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Atlanta, USA — Automne 1981
Cinq cents questions pour une enquête folle sur les mystères de la libido
C’était le questionnaire le plus détaillé, le plus imaginatif, le plus audacieux que les cerveaux de la jeune science de l’épidémiologie aient jamais conçu. Le docteur Jim Curran et les membres de sa Task Force du CDC s’étaient littéralement surpassés pour mettre au point ce petit chef-d’œuvre qui allait leur permettre, espéraient-ils, de découvrir la réponse au rébus qui les confondait. Toute l’expérience acquise au cours de leurs nombreuses enquêtes passées sur les maladies vénériennes, les hépatites A et B, et d’autres maladies infectieuses, avait constitué la base de départ pour l’élaboration de ce questionnaire géant. Une étude réalisée quatre ans plus tôt par deux chercheurs gay sur les comportements sexuels et les habitudes de quelque cinq cents homosexuels américains avait fourni d’inestimables données élémentaires sur ce milieu à hauts risques, aujourd’hui menacé des pires dangers. L’inventaire de tous les cas de pneumocystose et de Kaposi diagnostiqués aux États-Unis en ce début d’automne 1981 – une quarantaine au total – et leur description aussi précise que possible avaient complété le dossier préparatoire. Jim Curran avait également réquisitionné les talents du professeur William Darrow, spécialiste maison des études sociologiques conduites sur les groupes sexuellement à risques. Les travaux que ce savant de quarante-cinq ans avaient menés sur la dimension sociale des phénomènes de la libido faisaient autorité. Il avait consacré vingt ans de sa vie à analyser les mœurs des récidivistes de la syphilis, de la blennorragie et autres infections vénériennes. « Pour moi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, affirma-t-il, cette sinistre épidémie est transmise par voie sexuelle. » Pour s’en convaincre ou, le cas échéant, démasquer d’autres facteurs, Jim Curran et son équipe jugèrent indispensable de soumettre chaque malade, ainsi que le plus grand nombre possible d’homosexuels bien portants, à un interrogatoire sans faille. Quelque cinq cents questions le composaient. Leur liste couvrait les vingt-trois pages du document portant le nom de code : « CDC Protocol 577 ».
La première partie du questionnaire avait pour objectif de situer l’intéressé sur un plan économique et social. Était-il blanc, noir, hispanique, indien américain, natif de l’Alaska, indigène d’une île du Pacifique ou de quelle autre origine ? Gagnait-il, avant impôts, moins de dix mille ou plus de trente mille dollars par an ? Etait-il célibataire ou marié ? Avait-il déjà été marié, une ou plusieurs fois ? Combien d’années avait-il été à l’école, au collège, à l’université ? Quels emplois avait-il occupés dans les dix dernières années ? Au cours de ses occupations professionnelles ou de ses loisirs, avait-il été exposé à des produits chimiques industriels, agricoles, radioactifs, à des défoliants ? Où avait-il résidé dans les dix dernières années ? Dans quels pays avait-il voyagé ? Avait-il possédé des animaux domestiques ? Lesquels ? À quelle période ? Ceux-ci avaient-ils souffert de maladies inhabituelles ? Étaient-ils morts de ces maladies ? Le sujet avait-il l’habitude de consommer des boissons alcoolisées ? Occasionnellement, régulièrement ? Bière, vin, cocktails ? Quelle quantité par jour, depuis combien d’années ? Fumait-il ? Combien de cigarettes par jour, depuis combien d’années ? Avait-il des antécédents cancéreux dans sa famille ? Chez ses grands-parents, parents, sœurs, frères ? Quel type de cancer ? Quand ? Dans le même ordre de préoccupations, avait-il cohabité pendant les trois années précédentes avec une personne, homme ou femme, partenaire sexuel ou non, ayant souffert d’un cancer, ou ayant été hospitalisée pour une infection, ou ayant subi une perte de poids inexpliquée, associée ou non à de la fièvre ?
