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Calcutta, Inde — Hiver 1983
Le supplice d’une petite sœur indienne
Sœur Paul avait remué ciel et terre pour obtenir du sérum antirabique. En attendant les ampoules salvatrices, la religieuse avait fait aliter les deux novices qui avaient été mordues par un chien enragé et leur avait imposé un repos complet. Mais l’infirmerie choisie n’était pas située dans un lieu propice à l’inaction. Elle jouxtait le long bâtiment qui abritait l’un des principaux centres créés par Mère Teresa pour soulager la misère dans l’inhumaine métropole.
Le nom du centre s’étalait en énormes lettres noires sur la façade peinte en jaune : « PREM DAN — CADEAU D’AMOUR ». Il avait été offert à la fondatrice des Missionnaires de la Charité en 1975 par la multinationale britannique Impérial Chemical Industries, dont le personnel local refusait de supporter les odeurs pestilentielles des tanneries installées à proximité. Dans son luxuriant écrin de verdure tropicale, la longue construction pouvait, de loin, faire penser à quelque paradis touristique. On y oubliait presque les taudis qui la cernaient de tous côtés. Les laboratoires, les ateliers, les bureaux qui avaient hébergé les précédents occupants grouillaient aujourd’hui d’une humanité pitoyable. Beaucoup de ces épaves avaient perdu la raison, ce qui faisait de cet endroit le plus grand asile de fous du Bengale. Pourtant, Prem Dan n’était pas un dépotoir d’êtres brisés, vaincus, détruits. Sous l’impulsion des sœurs, l’hospice bourdonnait au contraire de vie et d’activité. Ici, des pensionnaires confectionnaient des paillassons en chantant. Là, d’autres tissaient des sacs ou tressaient des cordes avec les fibres des noix de coco récupérées sur les décharges publiques. L’idée de débarrasser la ville de ses déchets tout en donnant du travail à ses protégés venait de Mère Teresa. Elle appelait cela « faire de l’or avec des ordures ». Plus loin, des handicapés victimes de la poliomyélite suivaient une séance de rééducation physique. Un moniteur bénévole les guidait pas à pas entre deux barres parallèles. Ailleurs, une volontaire américaine s’efforçait d’initier des malades mentaux aux sonorités de sa guitare, tandis que de jeunes paralytiques épouillaient méticuleusement les cheveux d’un groupe de vieillards.
Lasses d’attendre sans rien faire l’arrivée du sérum, sœur Ananda et sœur Alice enfreignirent un matin leur vœu d’obéissance pour aller se mettre au service des pensionnaires de l’hospice. La gaieté d’une vieille femme toute parcheminée attira aussitôt l’attention de l’ex-petite lépreuse de Bénarès. Ses rires et son entrain créaient une atmosphère de joie surprenante dans le vaste dortoir. Elle saisit la main de la jeune novice et lui fît comprendre qu’elle souhaitait être massée. Ananda s’agenouilla près du petit corps rabougri et se mit à le pétrir délicatement. Elle apprit que cette femme avait été trouvée bien des années plus tôt par un chasseur au cœur d’une forêt himalayenne. On supposa qu’elle y avait été élevée par des ours car elle ne se déplaçait alors qu’à quatre pattes. Il avait fallu des mois pour accoutumer son estomac à la nourriture des hommes et pendant longtemps elle n’accepta de manger qu’à même le sol. À force de patience, la sœurs lui avaient appris à se tenir debout et à mettre un pied devant l’autre. Son existence sauvage l’avait privée de l’usage de la parole. Elle ne s’exprimait que par des grognements. Son plus grand bonheur semblait être de se faire masser. Les sœurs se demandaient si ce n’était pas la langue des ours qui lui avait enseigné ce plaisir.
La visite inopinée de sœur Paul mit un terme prématuré à l’escapade des deux novices. La religieuse apportait enfin les doses de sérum antirabique. Elle avait amené avec elle un jeune médecin anglais de passage au mouroir pour qu’il administrât immédiatement une première injection. Ce traitement, qui a la réputation d’être particulièrement douloureux, devait être renouvelé toutes les vingt-quatre heures pendant quatorze jours. Dans ce cas précis, le dépassement du délai normal n’offrait par ailleurs aucune garantie de succès.
