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Paris, France — Hiver 1983
Des centaines de milliers de rétrovirus dans un Bœing
Depuis trois jours et trois nuits, les équipiers de la salle Bru avaient tout tenté pour que le compteur de radioactivité affiche enfin un chiffre favorable. Redoutant que le virus moribond du styliste parisien ne soit pas suffisamment réanimé par les seuls lymphocytes du donneur de sang, Françoise Barré-Sinoussi avait couru à la maternité la plus proche. Avec leur capacité de prolifération exceptionnelle, les cellules souches du sang provenant du cordon ombilical d’un nouveau-né lui procurèrent une nourriture sans égale à offrir à ses cultures défaillantes de globules blancs.
Le 27 janvier un peu avant midi, la biologiste porta le tube contenant sa dernière préparation jusqu’à l’appareil installé dans le couloir. D’interminables secondes s’écoulèrent. Puis il y eut un déclic et un chiffre apparut sur le compteur. Derrière ses grosses lunettes, les yeux de la jeune femme s’agrandirent démesurément.
— Dix-huit mille ! s’écria-t-elle.
C’était le double du meilleur résultat obtenu précédemment.
— La culture est repartie ! clama Jean-Claude Chermann.
— Cette fois, c’est certain, on a quelque chose ! renchérit Françoise Barré-Sinoussi en allumant l’une des Marlboro qu’elle fumait à la chaîne.
Les Français avaient bien trouvé quelque chose, mais quoi ? De toute évidence un rétrovirus, ainsi que le prouvait l’activité de l’enzyme-signature révélée par le compteur de radioactivité. Mais quel rétrovirus ? Pouvait-il être identique au HTLV que Robert Gallo avait identifié dans de rares leucémies et qui restait le seul rétrovirus jamais détecté chez l’homme ? Pouvait-il être de la même famille, comme celui que recherchait Prem Sarin, le collaborateur indien du savant américain ? Ou s’agissait-il au contraire d’un rétrovirus complètement différent ? Jean-Claude Chermann et Françoise Barré-Sinoussi n’avaient, quant à eux, pas le moindre doute : leur rétrovirus n’avait rien de commun avec celui de Robert Gallo. Le sien multipliait les lymphocytes, le leur les tuait. Des cousins, fussent-ils très éloignés, ne pouvaient se comporter de manière aussi diamétralement opposée.
* * *
Après l’euphorie vint à nouveau l’angoisse. Les Français savaient que leur découverte serait condamnée aux oubliettes s’ils ne parvenaient pas à en faire une éclatante démonstration devant la communauté scientifique internationale. Redoutable perspective ! Qui allait croire des virologistes quasiment inconnus ? Certainement pas l’Américain charmeur qui s’acharnait à défendre la thèse inverse et qui régnait en tyran sur la rétrovirologie mondiale. Dans son intime conviction, c’était forcément « son » rétrovirus que les aimables pastoriens venaient de repérer dans leurs tubes. Robert Gallo était cependant bien trop habile pour ne pas au moins affecter de s’intéresser aux résultats de ses concurrents. Il n’hésita pas à leur envoyer deux lignées de cellules produisant son HTLV, et quelques échantillons de ses anticorps spécifiques. Ainsi les Français pourraient-ils comparer au rétrovirus américain l’agent viral qu’ils croyaient avoir découvert et s’apercevoir qu’il s’agissait bel et bien d’un seul et même virus.
Les passagers du vol 021 d’Air France qui s’envolèrent ce soir-là de l’aérodrome Dulles de Washington ignoraient avec quels étranges compagnons de voyage ils allaient traverser l’Atlantique. À l’intérieur de deux petites boîtes – l’une rembourrée de coton, l’autre pleine de glace – placées dans un des compartiments du 747, se trouvaient deux flacons renfermant un liquide légèrement opalin. Dans le premier, protégé par le coton, nageaient des centaines de milliers de cellules porteuses du rétrovirus américain hautement cancérogène et dans le deuxième, maintenu au froid par la glace, autant d’anticorps capables de reconnaître cet agent de mort.
