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Paris, France — Automne 1982 — Hiver 1983

Un styliste de mode au secours des hommes de science

L’énergique médecin à crinière de mouton mérinos avait beau se démener comme un diable, les chercheurs français montraient autant d’indifférence que leurs confrères américains à l’égard de « cette bizarre épidémie de pédés ». Pourtant, le docteur Willy Rozenbaum menait une vigoureuse croisade en vue de mobiliser l’attention des responsables de la santé du pays de Louis Pasteur. Sitôt confronté au drame du steward d’Air France – le premier cas officiel de sida en France –, il avait pris l’initiative de créer un rudimentaire centre de surveillance dans son pavillon de l’hôpital Claude-Bernard qui ressemblait à une baraque de stalag. Il commença par alerter tous les spécialistes des maladies infectieuses qu’il connaissait : pneumologues, dermatologues, immunologistes. Puis il s’adressa aux responsables de « l’Association des médecins gais » à Paris. Cette démarche lui laissera un souvenir plutôt amer. « Les praticiens homosexuels m’ont reçu avec méfiance, racontera-t-il. Ils craignaient une récupération politique du phénomène sida. Les “bien-pensants” ne risquaient-ils pas de se liguer une fois de plus contre l’homosexualité ? Comment leur expliquer qu’on ne pouvait pas jouer à l’autruche plus longtemps, que nous nous trouvions en face d’une maladie mortelle et qu’il fallait à tout prix faire circuler l’information ? Mon plaidoyer finit heureusement par arracher la collaboration active de ceux qui étaient bien souvent les premiers à constater les ravages de cette nouvelle épidémie. »

Parallèlement, l’imaginatif Willy Rozenbaum organisa une sorte de brain-trust anti-sida avec un petit groupe d’experts dont plusieurs cancérologues. L’une des figures les plus dynamiques de cette équipe se trouvait être Jacques Leibowitch, le jeune immunologiste qui avait été aux États-Unis convaincre Robert Gallo de se lancer enfin aux trousses du virus du sida. Devenu intime de l’illustre virologiste, Jacques Leibowitch fournissait à ses confrères parisiens un lien précieux avec la recherche médicale américaine qui disposait du meilleur potentiel humain et matériel capable de s’attaquer à un problème aussi complexe. En France, les grands laboratoires spécialistes des rétrovirus humains se comptaient sur les doigts d’une main. Willy Rozenbaum et Jacques Leibowitch les contactèrent l’un après l’autre. Prétextant d’autres travaux en cours, ils se récusèrent en chœur [9]. Le premier médecin français du sida ne se découragea pas. L’invitation qu’il reçut à venir parler de l’épidémie devant une quarantaine de cliniciens, de virologistes et d’immunologistes de l’Institut Pasteur n’était pas à proprement parler la manifestation d’un intérêt subit de la part du prestigieux centre de recherche pour cette maladie. La rencontre avait été organisée par un ancien camarade d’internat bienveillant. Willy Rozenbaum saisit cette occasion de sensibiliser des chercheurs français. Avec sa fougue juvénile, il brossa les sombres réalités du mystérieux fléau et s’appesantit sur ses dangers d’extension. Gardant pour la fin l’information par laquelle il espérait rallier son auditoire, il exposa en détail les raisons permettant d’incriminer, presque à coup sûr, un coupable. Dans ce lieu renommé où s’étaient livrés depuis près d’un siècle tant de combats contre les microbes et leurs ravages, il pensait n’avoir qu’à lâcher le mot de rétrovirus pour créer l’événement.

— Y a-t-il un rétrovirologiste dans la salle ? demanda-t-il en toisant l’assistance.

Aucune main ne se leva. Les trois principaux spécialistes qui auraient pu répondre à l’appel n’avaient pas été informés de la conférence du docteur Rozenbaum.

* * *

L’un de ces absents évoquait, avec son air bonhomme, ses joues roses, sa voix lente et posée, plutôt un notaire de province qu’un savant habité par la passion de la recherche. Chef de l’unité d’oncologie virale à l’Institut Pasteur de Paris, le professeur Luc Montagnier, cinquante ans, était l’antithèse vivante de l’Américain Robert Gallo. Seule une conviction unissait les deux savants : comme Gallo, Montagnier était persuadé que des rétrovirus étaient responsables de nombreuses maladies humaines, en particulier dans le domaine du cancer.

Dès 1975, il avait formé à l’intérieur de son unité un laboratoire de recherche consacré à l’étude des rétrovirus humains. Avec deux chercheurs, deux techniciens et des installations modestes, l’entreprise faisait figure de parent pauvre à côté du centre de Robert Gallo à Bethesda. Partant de rétrovirus impliqués dans les leucémies et d’autres cancers chez les souris, la petite équipe recherchait des agents pathogènes identiques chez l’homme, notamment dans les cancers du sein. Ses travaux n’avaient pas encore abouti.

L’irruption du sida sur la scène de la virologie mondiale n’attira pas tout de suite l’attention de cette poignée de chercheurs français. Les visages défigurés par les pustules violettes du sarcome de Kaposi, les poumons dévorés par les Pneumocystis carinii, les cerveaux détruits par les toxoplasmoses, toute l’horreur qui hantait les jours et les nuits de Willy Rozenbaum et de ses confrères praticiens n’étaient pour les personnels des laboratoires qu’une vague et lointaine abstraction.