L’interrogatoire se corsait avec la reconstitution minutieuse des accidents médicaux du sujet, antérieurs au déclenchement proprement dit de sa maladie actuelle. Le sujet avait-il été atteint de syphilis, de blennorragie, d’urétrite non vénérienne, d’herpès ou de verrues génitales ? Combien de fois ? À quand remontait la dernière infection ? Quel était l’emplacement des lésions ? Sur la verge, à la sortie ou à l’intérieur du rectum ? Le questionnaire insistait aussi sur toutes les pathologies anciennes d’origine intestinale – salmonelles, amibiases, hépatites… –, sur les éruptions cutanées, les inflammations ganglionnaires, les pneumonies ayant nécessité une hospitalisation, les tumeurs cancéreuses. La nature des médicaments absorbés pendant les dix dernières années faisait l’objet de questions détaillées. S’agissait-il de pénicilline et, si oui, en injections ou en gélules ; d’ampicilline en pilules, de tétracycline en comprimés, de produits spécifiques des amibiases comme le Flagyl, les oxyquinoléines et l’Humatin ; de cortisone, d’Ascabiol contre les poux et la gale, ou de toute autre médication dont le sujet était invité à se souvenir et à fournir les dates et la fréquence d’emploi.
Informé que sa maladie présente pouvait être liée à la consommation de stupéfiants, le sujet était ensuite prié de révéler s’il avait fait usage de telles substances et, si oui, à quelle date et sous quelles formes : piqûres, cigarettes, inhalations ou cachets absorbés par voie buccale ? Suivait l’énumération des principaux véhicules pour paradis artificiels : marijuana, cocaïne, héroïne, amphétamines, barbituriques, LSD, Quaalude (méthaqualone), « poussière d’ange », etc. Les « poppers », tellement prisés par les gays pour leurs vertus « sexuellement stimulantes », faisaient naturellement l’objet d’une investigation particulière, notamment sur la fréquence et le lieu de leur emploi : saunas, discos, bars, librairies, cinémas spécialisés, W.C., jardins publics… et l’origine de leur fabrication. S’agissait-il d’ampoules ou de flacons ? Avec ou sans étiquettes ? Quelle marque avait eu la préférence du sujet ? Les flacons de Boit, de Bullet, de Disco Roma, d’Hardware, de Head, de Highball, de Hit, de Kryptonite, de Locker Room, de Pig Poppers, de Quicksilver ou de Rush ? À moins que l’intéressé n’ait eu un faible pour une autre sorte ne figurant pas encore dans les ordinateurs d’Atlanta et, dans ce cas, comment s’appelait ce « popper » ?
Mais, noblesse oblige, c’était bien entendu sur les rubriques relatives au comportement sexuel que les médecins-détectives du CDC avaient porté leurs soins les plus attentifs. La partie de l’enquête ayant trait à ce chapitre informait d’emblée les sujets interrogés qu’il semblait très probable que leur maladie soit due à la nature spécifique de leurs rapports sexuels. Par « rapports sexuels », le questionnaire entendait « l’intromission de votre verge dans la bouche, le vagin ou l’anus d’un partenaire ; ou l’intromission d’une verge dans votre bouche, ou dans votre anus ». Ces principes posés, tout le catalogue des pratiques homosexuelles d’une part, hétérosexuelles d’autre part, était passé en revue jusque dans les détails les plus intimes. Certaines questions étaient si crues que des investigateurs risquaient d’hésiter à les poser. Le docteur Martha Rogers, cette jeune femme qui avait rapporté de Floride les premiers échantillons d’organes et de tissus prélevés sur un malade décédé d’un cancer de Kaposi, avouera sa répugnance à demander à ses interlocuteurs s’ils préféraient introduire leur verge ou leur langue dans le rectum de leurs partenaires, et dans quel pourcentage ils exerçaient l’une ou l’autre de ces pratiques.
