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Bénarès, Inde — Automne 1980
« Fille, le dieu t’a maudite. »
Un raz de marée du Gange n’aurait pas causé plus de bouleversements dans l’univers du brûleur de cadavres de Bénarès que l’annonce de la lèpre dans la chair de sa fille Ananda. À l’abjection de la plus basse des naissances s’ajoutait maintenant une nouvelle déchéance qui faisait des Chowdhury des êtres humains deux fois impurs. Depuis la nuit des temps, l’Inde frappait d’anathème ceux que pourrissait l’ignoble mal. Des siècles avant que Moïse ne l’associât au péché, l’Antiquité à un châtiment du Ciel, le Moyen Âge à une mort civile, l’Asie qui l’avait sans doute vu naître condamnait la lèpre à la foudre des bien-portants. De même qu’autrefois en Europe on les obligeait à se déplacer au son d’une crécelle, à brûler leurs vêtements, à se claquemurer dans des mouroirs, l’Inde d’aujourd’hui traitait toujours ses lépreux en parias. Aucun Indien sain de corps n’osait pénétrer dans les sordides campements où ils se tenaient à l’écart des villes et des villages. Aucun lépreux n’entrait dans les maisons des non-lépreux. Ils étaient pourtant cinq millions qui promenaient leurs plaies et leurs moignons à travers l’immensité de ce pays.
De toutes les villes, la sainte cité de Bénarès était probablement celle qui en rassemblait le plus grand nombre. Pour les centaines de milliers de pèlerins qui accouraient au bord du Gange libérateur, faire l’aumône à ceux qu’ils considéraient comme les plus maudits des hommes était une occasion supplémentaire d’améliorer leur karma, c’est-à-dire leur solde créditeur pour les bonnes actions accomplies dans la vie présente et les existences antérieures. Les lépreux le savaient, qui tendaient leurs écuelles le long des escaliers descendant au fleuve, devant les plates-formes de prière, aux entrées des sanctuaires. La nuit, ils se traînaient jusqu’au fleuve sacré pour y laver leurs meurtrissures et implorer les dieux de les faire renaître dans une meilleure incarnation. C’était sans doute le contact prolongé avec cette eau polluée qui avait eu raison de la résistance aux microbes de « la petite charognarde ».
* * *
Ce qui survint alors devait rester à jamais gravé dans la mémoire de la jeune Ananda. Rendu comme fou par la stupéfiante nouvelle, son père appela un cyclo-pousse pour aller présenter ses excuses aux parents du fiancé qu’il lui avait choisi et décommander la cérémonie des noces. À son retour, il convoqua sa fille devant toute la famille réunie. La main pointée vers la porte de la maison, il dit simplement :
— Fille, le dieu t’a maudite. Tu n’as plus ta place ici. Va-t’en.
Il dégagea des plis de son longhi quelques billets de une roupie et les tendit à son enfant. Son épouse s’avança avec un maigre baluchon contenant un peu de linge, quelques biscuits, deux bananes. Ananda prit le paquet et resta un moment immobile, figée par la peur et le chagrin. Puis elle se dirigea vers la sortie. Avant de franchir le seuil, elle se retourna. Tous les membres de sa famille étaient là qui la regardaient en silence, ses ondes, ses tantes, ses cousins, sa grand-mère, et mime son grand-père à barbe blanche dans son cadre sur le mur. Apercevant ses petits frères qui sanglotaient derrière son père, elle eut envie de revenir. Le regard sévère de sa mère l’en dissuada.
Elle sortit et s’enfonça dans le flot grouillant de la ruelle.
Dans l’impitoyable contexte de la société hindoue, cette exclusion équivalait à un arrêt de mort. « La petite charognarde du Gange » savait qu’elle ne pourrait aller frapper à aucune porte de l’immense cité. Le moindre contact physique avec quiconque était rigoureusement interdit à une intouchable. Toute sa courte vie s’était déroulée dans l’obsession de ne pas transgresser cette ségrégation. Doublement impure parce que paria de naissance et fille d’un brûleur de cadavres, elle avait pris garde de ne jamais souiller, fût-ce de son ombre, quelque hindou de caste dans la cohue des ruelles, de ne jamais acheter un cornet de muri ou un brin d’encens autrement qu’en jetant l’argent au marchand, de ne jamais lever les yeux sur qui que ce soit. Même sous le toit familial, elle n’avait pu échapper à l’oppression de sa condition. Ses parents l’avaient obstinément imprégnée de la malédiction de leur destinée. Toute tendresse, tout amour lui avaient été refusés. À elle qui osait détrousser les cadavres, toute espérance de faire valoir ses mérites pour renaître dans une meilleure incarnation lui était de surcroît déniée. Il ne pouvait y avoir de karma plus désastreux que le sien.
