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New York, USA — Printemps 1981
Les drôles de taches violettes d’un médecin viennois
Les petits yeux noirs du médecin new-yorkais s’étaient subitement écarquillés. Jamais encore le docteur Alvin E. Friedman-Kien, trente-six ans, n’avait vu une telle prolifération de lésions. Le visage entier du malade – le front, les joues, le nez, la lèvre supérieure, le menton – était constellé de curieuses plaques irrégulières de couleur violacée. On aurait dit un masque de bouffon d’opéra. Alvin Friedman-Kien avait pourtant l’habitude. Les désordres relevant de sa spécialité étaient toujours visuels. C’était d’ailleurs cet aspect de la dermatologie qui l’avait attiré vers cette branche de la pratique médicale moins prestigieuse que d’autres. Les formes et les couleurs l’avaient toujours fasciné. Dès l’âge de huit ans, il s’était mis à peindre, à sculpter, à modeler des objets. La visite d’un laboratoire de biologie marine, quelques années plus tard, avait orienté ce goût des choses imagées vers la voie scientifique. Émerveillé par le prodigieux foisonnement de la vie aquatique, le jeune garçon s’était passionné pour l’étude des poissons. Il avait commencé à en collectionner de toutes sortes, des plus communs aux plus rares. Il avait inlassablement contemplé au microscope la richesse et la diversité de leurs écailles, examiné chaque millimètre carré de leur peau, disséqué la moindre de leurs nageoires. Sa vocation pour la biologie animale était née du spectacle magique des aquariums. Toutefois, à l’heure de s’engager dans une carrière, Alvin Friedman-Kien avait choisi de devenir médecin, délaissant la faune aquatique pour donner sa préférence à l’espèce humaine. Sur les bancs de la faculté de médecine de Yale, il rencontra le maître qui allait orienter sa spécialisation, le célèbre biochimiste et dermatologue Erren Learner qui venait de percer le mystère de la formation des pigments de la peau.
Vingt ans plus tard, devenu lui-même dermatologue et chercheur de renom, l’ancien collectionneur de poissons rouges occupait, au bord de l’East River, la chaire de dermatologie et de microbiologie de la très réputée faculté de médecine de l’université de New York. Mêlant intimement une activité de clinicien à une recherche de virologiste en laboratoire, il avait été l’un des premiers à utiliser l’interféron, cette puissante substance antivirale sécrétée par les globules blancs, dans le traitement de maladies considérées jusqu’alors incurables. Ses expériences sur l’acyclovir avaient démontré l’efficacité de l’unique médicament permettant de combattre l’un des fléaux nés de la libération sexuelle, cette « fièvre rouge » que les Américains stigmatisent d’un grand H, l’Herpès. En ce printemps 1981, ses travaux sur un vaccin combattant la cruelle affection étaient si avancés que, sans conteste, ils faisaient de lui un prix Nobel en puissance. Mais, en ce matin d’avril, la vie professionnelle d’Alvin Friedman-Kien allait soudain basculer dans une autre direction.
* * *
Le malade qui venait de s’asseoir dans son cabinet était un jeune acteur de Broadway. Mises à part ses lésions cutanées, il paraissait en parfaite santé.
— Docteur, c’est horrible : je n’arrive même plus à dissimuler ces taches sous mon maquillage, gémit-il en effleurant son visage.
Un seul coup d’œil avait suffi au spécialiste pour diagnostiquer le mal. Les formes et la couleur violette de ces marques sur la peau étaient absolument spécifiques d’une maladie bien connue. Mais toute son expérience de médecin conspirait à lui faire écarter ce verdict. Il savait que cette maladie ne s’attaquait jamais à des êtres jeunes et que sa zone d’action se limitait presque exclusivement au cœur de l’Afrique et au pourtour de la Méditerranée. Le dermatologue viennois, qui l’avait décrite pour la première fois en 1872 et lui avait donné son nom, n’aurait pu soupçonner le retentissement que sa découverte susciterait un siècle plus tard. Les cinq cas d’ulcération cutanée à évolution mortelle présentés cette année-là par le professeur Moritz Kaposi à l’Académie royale de médecine d’Autriche allaient devenir les modèles d’un type particulier de cancer de la peau qui constituerait un jour l’une des affections caractéristiques du sida.