Les responsables du CDC n’avaient rien laissé au hasard. Pour prévenir d’éventuelles défaillances de leurs enquêteurs, ils les avaient soumis à un entraînement de « désensibilisation préalable ». Cela consistait à répéter l’interrogatoire avec un spécialiste des maladies sexuellement transmissibles, un de ces vieux routiers habitués à décrire toutes les fantaisies de la libido homosexuelle. C’est ainsi que Martha Rogers eut la surprise de se trouver confrontée au directeur de la Task Force lui-même, Jim Curran, celui-ci jouant le rôle d’un gay superactif. « J’étais si émue de me trouver face à mon patron pour lui poser des questions si intimes qu’il me fallut plusieurs minutes avant de pouvoir articuler un mot. Pour m’affranchir, il inventait les réponses les plus scabreuses qu’il me serait donné d’entendre. »
L’aventure de la première grande enquête organisée pour traquer les causes du fléau inconnu qui frappait les homosexuels américains commença le 1er octobre 1981. Une cinquantaine de malades – quelques-uns déjà à l’article de la mort – et quelque deux cents homosexuels bien portants mais au comportement à risques allaient participer à l’opération « Protocol 577 ». Tous volontaires, ils avaient été mis en contact avec le CDC par des praticiens privés et les services des maladies vénériennes de divers hôpitaux. L’enquête était circonscrite à quatre villes — Los Angeles, San Francisco, New York et Miami –, là où le mal avait d’abord frappé. On y ajouta Atlanta en raison de la découverte inattendue, dans un village de Géorgie, d’un sarcome de Kaposi, cette fois chez un garçon âgé seulement de treize ans. « Un cas incompréhensible, déclarera Jim Curran. Tellement étrange qu’il pouvait peut-être nous fournir la clef de toute l’énigme. Avec le cancer de cet adolescent, nous nous trouvions comme des flics à la recherche d’un meurtrier qui aurait assassiné dix prostituées en se servant toujours d’un bas de soie et qui, subitement, aurait choisi de tuer la onzième avec un couteau de cuisine. Cette piste inopinée nous orientait vers une nouvelle approche de la maladie que nous cherchions à identifier. »
* * *
Des lustres durant, les six cent cinquante-cinq chambres du vieil hôtel de l’Upper East Side avaient été l’intraitable rempart de la vertu des jeunes Américaines de bonne famille séjournant à New York. Le Barbizon Hôtel For Women n’admettait pas de clients masculins. La présence dans le bâtiment de tout représentant du sexe fort se trouvait exclusivement limitée au salon du rez-de-chaussée. Mais, ici comme ailleurs, la révolution sexuelle et l’évolution des mœurs avaient fini par ébranler ce bastion de la respectabilité new-yorkaise.
Depuis la Saint-Valentin de cette année 1981, l’hôtel Barbizon recevait une clientèle des deux sexes.
Jim Curran avait jugé que ses chambres, où flottait encore un discret parfum de vertu, fourniraient un décor parfait aux investigations médico-sexuelles de l’opération « Protocol 577 ». Partageant le pays en deux, il avait confié l’enquête sur la côte Ouest au docteur Harold Jaffe, et s’était attribué la supervision du plus gros morceau, New York. Parmi ses troupes se trouvait la jeune femme qu’il avait soumise à un entraînement personnel particulièrement osé. Le docteur Martha Rogers n’oubliera jamais son équipée new-yorkaise. « Chaque soir, quand j’avais prélevé la dernière sécrétion anale de mon dernier visiteur gay de la journée, je me précipitais sur le téléphone pour appeler ma mère, racontera-t-elle. Je lui disais tout. La pauvre femme, qui habitait un tout petit patelin au cœur de la Géorgie, était partagée entre la fierté de voir sa fille appartenir à une institution aussi prestigieuse que le CDC et l’horreur des drôles de choses qu’elle y faisait. »
Le matin au petit déjeuner, tandis qu’il dégustait ses œufs brouillés au bacon, l’infatigable patron de Martha Rogers relisait minutieusement les questionnaires remplis la veille. Ces vérifications donnaient parfois lieu à des remontrances.
— Voyons, Martha, vous auriez dû demander à ce type avec combien de partenaires il a fait l’amour la semaine dernière. La division par 52 du nombre total de ses partenaires pour toute l’année écoulée ne nous donne pas forcément le chiffre exact de ses échanges au cours de la semaine dernière. N’oubliez pas, Martha, que le moindre détail peut avoir une importance vitale.