Vers la mi-novembre 1982, deux appels téléphoniques allaient projeter Luc Montagnier et ses collaborateurs au cœur même de la tragédie. Le premier fut un S.O.S. de Paul Prunet, le directeur scientifique de l’Institut Pasteur Production. Ce haut responsable de la fabrication et de la vente des vaccins et sérums produits par le célèbre centre de recherche s’alarmait d’une possible contamination de ses produits par l’agent du sida. Le vaccin contre l’hépatite B récemment mis au point par l’Institut était en effet fabriqué à partir de grandes quantités de plasma sanguin acheté aux États-Unis et en Afrique, deux zones où le virus assassin signait chaque jour de plus en plus de crimes. L’enjeu ne pouvait échapper à Montagnier. Il promit de réfléchir au problème.

Brève fut sa réflexion car un deuxième appel lui parvint qui émanait cette fois d’une jolie jeune femme ayant été jadis son élève. Françoise Brun-Vézinet, trente-quatre ans, fille d’un médecin généraliste, était chef de travaux du laboratoire de virologie à l’hôpital Claude-Bernard, un poste qui lui valait de manipuler à longueur d’année la plupart des virus responsables des pathologies infectieuses dont cet établissement faisait sa spécialité. Depuis dix-huit mois, l’un de ses plus actifs pourvoyeurs d’échantillons sanguins et de tissus infectés se trouvait être son voisin à l’hôpital, le docteur Willy Rozenbaum. Pas un seul malade présentant les symptômes du sida ne sortait de la consultation de ce dernier sans qu’un peu de son sang, de sa peau ou de ses ganglions ne parte aussitôt chez Françoise Brun-Vézinet. Tout au long de cette année 1982, ils s’étaient tous deux obstinés à rechercher la responsabilité de différents virus dans le déclenchement de la maladie. Avec si peu de résultats que la jeune femme avait finalement proposé à son confrère de faire appel à Luc Montagnier dont elle avait suivi les cours sur les rétrovirus à l’Institut Pasteur. Il lui semblait en effet judicieux d’associer aux cliniciens en prise directe avec la maladie un laboratoire de recherche fondamentale travaillant sur les rétrovirus.

Le sort en était donc jeté : huit semaines après l’Amérique, la France faisait une timide entrée dans la compétition pour la découverte de l’agent responsable du sida.

Les nouvelles d’outre-Atlantique, en cette fin d’année 1982, n’incitaient guère les chercheurs français à l’optimisme. L’enquête piétinait. Les médecins-détectives du CDC d’Atlanta n’avaient pu incriminer aucun virus connu. Quant au virologiste indien du bâtiment 37 de Bethesda, il n’avait toujours rien trouvé qui confirmât une possible culpabilité du HTLV découvert par son patron. C’est pourtant sur cette même piste qu’allait s’engager l’équipe de l’Institut Pasteur. Mais, contrairement au chercheur indien qui, sur ordre de Gallo, s’était jeté tête baissée dans les manipulations complexes de ce type de recherche, les Français décidèrent d’avancer à petits pas. Ils voulurent d’abord faire plus ample connaissance avec leur adversaire. Une préoccupation qui allait faire germer une idée originale aux conséquences incalculables. Puisque la particularité du virus incriminé était de s’introduire dans les lymphocytes pour se reproduire en leur sein avant de les détruire et de périr avec eux dans le même holocauste, mieux valait chercher ce virus au tout début d’une infection plutôt que dans la phase aiguë de la maladie. C’est-à-dire quand il avait toutes les chances d’être encore bien vivant et bien actif, donc à un moment où il serait plus facilement décelable.

Quelques jours avant Noël, un jeune homme blond vêtu d’un pantalon et d’un blouson de cuir se présenta à la consultation que le docteur Rozenbaum avait ouverte à l’hôpital Pitié-Salpêtrière. Par sa profession, le styliste de mode Christian Brunetto avait été amené à faire de nombreux séjours à New York. Il reconnut volontiers son homosexualité ainsi que la quantité importante de ses partenaires et les fréquents accidents vénériens dont il avait souffert. Mais ce fut seulement lorsqu’il dénoua son écharpe de soie que le médecin comprit le motif de sa visite. Christian Brunetto craignait d’être atteint du sida. Il avait, à la base du cou, un ganglion de la taille d’un œuf de pigeon. Un examen approfondi allait révéler d’autres ganglions hypertrophiés sur le reste de son corps. Les craintes de ce patient paraissaient justifiées.

— Il serait souhaitable de procéder à la biopsie de ce nodule, lui dit le clinicien en palpant son cou. Le plus tôt sera le mieux.

En prononçant ces mots, Willy Rozenbaum réalisa qu’il tenait sans doute, dans ce réservoir de cellules fraîchement infectées, l’outil idéal de recherche à offrir à Luc Montagnier et à l’équipe de l’Institut Pasteur, un outil qui leur permettrait peut-être de réaliser ce que Robert Gallo et son super-laboratoire n’avaient pu encore accomplir, isoler l’agent responsable de l’épidémie mortelle.

Plus grands que l'amour
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