Excepté en Afrique, le cancer de Kaposi était longtemps resté si rare qu’un spécialiste comme Alvin Friedman-Kien avouait n’en avoir observé guère plus d’une dizaine dans toute sa carrière. Il frappait toujours des hommes âgés, d’origine juive ou latine, qu’on exhibait dans les hôpitaux et les cours des facultés comme des spécimens exceptionnels. L’évolution de leur maladie était habituellement si lente que c’était presque toujours d’autre chose qu’ils mouraient. Et voici qu’en ce matin d’avril le visage tuméfié d’un jeune acteur de théâtre venait modifier toutes ces données. Le soir même, une biopsie confirmait le diagnostic, plongeant le clinicien dans un gouffre de perplexité.
Ce qui se passa au cours des semaines suivantes restera dans la mémoire d’Alvin Friedman-Kien comme « un enchaînement d’images pour un film catastrophe ». Il reçut un jour l’appel d’un confrère généraliste. « J’ai un malade avec des signes cutanés très bizarres, lui expliqua ce dernier. Je n’en ai jamais vus de semblables. Pouvez-vous le recevoir ? » Le dermatologue se souviendra longtemps du choc que fut pour lui cette visite. « En moins de quinze jours, je me trouvais confronté à deux cas d’une maladie rarissime. En plein New York. Chez deux Américains dans la force de l’âge. »
Cette deuxième victime d’un cancer de Kaposi était un jeune décorateur à succès de la Cinquième Avenue. Les premiers symptômes de sa maladie remontaient à plusieurs mois. Il avait été hospitalisé à la suite d’une perte de poids brutale, accompagnée d’une fièvre violente, de suées nocturnes et d’une inflammation ganglionnaire généralisée. Sa rate ayant doublé de volume, on avait dû procéder à son ablation. Cependant, aucun examen n’avait pu préciser l’origine des désordres constatés. Quelques jours plus tard, alors qu’il s’apprêtait à quitter l’hôpital, il avait découvert sur ses jambes « de drôles de taches bleuâtres ». L’interne de garde avait haussé les épaules. « Vous avez dû vous cogner. Il ne s’agit que de banales contusions. » Le jeune décorateur était rentré chez lui. Deux semaines plus tard, des taches semblables apparaissaient sur son torse, son cou, ses bras, son visage et jusque dans sa bouche. Affolé, il se précipita chez son médecin traitant. Celui-ci, démuni devant pareille affection, avait appelé le dermatologue Alvin Friedman-Kien.
* * *
Avec la même ardeur que celle du docteur Michael Gottlieb à Los Angeles pour sa mystérieuse épidémie de pneumocystose, l’ancien collectionneur de poissons rouges se mit à éplucher les quelque cinq cents cas de tumeurs de Kaposi décrits depuis 1872 dans la littérature médicale mondiale. Puis il soumit ses deux patients à un interrogatoire impitoyable. L’un et l’autre étaient des homosexuels très actifs. Ils ne se connaissaient pas et ne partageaient pas les mêmes partenaires, mais tous deux avaient le même passif médical : syphilis, blennorragie, parasitoses, herpès, hépatite B. Tous deux consommaient en outre des « poppers », ces drogues à base de nitrite d’amyle, ainsi nommées parce que leurs flacons font « pop » quand on les débouche, et qui ont, entre autres, la propriété de dilater les vaisseaux, notamment ceux de la verge et de la muqueuse anale.