N’ayant jamais pu fréquenter l’école, Ananda ne savait ni lire ni écrire. Le négoce de son père avait cependant familiarisé son oreille à toutes sortes de sabirs. En plus du bhojpuri, la langue locale, elle connaissait beaucoup de mots en hindi, en urdu, en bengali, et même en gujarati et en marathi, car nombreux étaient les riches hindous de ces provinces qui venaient mourir à Bénarès pour y conquérir la paix éternelle. En revanche, la langue des anciens colonisateurs de l’Inde lui était inconnue, aucun Anglais n’étant jamais venu se faire incinérer sur les bûchers paternels.
Son travail particulier et son implacable environnement n’avaient guère épargné la fillette. À treize ans, comme tant d’enfants indiens, elle savait tout des réalités de la vie ou presque. Elle avait vu et entendu ses parents s’accoupler et avait assisté, dans les sordides ruelles autour des temples, aux commerces des prostituées, des travestis, des eunuques. Elle avait vu naître, souffrir et mourir. Un dur apprentissage qui l’avait préparée à tous les chocs, endurcie à tous les malheurs. Du moins le croyait-elle. Car jamais la petite proscrite n’aurait pu soupçonner ce qui l’attendait en quittant la maison familiale.
Ce fut d’abord tout un mois d’errance à travers les rues et sur les escaliers descendant au Gange, de mendicité sur les marches des temples, de grappillages dans les tas d’ordures, de furtives rapines à l’étalage des marchés. Son corps déjà chétif devint d’une maigreur extrême. Les vers ballonnaient son ventre de hideuses enflures. Des mouches s’agglutinaient par essaims aux plaies de ses membres décharnés. Des colonies de poux s’étaient installées dans sa tignasse de sauvageonne.
Un jour, elle était si affamée qu’elle dut se résoudre à se présenter devant la grille d’un mahajan, un usurier de la rue des bûchers, pour lui remettre, en échange de quelques roupies, le petit anneau d’or qui brillait encore à l’aile de son nez. Apitoyé par sa détresse, au lieu des quinze roupies que représentait la transaction, le vieux Shylock posa sur le rebord de son comptoir un billet de vingt roupies, l’équivalent de dix francs. Cette petite fortune permit à Ananda de survivre encore dix jours en se nourrissant de morceaux de canne à sucre et de bananes.
Un soir, à bout de forces, elle se laissa tomber sur un quai de la gare pour tendre la main. La providence eut cette fois le visage d’un homme patelin coiffé du rassurant calot blanc des partisans du parti du Congrès. L’inconnu déposa dans sa paume une faramineuse aumône, un billet de dix roupies tout froissé. Ananda n’osa lever les yeux vers pareil bienfaiteur.
— Ne me remercie pas, petite, s’empressa l’inconnu. C’est moi qui ai besoin de toi.
Il s’accroupit sur ses talons et raconta que sa femme avait été appelée à Calcutta pour soigner son père mourant. Elle ne reviendrait pas avant deux ou trois semaines. Il cherchait quelqu’un pour s’occuper de ses trois enfants en bas âge pendant son absence.
— J’habite tout à côté et tu ferais très bien l’affaire, expliqua-t-il, nullement rebuté par la mine plutôt défaite et la peau noire qui signait la basse naissance de son interlocutrice. Je te donnerai quinze roupies par semaine.
« Ce doit être le dieu Ganesh en personne », songea la fillette en relevant timidement la tête. Elle fit un signe du menton, se mit debout et, tel un animal ayant trouvé un maître, emboîta le pas à l’inconnu providentiel.
