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Research Triangle Park, USA — Printemps 1984

Des pharmaciens tueurs de virus

C’est sans doute le complexe de recherche privée le plus important du monde. Sur un espace aussi vaste que le Grand Duché du Luxembourg, le Research Triangle Park de Caroline du Nord abrite plusieurs établissements de haute technologie où travaillent vingt mille chercheurs et techniciens. Cet immense campus triangulaire est délimité par trois villes en plein essor — Raleigh, Durham et Chapel Hill. Sa matière grise lui est fournie par trois des meilleures universités du Sud américain, la Duke University, celle de North Carolina et celle de North Carolina State.

La filiale américaine du groupe britannique Burroughs Wellcome Co., l’un des géants de la production pharmaceutique mondiale, s’était établie dans ce paysage de plaines et de pinèdes digne d’une scène de chasse à courre de Thomas Gainsborough. Elle y avait installé son quartier général dans un bâtiment futuriste dont les étages ressemblaient aux superstructures d’un paquebot. Ici, mille quatre cent cinquante spécialistes de toutes disciplines – médecins, biologistes, chimistes – élaboraient et expérimentaient les remèdes qui faisaient la réputation de la firme. Les deux pharmaciens américains de génie, Silas M. Burroughs et Henry S. Wellcome, qui l’avaient fondée en 1880 à Londres, lui avaient donné pour emblème une licorne, cet animal mythique dont la légende veut qu’il protège du poison et guérisse tous les maux.

C’était en effet à l’ensemble de la pathologie humaine que prétendaient s’attaquer les quatre-vingt-treize médicaments fabriqués aujourd’hui par leurs successeurs. Ils soignaient aussi bien les tumeurs cancéreuses, les affections cardio-vasculaires, les rhumatismes, le paludisme, la goutte et la maladie de Parkinson qu’une foule d’infections virales. Ce dernier domaine constituait en fait le cheval de bataille de l’établissement du Research Triangle Park. Ses chercheurs avaient récemment mis au point le premier traitement efficace contre la tristement célèbre peste rouge que les Américains désignaient avec un grand H, l’Herpès. À elles seules, l’expérimentation et la fabrication de cette spécialité, l’acyclovir, avaient nécessité un investissement de cent millions de dollars. On pouvait donc estimer que le laboratoire Wellcome était, dans son genre, un bienfaiteur de l’humanité. Chaque jour, des millions d’hommes affectés par la maladie demandaient à ses produits de leur rendre la santé.

À ses découvertes scientifiques, le laboratoire ajoutait un sens de l’aventure humaine qui en avait fait un véritable pionnier en maintes circonstances. C’était muni de trousses de survie frappées de l’emblème de la licorne que l’explorateur John Stanley avait affronté les pièges du fleuve Congo, que les amiraux Robert Peary et Richard Byrd avaient bravé les dangers de leur conquête du pôle Nord, que Théodore Roosevelt avait pu résister aux fièvres de l’Amazone, que Charles Lindbergh avait défié l’immensité de l’Atlantique dans son monomoteur Spirit of St. Louis ; c’était dotés de ses antihistaminiques et de ses antibiotiques que, le 20 juillet 1969, des hommes avaient débarqué sur la Lune et que, plus tard, d’autres cosmonautes avaient tourné dans l’espace à bord du vaisseau Skylab et de la navette Columbia.

Cet esprit d’aventure et son expérience des virus semblaient vouer le laboratoire Wellcome à jouer un rôle clef dans la recherche d’un médicament qui vaincrait le sida. C’était du moins l’espoir de Michael Gottlieb, le jeune immunologiste de Los Angeles qui avait le premier diagnostiqué la maladie. Dès l’automne 1983, il était allé sensibiliser les chercheurs du Research Triangle Park sur le sida et ses infections opportunistes. Il leur avait même suggéré une voie originale de recherche. Puisque l’agent causal du sida était un rétrovirus et qu’un rétrovirus a besoin du concours d’une enzyme transcriptase inverse pour pouvoir s’introduire dans le noyau des cellules, pourquoi ne pas chercher une substance qui agisse directement sur cette enzyme ? Sa proposition n’avait apparemment suscité qu’un intérêt poli.