Des jours durant, Alvin Friedman-Kien chercha un indice qui pût expliquer l’origine du mal tragique. Il écrivit à tous les médecins gay de New York connus pour l’importance de leur clientèle homosexuelle. Il leur demanda s’ils avaient constaté des marques violettes sur l’épiderme de l’un ou l’autre de leurs patients. Les réponses furent négatives. Alvin Friedman-Kien était sur le point d’abandonner lorsqu’un appel d’une cancérologue de son propre hôpital lui apprit que son service avait eu à soigner, au cours des deux années précédentes, plusieurs cas de cancers variés présentant par ailleurs des signes cutanés semblables à ceux de ses deux patients. Ils étaient tous des homosexuels de moins de quarante ans. Ils étaient tous décédés. Aucun dermatologue n’avait été invité à les examiner. « C’était aberrant, s’insurgera Alvin Friedman-Kien. Par la faute de l’incroyable cloisonnement des services d’un grand hôpital, une épidémie était passée inaperçue ! »
Surmontant sa colère, le médecin new-yorkais se rua sur son téléphone. S’il avait déjà fait tant de dégâts parmi les homosexuels de sa ville, le cancer de Kaposi ne pouvait manquer d’avoir frappé ailleurs. Il appela des confrères à Chicago, à Los Angeles, à San Francisco. Comme il s’y attendait, des malades aux marques violettes avaient bien consulté dans plusieurs hôpitaux.
À San Francisco, un jeune cancérologue du General Hospital venait même de découvrir sur la peau et dans la bouche d’un prostitué homosexuel de vingt-deux ans opérant dans les saunas de la Sodome américaine une éruption de pustules analogues. À l’université, aucun cours n’avait préparé le docteur Paul Volberding, vingt-huit ans, à affronter semblable pathologie. Né dans une ferme du Minnesota, cet athlète d’un mètre quatre-vingts à la carrure de rugbyman avait choisi l’oncologie pour avoir passé son enfance à scruter, au bout de l’exploitation familiale, les bâtiments de verre de l’un des temples du traitement des cancers, la mondialement célèbre Mayo Clinic. Jamais jusqu’à présent un malade souffrant de ce genre de lésions ne s’était présenté dans son service. Désemparé, Paul Volberding appela au secours un des dermatologues les plus réputés de San Francisco.
Gay lui-même, le docteur Marcus A. Conant, quarante-cinq ans, était un spécialiste des maladies sexuellement transmissibles. Dans les années 60, alors que des milliers de garçons et de filles du mouvement hippy colonisaient les hauteurs d’Ashbury Park pour y faire l’amour, voyager au paradis du LSD, conspuer la guerre du Vietnam, et proclamer leur droit au bonheur, Marcus Conant avait bénévolement soigné quelques-unes des victimes de ces débordements. Aujourd’hui, son cabinet de consultation à l’hôpital de l’université de Californie n’était séparé que par la crête d’une colline des rues chaudes du Castro, l’enclave homosexuelle où lui-même résidait. Les excès dont ce quartier était le théâtre emplissaient quotidiennement sa salle d’attente. Pourtant, lui non plus n’avait encore jamais vu de cas pareil à celui que lui présentait Paul Volberding.
Son diagnostic le stupéfia. Comme tout dermatologue, il savait que le cancer de Kaposi était rarissime et qu’il ne frappait que les hommes ayant dépassé la soixantaine. Marcus Conant et Paul Volberding interrogèrent leurs confrères de la côte Ouest. Michael Gottlieb, l’immunologiste qui venait de révéler dans le bulletin du CDC d’Atlanta qu’une étrange épidémie de pneumonies mortelles frappait de jeunes homosexuels de Los Angeles, leur confirma que plusieurs cas de cancers de Kaposi touchant le même type de malades venaient justement d’être identifiés dans son hôpital. À Stanford, non loin de San Francisco, ce genre de cancer de la peau venait même de tuer un jeune rédacteur de l’Advocate, un journal très connu de la côte Ouest. À New York, Alvin Friedman-Kien n’eut aucun mal à recenser une trentaine de cas identiques en quelques jours. Tous concernaient également de jeunes homosexuels très actifs.
