Nobel champions de la célèbre école biologique des bactériophages, peu de Français avaient eu, en cinquante ans de colloques à Cold Spring Harbor, le privilège de se tenir sur cet illustre podium. Pourtant, la jeune Française sut d’emblée gagner la sympathie de son exigeant auditoire. Les murmures flatteurs qui accueillirent le commentaire de sa dernière diapositive l’encouragèrent. La fine fleur de la biologie mondiale garda un long moment les yeux fixés sur l’image du rétrovirus photographié par Charles Dauguet dans son laboratoire à Paris. Les spécialistes présents ne pouvaient s’y tromper : avec son noyau de petite taille fortement excentré, la structure de cet élément n’offrait aucune similitude avec le fameux HTLV de Gallo. Il restait à apporter la preuve que c’était bien l’agent du sida qu’avaient isolé les Français et non quelque parasite résultant de la maladie ou d’un accident de laboratoire.
Sitôt la lumière revenue, les questions fusèrent.
— Avez-vous cloné votre virus ?
— L’avez-vous séquencé [14] ?
Françoise Barré-Sinoussi avait anticipé ces questions et préparé une réponse. Elle la formula avec le plus désarmant des sourires.
— Soyez patients, dit-elle. Nous avons décelé l’activité de la transcriptase inverse de notre virus au mois de janvier. Nous l’avons identifié au mois de février. Nous l’avons photographié au mois de mars. Nous ne sommes qu’en mai. De grâce, accordez-nous le temps nécessaire pour faire le reste !
Rires et applaudissements saluèrent la repartie.
À peine sortie de l’auditorium, la jeune Française se trouva assaillie par tous ceux que sa trop brève intervention avait laissés sur leur faim. Un des responsables de l’Institut américain des allergies et des maladies infectieuses lui offrit de venir s’adresser aux principaux scientifiques qui travaillaient sur le campus de Bethesda. Le chef du département de virologie du Centre de contrôle des maladies infectieuses la supplia de venir à Atlanta pour éclairer ses collègues sur cette découverte capitale. Même les représentants du laboratoire de Robert Gallo la pressèrent de se rendre à Washington afin d’expliquer à leur patron les travaux de l’équipe de l’Institut Pasteur.
* * *
Le patron en question était déjà au courant. Aucun événement ne se produisait dans le petit monde de la rétrovirologie sans que Robert Gallo en fût aussitôt informé. Il n’existait pas un laboratoire de recherche, même dans le pays le plus lointain, où il n’entretenait quelque contact, où il ne possédait quelque obligé ou informateur. L’énorme budget dont bénéficiait son centre lui permettait de répandre aux États-Unis et à l’étranger une manne de bourses et de subventions. Cela lui valait tout un réseau de sympathies. Sa renommée scientifique, son art consommé de la communication, sa convivialité et son charme irrésistible lui avaient en outre acquis d’innombrables relations politiques et scientifiques aussi bien dans son pays qu’à l’extérieur. Son influence souveraine sur la recherche virologique mondiale s’avérait en fait si absolue qu’aucune découverte majeure ne pouvait espérer se voir reconnue sans qu’il l’eût lui-même approuvée. « Pour tout projet de recherche, la bénédiction du dieu Gallo nous était nécessaire, dira le Français Jean-Claude Chermann. C’était pour nous le seul moyen d’être pris au sérieux par nos propres patrons et de leur arracher les crédits indispensables. Aux pauvres sous-développés que nous étions, il fallait une sanction américaine. À l’époque, la recherche médicale française, voire européenne, ne produisait que des virgules là où les savants américains apportaient des phrases entières. »
Prétendre s’attaquer à l’infaillibilité de l’un des plus renommés de ces savants revenait à commettre un crime de lèse-majesté. S’ils voulaient porter leur découverte à la connaissance de la communauté scientifique internationale, Luc Montagnier et son équipe devaient courir le risque d’attirer les foudres du « dieu Gallo ». C’est pourtant ce « dieu » en personne qui suggéra aux Français le choix du support pour leur communication, ainsi que la date de publication. « Bob Gallo m’apprit en effet qu’il allait publier, dans le numéro de Science du 20 mai 1983, une étude démontrant l’implication de son HTLV dans le sida, racontera Luc Montagnier. Son article serait accompagné d’un texte du biologiste vétérinaire Max Essex qui, de son côté, venait de détecter la présence du rétrovirus HTLV chez trente pour cent d’un groupe de malades du sida. » L’Américain proposa à son confrère parisien de publier dans le même numéro une communication décrivant les résultats de l’équipe de l’Institut Pasteur.
Robert Gallo avait-il vu là une occasion de désamorcer la bombe française ? Car, non seulement il s’engagea à faire accueillir l’article de Luc Montagnier dans le même numéro de Science, mais de plus il s’offrit à en rédiger lui-même le résumé de présentation. Une « générosité » qui allait lui permettre d’exploiter une regrettable maladresse des Français dans la dénomination de leur rétrovirus. Comme ce dernier infectait essentiellement les lymphocytes T [15] ils l’avaient baptisé « Human T Lymphotropic Virus », ce qui donnait les mêmes initiales HTLV que celles du rétrovirus « Human T-cell Leukemia Virus » de Robert Gallo. Cette confusion renforçait sa conviction de toujours. Il s’empressa d’annoncer bien haut que les Français eux-mêmes considéraient leur virus comme un proche parent de son HTLV puisqu’ils lui avaient donné un patronyme identique.
Ce tour de passe-passe stupéfia l’équipe de Pasteur qui rebaptisa aussitôt son rétrovirus « Lymphadenopathy Associated Virus ». Les trois initiales LAV pouvaient également se lire « Lymphadenopathy Aids Virus », c’est-à-dire virus lymphadénopathique du sida.
LAV français contre HTLV américain : une bataille d’initiales qui allait, dans quelques semaines, faire les titres de la presse mondiale.