* * *
Ses allocations de fonctionnaire ne lui permettant pas de fréquenter les palaces de l’hôtellerie californienne, c’est au Best Western, un motel plutôt modeste de l’autre côté de Market Street, que le docteur Harold Jaffe et son équipe s’installèrent à San Francisco. Mary Gynan, une jeune spécialiste de la division des maladies virales du CDC, faisait partie de son groupe.
L’incessant va-et-vient des visiteurs, tous jeunes et manifestement gay, finit par attirer les soupçons du propriétaire de l’établissement. À quel manège pouvaient bien se livrer dans leurs chambres ces clients apparemment BCBG qui prétendaient être des médecins du gouvernement ? La Sodome californienne avait beau fermer les yeux sur toutes les perversions, il y avait quand même des limites. Un après-midi, le propriétaire prit son passe-partout et fit irruption dans la chambre de Mary Gynan. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de trouver la jeune femme « penchée sur le postérieur d’un beau garçon blond, occupée à recueillir sur un coton les sécrétions de son cul ».
L’absence totale de précautions prises à l’occasion de ces interventions devait plus tard hanter les membres de l’opération « Protocol 577 ». « Nous étions inconscients du danger, reconnaîtra Harold Jaffe. Nous ne portions ni gants ni masques et utilisions nos propres chambres comme salles d’examen. » Mary Gynan restera longtemps traumatisée par le souvenir du sang qui gicla sur elle quand un des sujets sains auquel elle faisait une prise de sang s’évanouit sans crier gare.
L’empressement à répondre aux questions, même les plus intimes ou les plus compromettantes, comme celles concernant l’usage de stupéfiants, étonna les enquêteurs. « On aurait dit que les personnes que nous interrogions pressentaient le cauchemar qui allait arriver, qu’elles voulaient nous aider à l’arrêter », confiera Harold Jaffe. Il allait connaître bien d’autres surprises. Un jour qu’il questionnait un solide barbu au vêtement de cuir noir couvert d’insignes, et lui demandait où il avait l’habitude de s’adonner à ses ébats sexuels, il se vit donner le nom de plusieurs grands hôtels de la ville. Amusé par l’expression étonnée du médecin, le barbu précisa : « Que voulez-vous ! Seuls ces établissements disposent de chambres assez spacieuses pour me permettre de déballer tout mon matériel. » L’homme ne se fit pas prier pour expliquer qu’il était l’un des papes du sadomasochisme à San Francisco. Pour leurs ébats, ses partenaires et lui se servaient de toute une collection d’uniformes militaires et d’instruments dont l’utilisation exigeait en effet beaucoup d’espace.
Quand la maladie clouait au lit un des sujets à interroger, les enquêteurs se rendaient à son domicile ou à l’hôpital. Martha Rogers se souvient avoir dû sortir un soir très tard « pour aller voir au fond de Manhattan un pauvre type bariolé de tumeurs de Kaposi. On aurait dit un clown de mardi gras ». Elle était revenue à pied dans les rues désertes en serrant au fond de sa poche, « tel le trésor de l’Arche perdue, la petite boîte contenant les pièces à conviction du mal qui le tuait ». À Los Angeles, Harold Jaffe conduisit plusieurs interrogatoires dans de superbes demeures hollywoodiennes. « C’était un peu gênant d’arriver ainsi chez les gens et de leur poser toutes ces questions indiscrètes au bord de leur piscine, avouera-t-il. Un jour, l’un de ces hôtes, particulièrement intéressé par l’enquête, se déculotta et commença à se masturber devant moi pour m’offrir en prime un spécimen de son sperme. »
Chaque soir avant d’aller se coucher, les envoyés du CDC regroupaient, dans une boîte isotherme remplie de glace pilée, les tubes de sang et les différents prélèvements patiemment collectés. Le lendemain matin, ils se présentaient avec leur précieux colis au guichet du bureau de poste le plus proche. À la question du préposé sur la valeur marchande de leur envoi, ils répondaient invariablement : « Néant. » Comment donner une valeur en dollars à des tubes et à des plaques de verre contenant peut-être le coupable d’une tragédie dont personne n’évaluait encore l’ampleur ?