La nature visible de leurs lésions rendait leur mal particulièrement difficile à accepter. La plupart le ressentaient comme une véritable lèpre. Ceux qui en avaient les moyens allaient se cacher à l’abri d’une chambre de clinique privée. D’autres restaient terrés chez eux. D’autres tentèrent de se suicider. Bien souvent, les tumeurs ne se limitaient pas à l’épiderme. Elles attaquaient aussi les tissus des organes internes : pharynx, œsophage, intestins, poumons. Les médecins étaient désarmés. Aucun traitement n’avait d’effet efficace et durable. Pas même la chimiothérapie ou la radiothérapie.
En quelques mois seulement, l’un des malades d’Alvin Friedman-Kien ne fut plus qu’une épave, un mort-vivant sur son lit d’hôpital au bord de l’East River. Une semaine avant son décès, alors qu’il se désespérait de son impuissance à soulager sa détresse, le dermatologue aura l’une des plus grandes émotions de son existence. En entrant dans la chambre de son patient, il se trouva face à face avec un homme athlétique et joyeux, et non plus le moribond qu’il soignait depuis des mois. Il crut être victime d’une hallucination. Il s’agissait en fait du frère jumeau de son malade dont il ignorait l’existence. Cela faisait dix ans que les deux frères s’étaient brouillés et ils ne s’étaient pas revus depuis. Alvin Friedman-Kien eut du mal à cacher sa surprise. Un profond sentiment de culpabilité l’envahit tout à coup. « Mon Dieu, se reprocha-t-il, si j’avais su qu’il avait un jumeau, j’aurais pu tenter une greffe de moelle. Elle aurait peut-être sauvé ce pauvre type en ressuscitant ses défenses immunitaires. »
Désormais, le dermatologue ne manque jamais de vérifier auprès de chaque nouveau patient s’il n’a pas un frère jumeau.
Alvin Friedman-Kien regrettera plus tard la relative lenteur avec laquelle le Centre de contrôle des maladies d’Atlanta réagit à son appel. Six semaines s’écoulèrent avant que Jim Curran débarque à New York avec une équipe de médecins-détectives pour venir contrôler ses premières constatations. Curieusement, pas plus Jim Curran qu’aucun de ses collègues ne mentionnèrent au médecin new-yorkais l’épidémie découverte par Michael Gottlieb à l’autre bout de l’Amérique. Il faudra encore plusieurs semaines aux responsables du CDC pour établir un lien entre les deux affaires. Le 4 juillet 1981, un mois après la révélation de l’épidémie de pneumonie frappant les homosexuels de Los Angeles, un deuxième article du bulletin d’Atlanta faisait éclater une nouvelle bombe dans le paysage médical international. Intitulé “Sarcome de Kaposi et pneumocystose chez les homosexuels mâles — New York et la Californie”, le texte passait en revue les vingt-six premiers cas dénombrés par Alvin Friedman-Kien. Il portait sa signature et celles des différents praticiens ayant collaboré à ses efforts. La direction du CDC avait fait accompagner le compte rendu d’un cri d’alarme destiné à l’ensemble du corps médical, lui enjoignant « de se mettre en état d’alerte devant la menace des cancers de Kaposi, des pneumocystoses et autres maladies susceptibles de frapper les homosexuels mâles en état d’immunodépression ».
Mais à Atlanta comme à New York, Los Angeles, San Francisco, là où avaient été identifiées les premières victimes de ce qui paraissait bien être un nouveau fléau, personne n’était, en ce début d’été 1981, en mesure d’apporter la moindre réponse à la seule vraie question : pourquoi ces homosexuels mâles se trouvaient-ils en état d’immunodépression ?