* * *
Trois semaines plus tard, le frère Philippe Malouf, de l’abbaye des Sept-Douleurs de Latroun en Israël, reçut d’Angleterre une enveloppe contenant un court message rédigé sur une feuille à l’en-tête des Missionnaires de la Charité, ainsi qu’une lettre signée d’un certain docteur Williams. Le moine eut un serrement au cœur en reconnaissant l’écriture de sœur Paul.
Bien cher frère Philippe,
Je dois vous dire notre tristesse, lut-il avec impatience. Nous n’avons sans doute pas assez prié. Le Seigneur vient de ravir à notre affection notre petite sœur Alice. Le docteur Williams qui rentre ce soir en Europe vous expliquera dans quelles circonstances atroces.
Heureusement, sœur Ananda, votre « fiancée « spirituelle, ne présente jusqu’ici aucun des signes précurseurs de la rage. Mais elle a toujours un grand besoin du secours de vos prières et de l’offrande de vos souffrances.
Le moine attendit un long moment avant de se décider à lire la lettre du docteur Williams.
Les deux patientes enduraient courageusement leur traitement quand sœur Alice manifesta un état d’agitation et d’anxiété, racontait le médecin britannique. Elle se mit à parler d’une façon intarissable, rapide, saccadée. Elle perdit l’appétit, souffrit d’insomnies, de maux de tête, de gênes respiratoires. Au bout de deux jours survint le symptôme vraiment caractéristique que nous redoutions tous. Elle montra une répulsion incontrôlable pour le moindre liquide. Bien que tenaillée par l’envie de boire, tout effort pour absorber ne fût-ce qu’une gorgée paralysait pendant plusieurs secondes ses muscles de la respiration. Bientôt, le seul bruit de l’eau qui coule suffit à provoquer de violentes crises d’étouffement. Les sœurs Paul et Arumda, d’autres religieuses, moi-même et deux médecins indiens, nous n’avons pas cessé de nous relayer auprès d’elle pour la soutenir dans l’espoir de donner au sérum le temps d’agir. Mais la maladie poursuivait son travail de destruction.
Sœur Alice devint terriblement sensible à tout élément extérieur comme une lumière vive, un bruit un peu fort, un souffle d’air frais. Son corps commença à être secoué de convulsions. Les suffocations se multiplièrent. Chacune de ses expirations s’accompagnait d’une sorte de râle… Elle donnait l’impression de gémir comme une bête. La terreur d’avaler sa salive la conduisit bientôt à cracher des flots d’écume. Elle se mit à claquer des dents avec tant de violence qu’on aurait pu croire qu’elle voulait mordre. C’était affreux. Son beau visage d’habitude si serein n’avait plus rien d’humain. Le quatrième jour, une crise d’étouffement plus forte que les précédentes mit un terme à son supplice.
Le médecin britannique expliquait ensuite brièvement avec quelle angoisse les sœurs et les médecins surveillaient l’état d’Ananda. Il confirmait que rien d’alarmant n’avait jusqu’ici justifié leur crainte, mais ajoutait qu’il faudrait attendre plusieurs semaines, voire des mois, pour avoir la certitude que la rage ne se déclarerait pas. Il terminait sa lettre par un long post-scriptum.
Pendant toute l’agonie de la pauvre sœur Alice, racontait-il, un chien n’a pas cessé d’aboyer dans la cour devant l’infirmerie. Ce chien a l’air tellement féroce que les religieuses l’ont, à juste titre, surnommé « Kala Shaitan — Diable noir ».
Les crocs de Diable noir font aussi peur aux voleurs qu’aux sœurs obligées de passer devant sa niche. Il en a mordu plusieurs, mais aucune n’a demandé qu’on le renvoie de peur de faire de la peine à Mère Teresa. Car la Mère a une affection particulière pour ce molosse qui le lui rend bien. Dès qu’il l’aperçoit, Diable noir devient aussi doux qu’un agneau. Il se précipite vers elle en frétillant de la queue comme pour réclamer la bénédiction d’une caresse.