Françoise Barré-Sinoussi s’empressa d’ouvrir elle-même le précieux colis dès son arrivée à Paris. Son contenu risquait soit d’anéantir tous les espoirs des équipiers de la salle Bru, soit de les projeter jusque dans l’antichambre du prix Nobel. En effet, l’envoi de Robert Gallo allait permettre une vérification décisive. Elle consistait à mettre en présence son rétrovirus HTLV avec des anticorps provenant des lymphocytes infectés du styliste parisien. Si ces anticorps se jetaient à l’assaut du rétrovirus américain, la preuve serait faite qu’ils appartenaient à la même famille, et que l’agent mis en évidence par les chercheurs français était, en fait, identique au premier rétrovirus humain découvert par Robert Gallo. Si, à l’inverse, les partenaires en présence refusaient le contact, ce serait l’indication que les deux rétrovirus n’étaient pas de même nature.
Il existait deux façons de procéder à cette vérification. Tandis que Luc Montagnier utilisait une première méthode, Jean-Claude Chermann et Françoise Barré-Sinoussi confiaient à l’une de leurs meilleures techniciennes la mise en œuvre de la seconde. L’art de l’immunofluorescence n’avait pas de secrets pour la jolie Marie-Thérèse Nugeyre, vingt-sept ans. Opérant avec la délicatesse d’une harpiste, ses longs doigts armés d’une pipette mêlèrent sur une lame de verre un échantillon de lymphocytes américains porteurs du virus de Robert Gallo avec ses anticorps spécifiques préalablement colorés à la fluorescéine. Puis, sur une deuxième lame, elle mélangea cette fois des anticorps américains avec des lymphocytes abritant le rétrovirus français. Il ne restait plus qu’à patienter avant de pouvoir découvrir le résultat de ces mariages forcés.
Le soir même, la jeune technicienne eut soudain l’impression que « son cœur se décrochait dans sa poitrine ». Une gélatine de cellules et de particules virales entremêlées venait enfin d’apparaître dans la lumière irréelle du microscope à fluorescence. Le contraste entre les deux lames de verre était saisissant. La première avait l’aspect d’une scintillante broche d’émeraudes. Dans leur étreinte avec leurs anticorps américains teintés à la fluorescéine, les cellules infectées par le rétrovirus de Robert Gallo flamboyaient de mille feux. Sur l’autre, les cellules infectées par le rétrovirus français étaient restées complètement noires. Les anticorps américains ne les avaient pas enveloppées de leurs paillettes vertes lumineuses. Comme un organe rejetant une greffe, ils avaient refusé tout contact avec les particules virales qui leur étaient étrangères.
Marie-Thérèse Nugeyre sortit dans le couloir.
— Venez voir, cria-t-elle, je crois que cette fois c’est important !
Tous accoururent pour scruter l’inoubliable vision. Luc Montagnier, d’habitude plutôt austère et réservé, prit l’air dissipé « d’un écolier un soir de distribution des prix ». L’euphorie était telle autour du microscope « que nous avions envie de faire une farandole », se souviendra Françoise Barré-Sinoussi. Jean-Claude Chermann imaginait déjà « la tête qu’allait faire Gallo à l’annonce qu’il n’était plus le seul à avoir identifié un rétrovirus humain ».
* * *
Pour décisive que fût sa démonstration, l’équipe de la salle Bru savait qu’elle n’avait joué là que le premier acte. Avant d’annoncer sa découverte à la communauté scientifique internationale, elle devait établir les caractéristiques de ce nouveau rétrovirus humain, déterminer sa morphologie, sa densité, analyser ses différentes protéines, préciser leur poids moléculaire, définir ses gènes, bref réunir toutes les informations indispensables afin de lui donner une identité. Afin de réussir cette entreprise, les chercheurs français auraient besoin de nombreux concours. Le plus précieux serait celui d’un petit homme jovial et modeste qui avait passé toute sa vie professionnelle dans la lumière artificielle d’une minuscule pièce sans fenêtre de l’Institut Pasteur.