De même que tous les grands centres de pèlerinage, Bénarès était un terrain de prédilection pour un bon nombre de commerces profanes. L’un des plus actifs et des plus florissants était celui de la prostitution, en particulier celle des fillettes. Ici comme ailleurs, la légende disait que déflorer une vierge redorait les vertus viriles et guérissait des maladies vénériennes. Les maisons de plaisir abondaient. Elles se fournissaient en pensionnaires auprès de leurs pourvoyeurs attitrés. Ces derniers achetaient en général leur pitoyable marchandise à des familles très pauvres, notamment au Népal, ou organisaient des mariages factices avec de prétendus conjoints. Parfois, ils se contentaient tout simplement d’enlever leurs victimes.
Dans la sainte cité où toute activité baignait fatalement dans le sacré, d’audacieux proxénètes n’hésitaient pas à se servir de certaines fêtes religieuses pour initier, sous le couvert d’un rite, leurs victimes à leur vocation de prostituées. Ainsi, à la fête de Mârg Pûrnîma, la pleine lune d’octobre, on célébrait la gloire de Vishnu, le dieu créateur de toutes choses, et pour Makara Sankrânti, au solstice d’hiver, on fêtait la déesse de l’amour charnel, du plaisir et de la fertilité.
* * *
« Ce n’est pas vers son domicile que m’entraîna mon bienfaiteur, racontera Ananda. Il me poussa sur la banquette d’un taxi et s’assit à côté de moi. La voiture roula longtemps dans les faubourgs et finit par s’arrêter devant la grille d’un temple. Dans la cour se tenaient une vingtaine de pauvres filles accroupies sous la garde d’hommes coiffés de calots blancs. J’ai tenté de m’enfuir, mais deux mains puissantes me happèrent et me forcèrent à entrer dans la cour. Là, on me dit de m’asseoir. À cet instant, deux matrones sont apparues et nous ont distribué des feuilles de bananier au creux desquelles elles ont versé une louche de riz et de dal. J’avais si faim que j’ai tout avalé avec voracité. Bientôt, les hommes au calot blanc nous ont donné l’ordre de nous lever et nous ont poussées vers l’intérieur du temple.
« C’est là que le cauchemar a commencé. Durant deux jours et deux nuits, tantôt menaçants tantôt enjôleurs, des pandits payés par les proxénètes nous expliquèrent qu’il n’y avait pas de plus lumineux destin pour une jeune fille que d’être appelée par les dieux à rassasier les hommes de plaisir. Ponctuant leurs discours de coups de gong, se livrant à toutes sortes de rites au pied des nombreuses divinités du sanctuaire, ces inquiétants brahmines s’acharnaient sur nous. Ils finirent par nous ensorceler. Au bout de ces deux jours, nous étions envoûtées. Prêtes à tout. »
Ce qu’ignorait Ananda, c’est qu’au même moment des séances d’envoûtement identiques se pratiquaient dans plusieurs autres villes de l’Inde. On estime à trois mille le nombre de fillettes livrées chaque année à la prostitution à l’occasion de Mârg Pûrnîma dans le seul État du Karnataka. Dûment achetée, la police ferme les yeux.
Une semaine plus tard, après avoir été vendues et revendues, Ananda et ses compagnes furent parquées comme des bêtes dans les sordides clandés de pisé alignés en vraie cour des miracles tout le long de la rue principale de Munshiganj, le quartier populaire de prostitution où l’amour se consomme pour vingt roupies à peine, même pas dix francs.
Bizarrerie du destin : ni ses ravisseurs ni aucun de ses clients ne remarquèrent sous son outrageant maquillage la petite tache qui lui avait valu son malheur. Une nuit, en allumant un bâtonnet d’encens, elle fit tomber par mégarde une allumette enflammée sur le dos de sa main. Le contact du feu ne lui causa pas la moindre sensation de douleur. Elle s’en étonna et découvrit alors, autour de la lésion provoquée par la flamme, une auréole brunâtre, aussi insensible que la tache sur sa joue. Affolée, elle examina fébrilement son autre main, ses jambes, ses cuisses, son ventre. Personne ne pourrait l’en empêcher : demain elle s’échapperait du bagne de la rue Munshiganj.