Les raisons de cette réserve étaient multiples mais d’abord financières, la mise au point d’un produit pharmaceutique coûtant plusieurs dizaines de millions de dollars. Pour garantir la rentabilité d’investissements aussi considérables, les dirigeants de Wellcome avaient établi des critères précis. Tout nouveau médicament devait s’adresser à une clientèle potentielle d’au moins deux cent mille malades. Au-dessous de ce seuil, une affection pathologique était considérée comme une orphan disease – une « maladie orpheline ». Avec ses cinq mille victimes recensées à l’époque, le sida ne répondait pas aux critères commerciaux de l’industrie pharmaceutique.

La visite de l’immunologiste californien eut en fait plus d’importance qu’il n’y parut. Son vibrant appel poussa le prestigieux laboratoire à s’intéresser de façon indirecte à l’étrange épidémie. Depuis quelque temps déjà, son jeune vice-président pour la recherche, le docteur David W. Barry, s’étonnait de la montée en flèche des ventes de certains produits commercialisés par sa firme. Ces médicaments traitaient différentes maladies sexuellement transmissibles, comme l’herpès génital ou la shigellose, une grave dysenterie bactérienne. Ces infections étant évidemment liées à la pathologie du sida, David Barry comprit que son laboratoire se trouvait déjà impliqué dans le traitement de certaines manifestations du nouveau fléau. Cette constatation n’était pas pour déplaire à cet homme de science qui consacrait sa vie à faire la guerre aux virus.

Originaire de la côte Est, sorti couvert de lauriers du sérail de l’université de Yale, ancien élève emeritus de la Sorbonne, le docteur David Barry, quarante ans, avait commencé sa carrière à la tête du département de virologie générale de la Food and Drug Administration, l’agence fédérale de contrôle des produits alimentaires et pharmaceutiques. Cavalier intrépide, lecteur assidu des classiques français, fumeur à la chaîne de longues Winston, ce polyglotte aux yeux bleus, toujours tiré à quatre épingles, personnifiait l’archétype du savant manager produit par l’enseignement supérieur américain de cette fin de siècle. Membre de nombreuses académies médicales, auteur de plus d’une centaine d’articles scientifiques traitant de sujets aussi variés que les virus chez les singes verts d’Afrique, l’influenza de la souris, le traitement rectal de la pneumocystose infectieuse ou la tolérance aux vaccins chez les vieillards, il animait aujourd’hui le département de la recherche et du développement des nouveaux médicaments du célèbre laboratoire de Research Triangle Park.

D’autres faits allaient renforcer l’intérêt de David Barry pour la troublante épidémie. Wellcome fabriquait en effet une médication à base de nitrate d’amyle que des millions d’Américains souffrant d’angine de poitrine et d’autres insuffisances vasculaires s’empressaient d’inhaler ou de mettre sous la langue à la moindre douleur cardiaque. Ce produit avait la propriété de dilater presque instantanément les vaisseaux sanguins. C’étaient ses fines ampoules qui faisaient « pop » lorsqu’on les brisait et qu’avait baptisées « poppers » une autre catégorie d’utilisateurs que l’austère code pharmaceutique n’avait pas prévue. Les habitués des différentes arènes de l’échangisme gay n’avaient pas tardé à découvrir dans le nitrate d’amyle un moyen de dilater les vaisseaux de la verge et de la muqueuse anale. Les « poppers » connurent de ce fait une telle vogue que les médecins-détectives du CDC d’Atlanta s’étaient un moment demandé s’ils n’étaient pas la cause directe du sida. « Notre situation devint bientôt franchement délicate, confiera David Barry. Certains journaux osaient nous rendre responsables de l’épidémie. C’était à peine croyable : à San Francisco et à Los Angeles, des gays arboraient même des T-shirts décorés de slogans qui clamaient : “Nous prenons du bon temps grâce aux poppers de Wellcome !” » Le jeune médecin-manager comprit que son laboratoire ne pouvait rester plus longtemps à l’écart du drame de santé qui secouait l’Amérique.

C’est alors que la jolie Françoise Barré-Sinoussi débarqua de Paris, le 1er juin 1984, dans l’étouffante moiteur de l’été carolinien. Elle venait exposer à la fine fleur de l’industrie pharmaceutique américaine la découverte du virus LAV dont elle avait dressé la carte d’identité génétique avec ses collègues de l’Institut Pasteur. Pour l’un de ses auditeurs, le docteur Sandra Lehrman, chef de la recherche virologique chez Wellcome, « cette Française décrivait une expérience à mes yeux aussi phénoménale que celle de son compatriote Pasteur quand il découvrit les microbes. Que d’efforts, que de passion pour forcer un hypothétique virus à se démasquer ! ». Pour son confrère le docteur en biologie Phil Furman, « cette femme nous apportait tout à coup la preuve que ce mystérieux virus n’était pas une tarte à la crème mais quelque chose de bien réel ». Pour la chimiste Janet Rideout, « l’heure avait sonné d’aller chercher dans nos réserves une substance qui puisse régler son compte à ce monstre ». Pour Marty St. Clair, une jeune virologiste de vingt-huit ans au regard candide de petite fille derrière ses grosses lunettes, « les révélations de cette Parisienne appelaient nos pipettes et nos incubateurs à une mobilisation générale ». Pour David Barry, à qui incombait l’écrasante responsabilité de décider de l’opportunité d’une telle mobilisation et de l’organiser, « le tableau du fléau mortel brossé par celle qui en avait identifié le coupable nous invitait à sortir de notre réserve ».

D’autres arguments en faveur de la mobilisation du laboratoire Wellcome arrivèrent de Bethesda quelques semaines plus tard. Un auditorium comble jusqu’aux cintres fit un triomphe à Robert Gallo, le flamboyant maître en rétrovirologie, venu offrir la caution de son prestige et ses encouragements aux chercheurs du Research Triangle Park.

Mais c’est d’une autre autorité que David Barry espérait recevoir le soutien décisif capable d’emporter l’accord des dirigeants de sa firme. Il ne fut pas déçu. Plus que jamais, le battant Sam Broder considérait l’engagement des laboratoires privés comme un atout essentiel dans la croisade qu’il menait presque solitaire pour la découverte urgente d’un médicament pouvant soigner les malades du sida. « Je sentais bien que les responsables de Wellcome hésitaient encore à entrer dans la danse, racontera le jeune cancérologue. Ils craignaient de ne pouvoir obtenir de leur direction le financement nécessaire pour mener une telle aventure à son terme. Et même s’ils parvenaient à mettre une drogue au point, ils n’étaient pas certains à cent pour cent que l’opération serait un jour commercialement profitable. Je ne pouvais leur en vouloir. Plus que tout autre, je souhaitais que cette entreprise soit rentable. Non par quelque dévotion personnelle au capitalisme, mais pour la simple raison qu’un échec commercial aurait pour conséquence de détourner tous les autres laboratoires pharmaceutiques de la recherche d’un médicament antisida. Une autre raison motivait leurs réticences. Ils voulaient bien tester leurs composés chimiques sur des rétrovirus animaux, mais pas sur l’agent humain du sida. Sécurité oblige. Je les ai rassurés en leur proposant une solution qui leur offrait toutes les garanties de sécurité. Ils m’enverraient les substances qu’ils trouveraient actives sur leurs virus animaux, et je les essayerais sur le rétro-virus du sida dans mon propre laboratoire de l’hôpital de l’Institut national du cancer. Si l’on en trouve une qui marche, leur ai-je dit, on l’injectera à des malades et je superviserai moi-même l’opération. »

Cette proposition permettait au laboratoire Wellcome de s’engager dans une collaboration rêvée. Ses chercheurs allaient questionner leurs ordinateurs pour mettre la main sur un maximum de composants doués d’une action antivirale, et les tester ensuite sur leurs rétrovirus animaux.

Il restait bien sûr une inconnue : un remède qui tuait un rétrovirus animal serait-il également actif sur un rétrovirus humain ? La réponse viendrait des tubes et des pipettes de l’ancien immigrant polonais de Bethesda.

Plus grands que l'amour
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